Acheter Le chant du Kundalini.
Introduction
Dans cet ouvrage publié en 2021 , William Néria explore le thème de la Kundalini. La Kundalini est un terme sanskrit que l’on trouve utilisé dans le Yoga, et elle désigne en particulier une énergie (shakti) spirituelle qui se trouve dans le bas de la colonne vertébrale. L’enjeu, pour le yogi, est de parvenir à une forme de libération (moksha) en faisant remonter cette énergie dans le haut du crâne afin de parvenir à une unification du soi avec lui-même, mais aussi avec le tout (selon le thème, classique dans l’hindouisme, de l’unité de l’atman et du brahman ). La Kundalini se loge dans le sacrum, l’os le plus dur et le plus sacré (selon son étymologie) du corps humain, puisqu’« en tant que présence du divin en l’homme, elle se doit d’être à l’abri de toute intempérie » (p. 54). Comment réveiller cette énergie qui, la plupart du temps, dort en chacun de nous ? Et comment mettre au jour sa puissance ?
Pour entreprendre l’exploration d’un thème qui se dérobe à maints égards à une pensée fixiste, ou conceptuelle – qu’on pourrait appeler une pensée d’entendement -, William Néria utilise un dispositif dialogique. On ne lira donc aucun exposé théorique sur la Kundalini, ni aucun conseil ou précepte en la matière, mais on assistera à un étonnant échange. Celui-ci met en scène deux individus : d’une part le Swami (« Sage ») Vijayânanda (« Le bonheur de la victoire »), dont la figure vivante s’est éteinte il y a plus de dix ans, et, d’autre part, Louis de Florac, alter ego de l’auteur versé dans la spiritualité hindoue, et curieux de nourrir son esprit à différentes sources de sagesse. Cette rencontre entre deux mondes a été favorisée, selon l’avant-propos du livre, par les cours et les discussions de l’auteur lui-même avec le Professeur François Chenet, disparu en 2020.
A : Initiation dialogique
Dans le livre de Willima Néria, l’exposition de la Kundalini ne peut être distinguée de l’évocation d’un compagnonnage intellectuel et spirituel : Vijayânanda a passé sept années de sa vie à méditer en Inde comme disciple de Mâ Anandamayi, la femme sainte la plus connue et la plus aimée des hindous. Cette relation n’est pas sans évoquer, pour nous, celle de Socrate avec Diotime : n’est-ce pas celle-ci qui l’initie aux mystères d’Eros, et donc au fondement même de la philosophie ? Les allers-retours entre Orient et Occident prennent d’abord l’allure du rêve, puisque le dialogue débute par une vision hallucinée au cimetière du Père-Lachaise (comme le déclare le Swami : « Nous autres, ashramites, pensons que la réalité est comparable à un rêve dont on ne se réveille que trop rarement » (p. 32)). Néanmoins, les évocations oniriques laissent rapidement place à une véritable enquête. Comme dans tout dialogue, les positions ne sont pas nettement dessinées : Louis de Florac et le Swami échangent de place, perdent ou retrouvent leurs corps, l’enseignant devient enseigné, l’ignorance se mêle au savoir, la certitude devenant à son tour non-savoir.
L’exigence initiale qui meut le dialogue consiste à penser les intervalles, ce que vise le Rishi (sage, prophète, saint, chanteur/auteur d’hymnes védiques) afin de faire la part belle à cette énergie qui sans cesse se dérobe à la pensée conceptuelle et au langage, mais que l’on peut cependant approcher. La Kundalini peut en effet se comprendre via des dénominations multiples, même si son fonds reste identique à lui-même. Si l’on ne peut l’enfermer en une formule définitive, on peut en revanche la dire par métaphore, comme un « mets à consonnance religieuse, symbolisant le sacrifice » (p. 48), ou comme un « breuvage de re-naissance » (p. 55). Elle peut également être approchée par ses effets, lorsque Louis de Florac dit d’elle que « son déploiement graduel dans le corps et dans l’esprit est si puissant, qu’il est ressenti comme une blessure, tel un poison inoculé par un cobra. » (p. 106). Serait-elle alors un pharmakon, selon l’étymologie ambigüe de ce terme ? La « montée » de Kundalini se traduit par une irrigation lumineuse du corps et de l’esprit qui les envahit progressivement, ce qui avait déjà été remarqué et encouragé par les adeptes du tantrisme. Le dialogue lui-même se trouve petit à petit investi par une telle énergie, à mesure que l’on progresse dans la découverte de ce phénomène. Comment cependant cerner la nature d’une telle énergie, dont Louis de Florac dira qu’elle « ne se confond nullement avec ses expressions, étant l’unique expression exprimant son inassignable figure ! » (p. 82) ? Comment penser un tel incréé, par-delà toute manifestation phénoménale ?
B : Unité et circularité
La Kundalini, à la manière de l’Un, n’est pas seulement un ineffable pointant les limites du langage. Toute limite est en effet solidaire de son au-delà, qui la constitue tout autant qu’il appelle son dépassement. Plus tôt, le dialogue la détermine comme « matrice de toute chose » (p. 64), et donc comme possible de toutes les possibilités. Pour autant, n’est-ce pas la tenir pour une pure virtualité ? Il faut donc progresser dans sa compréhension : d’abord envisagée en tant que possible, elle sera ensuite considérée comme « puissance » et comme « force ». La puissance n’est pas le pouvoir, qui est « pure impuissance » (p. 68) parce qu’indéterminé. Comme les eaux du Gange qui proviennent d’un glacier, la Kundalini « transite d’un état à l’autre, demeurant toujours l’eau du glacier » (p. 70), se réalisant ainsi en des figures multiples sans s’abandonner. Elle ne peut devenir autre qu’elle-même, ou passer en un autre qu’elle-même, ce qui serait tenir l’altérité pour constitutive de son mode d’existence.
Progressant avec malice, mais aussi parfois de manière plus épineuse, l’échange entre Louis de Florac et le Swami amène progressivement la transformation des protagonistes. Le premier devient ectoplasme, alors que le second prend forme de manière charnelle. Ne faut-il pas y voir quelque chose de l’ordre du cycle, ou de la circularité ? Nouvelle révélation : l’on commence à comprendre le sens et le motif de la Kundalini, celui du serpent enroulé qui n’est pas sans rappeler notre caducée. Ainsi Swami Vijayânanda de s’exclamer : « Un mystère s’éclaircit… je saisis mieux pourquoi le terme « Kundalin », préformant celui de « Kundalini », signifie circulaire et annulaire. D’une part, le terme « Kundalini » contient implicitement cette notion de circularité car elle s’enroule autour de la colonne vertébrale, et, d’autre part, le terme « Kundalini » désigne indirectement l’annulaire, parce qu’elle est intimement ancrée en celui qu’elle adoube. C’est aussi pourquoi le terme « Kundala », dont dérive celui de « Kundalini », désigne un anneau… » (p. 103).
Les révélations successives concernant la nature de la Kundalini sont liées à des arrachements parfois violents. La sérénité n’est pas toujours de mise dans la compréhension de cette énergie primordiale, et le dialogue semble une lutte permanente contre les pièges de l’avidya. Sans être directement mobilisée, cette notion fondamentale de la pensée hindouiste désigne une forme d’ignorance métaphysique qui nous enferme dans un jeu de surimpositions projetées sur la réalité. L’avidya n’est pas seulement absence de savoir, elle est déjà une mise en forme du monde à partir de la subjectivité. Nous plaquons ainsi sur la réalité ce qui relève de l’ego, en divisant l’unité de la chose à penser. Ainsi la Kundalini que l’on ne peut initialement apercevoir en elle-même, puisque le langage et les sens rendent multiple ce qui est un par nature. Louis de Florac exprime la difficulté de cette tâche lorsqu’il demande au Swami de décrire une cour depuis un manège en mouvement. Celui-ci lui répond : « Comment serais-je en mesure de te décrire l’entièreté de la scène, alors que le manège ne cesserait de tourner ? Je n’aurais jamais le même angle de vue et le temps nécessaire ! » (p. 121). Sans la libération attendue, nous restons bien prisonniers d’un certain perspectivisme.
C : La question du langage
À ce point du dialogue, Louis de Florac et le Swami ont transplané jusqu’en Inde, comme pour amorcer un nouvel aspect du dialogue. C’est dans l’élément du langage que va également se jouer la compréhension de la Kundalini, puisque celle-ci est assimilée au « pouvoir de signification d’un mot » (p. 114), c’est-à-dire à « la possibilité de signifier en rendant dicible l’in-dicible, de dire ce qui encore n’est dit. Signifier permet de figurer toutes choses, et pas simplement de signifier en leur collant une étiquette dessus. » (p. 114). La signification est donc acte de figuration plus que de désignation : elle permet de donner figure aux choses, en dehors de toute conceptualisation, la critique des étiquettes rappelant celle qu’en faisant Bergson dans Le rire . En voulant fixer les choses dans des déterminations générales ou des essences, nous oblitérons la chose même que le mot figure.
Mais il ne faudrait pas tomber dans l’illusion selon laquelle les limites du langage enfermeraient les possibilités du dire et du penser en des sphères inaccessibles. L’indicible n’est pas un non-dit qui nous renverrait vers un « arrière-monde » plus beau ou plus vrai. Ainsi, cet « avant-monde est ce qui advient, il est à l’image des coulisses d’un théâtre, où décors et costumes sont prêts à figurer sur scène pour être admirés par le public impatient. Tout ce qui se prépare dans cet avant-monde advient-au-monde, alors qu’un arrière-monde se situe et se constitue à part du monde. » (p. 133). Nietzsche n’aurait pas désavoué une telle parole : la Kundalini ne doit pas nous reconduire à l’idée selon laquelle la philosophie, et par extension, la métaphysique, reposeraient sur une fondamentale séparation. Nul dualisme n’est donc sous-entendu ici, puisqu’il s’agit plutôt de penser les articulations entre le non-dit et le dit, l’invisible et le visible, sans s’appuyer sur des principes qui résideraient dans une extériorité transcendante.
Les rapports du dit et du non-dit vont occuper la suite du dialogue, la Kundalini étant comparée à une épée à double tranchant. L’analyse conduisant à refuser le dualisme, force est de reconnaître que le non-dit accompagne toujours le dit : il y a un « débordement de l’indicible advenant au dicible » (p. 138). L’épée est le symbole de la connaissance libératrice en vue de la moksha, comme l’avait déjà remarqué Shankara, l’initiateur de la non-dualité en Inde. Pour Shankara, c’est la voie de la connaissance qui doit être privilégiée, Mâ incitant à l’amour comme l’une des autres voies permettant de parvenir à cette même délivrance. Ces deux voies sont complémentaires, et ne réclament pas nécessairement un choix.
Dans un dernier moment de dialogue, et après la rencontre avec un « petit Ganesh vivant » en la figure d’un éléphant, la question se porte sur la présence soutenante de la Kundalini en toutes choses. En ce sens, elle est « une présence présentifiant le présent comme énergie, par le fait qu’elle soit une présence présencifiant le présent, en tant qu’assistance. » (p. 152). Le présent, pour être, doit être soutenu par une présence antécédente : en quelque sorte, il instancie la présence qui rend son existence possible. On peut ainsi dire de la Kundalini qu’elle « présencifie le monde » plus qu’elle ne le présentifie, et c’est en ceci qu’elle est assistance. Si le monde n’était qu’une succession de présents, il se détruirait de lui-même, n’ayant plus aucune substance. L’énergie de la Kundalini soutient et prévient ainsi tous les présents passés et à venir, c’est-à-dire le monde lui-même.
Reste une dernière détermination de la Kundalini à examiner : après avoir vu en quel sens elle pouvait être dite « shakti », soit énergie, elle sera considérée comme « Durga ». Durga est l’épouse de Shiva, et célébrée en grande partie pour sa victoire contre le démon-buffle, Mahishasura. La Kundalini peut ainsi revêtir une des formes de Durga, dont les figures sont aussi douces que guerrières. À ce moment du dialogue, Louis de Florac reçoit une révélation liée à la compréhension, et donc à l’expérience de la présence de la Kundalini en lui : « la Kundalini, lumière candide, m’élève surnaturellement aux prémices d’une joie immense… paix emplie d’une divine présence emportant au-dessus de soi toutes figures, intérieures comme extérieures… cessation partielle de tous les bruits de la conscience, des sons et des pensées. » (p. 165). N’est-ce pas l’expérience de la délivrance qui s’annonce ici, l’apprenant ayant achevé de se libérer de toute tendance à la surimposition ?
Conclusion
Ainsi s’achève (presque, puisqu’on ne peut le supposer totalement terminé) ce dialogue qui, tout le temps de sa lecture, nous transporte dans l’univers de la Kundalini et de ses mystères. Tout ne sera pas explicité, le tamis du concept laissant place aux facéties de l’échange de paroles entre maître et disciple, aux métaphores parfois seules à mêmes de mettre en exergue le sens, et aux interrogations suggestives.
Comme le remarquait Johan Huizinga dans son grand ouvrage, la philosophie et la spiritualité ont aussi à voir avec le jeu, au sens où elles procèdent par énigmes, ce qui est parfois la forme la plus adaptée pour solliciter l’esprit . William Néria nous invite ainsi, dans ce texte stimulant, et parfois surprenant, à appréhender une notion centrale de la sagesse hindoue. Il le fait avec bonheur, en dessinant des voies qu’il n’appartient qu’à nous de défricher et d’emprunter.