Dans La Terre plate[1], Violaine Giacomotto-Charra, Professeur d’histoire des savoirs et de langue et littérature de la Renaissance à L’université Bordeaux Montaigne, et Sylvie Nony, Professeur agrégée de sciences physiques et spécialiste de la physique arabe médiévale, entendent comprendre comment une idée fausse – celle selon laquelle le Moyen-âge aurait cru en une Terre plate – a pu se répandre et s’incruster si fortement à différentes échelles de la société que l’on rencontre communément la croyance dans le fait que Galilée, par exemple, se serait opposé à l’Eglise sur ce point. Etudiants, professeurs, voire ministres, se font régulièrement l’écho de cette « infox », tant et si bien que c’est souvent à des élèves incrédules que le professeur de philosophie explique que non, on n’a pas découvert la rotondité de la Terre avec Galilée, mais que cette forme sphérique est connue des auteurs antiques comme des théologiens du Moyen-Âge.
Si l’idée fausse selon laquelle Galilée aurait découvert la rotondité de la Terre est présente dans les milieux les plus cultivés, c’est le signe qu’elle n’est pas seulement le fait d’une ignorance paresseuse, mais qu’elle est aussi le symptôme de préjugés bien enracinés au sujet du Moyen-âge obscurantiste ; la croyance en une Terre plate est l’indice d’un niveau faible, sinon nul, de connaissance. C’est le prototype de la croyance naïve de celui qui est incapable d’observation et de raisonnement. Bref, c’est la croyance qui ne saurait manquer à la panoplie de l’homme superstitieux du Moyen-âge. L’une des thèses de l’ouvrage est ainsi que le fait d’attribuer à l’homme du Moyen-âge la croyance en une Terre plate joue comme un biais de confirmation ; on adhère spontanément à cette idée car elle confirme nos préjugés sur le Moyen-âge obscurantiste et superstitieux.
Si ce travail permet une fois de plus de corriger l’idée tenace d’un Moyen-âge ignare, il montre également dans le détail une constitution collective d’un faux souvenir, d’une fausse histoire, pour des motifs principalement idéologiques. Le Moyen-âge platiste est une figure commode, qui permet de mettre en opposition la science victorieuse et la religion obscurantiste, ou encore de romancer davantage les grandes expéditions maritimes de Magellan ou de Colomb.
Revenons à présent sur les éléments principaux de l’ouvrage. Il se constitue en deux parties bien distinctes, que l’on peut lire presque indépendamment. Dans une première, il s’agit de mener un travail d’histoire, en montrant, documents à l’appui, que les Pères de l’Eglise comme les clercs du Moyen-âge connaissaient la rotondité de la Terre et qu’elle ne leur posait aucun problème. Dans une seconde, il s’agit de comprendre comment on en est venu à leur dénier cette connaissance.
- Construction et diffusion d’une science de la sphère[2]
Dans cette première partie du livre, il s’agit principalement de revenir sur les connaissances astronomiques au Moyen-âge, afin de montrer que la sphéricité de la Terre était bien connue. Mais il s’agit aussi de revenir en détail sur les quelques platistes réels ou supposés qui ont pu fournir matière à la construction de l’idée d’un Moyen-âge platiste. Les théories antiques, notamment celles d’Aristote et d’Ératosthène, sont bien exposées, et leurs démonstrations sont reprises dans le détail. Le fait que les savants grecs avaient connaissance de la sphéricité de la Terre est une idée mieux admise, et c’est sur le moment charnière du passage de la science grecque à la théologie chrétienne que le livre apporte un éclairage plus capital.
Les autrices rappellent que l’astronomie grecque ne s’est pas perdue :
« Les trois ouvrages que nous venons d’évoquer – celui de Théon associé au Timée de Platon dans le commentaire de Chalcidius, le Commentaire du songe de Scipion de Macrobe et Les Noces de Martianus Capella – sont devenus des références pour les écoles des monastères et les écoles cathédrales[3]. »
Dans ces trois ouvrages, la sphéricité de la Terre est enseignée. Dans l’ouvrage de Macrobe notamment, la sphéricité de la Terre est démontrée à partir des éclipses de lune – ce qui est un des arguments d’Aristote, et sa circonférence est évaluée. L’ouvrage de Martianus Capella évoque même l’hypothèse du mouvement des planètes autour du soleil formulée par Héraclide du Pont. Quant aux Pères de l’Eglise, la sphéricité ne fait pas de doute pour eux. Saint Augustin, accusé par Voltaire de prêcher une Terre plate, connaissait cette sphéricité, en homme instruit par la culture antique. Ce qu’Augustin conteste, c’est la présence d’habitants aux antipodes. Un problème posé par la sphéricité était la présence de terres inconnues, inaccessibles, de l’autre côté du globe, où pourraient éventuellement vivre d’autres hommes. Mais si c’est le cas, comment accorder ceci avec la Révélation qui enseigne que l’humanité a une seule origine, et un seul Sauveur ? C’est pour cette raison qu’Augustin conteste que les antipodes soient habités. Mais il ne conteste nullement qu’elles existent. C’est sur cette ambiguïté que Voltaire appuiera l’idée – fausse – selon laquelle Augustin a nié la rondeur de la Terre, et avec lui l’Eglise.
Si Origène, Basile, Grégoire, Ambroise, Augustin, connaissent et admettent la sphéricité de la Terre, un seul fait exception, Lactance. Lactance, pour le coup, conteste l’existence des antipodes et donc la sphéricité de la Terre. D’autres clercs ont nié la sphéricité de la Terre, parfois par un souci de lecture littérale de versets bibliques. C’est le cas de plusieurs figures de l’Eglise d’Antioche comme saint Jean Chrysostome, et enfin de Cosmas Indicopleustès. Bien que ces auteurs soient restés sans autorité quelconque en matière scientifique au sein de l’Eglise, et parfois même sans autorité en matière théologique car adoptant des thèses hérétiques, ils seront exhumés et mis sous le feu des projecteurs par ceux qui voudront soutenir la vision d’une Eglise imposant le platisme au long du Moyen-âge.
Le monde arabe, tout au long du Moyen-âge, est également instruit de la sphéricité de la Terre :
« Citons Al-Farabi au IXe-Xe siècle et Ibn Sina (Avicenne) au Xe-XIe siècle, deux savants musulmans s’exprimant à la fois en arabe et en persan ; le médecin de Bagdad Abu al Barakat et le philosophe Maïmonide originaire de Cordoue, vivant en Egypte, tous deux s’exprimant en arabe et en hébreu ; le philosophe arabe et musulman Ibn Rushd (Averroès) vivant en Andalousie au XIIe siècle. Ces philosophes ont adopté unanimement le concept d’une Terre sphérique et immobile, centre du Monde autour de laquelle tournent les sphères portant la Lune, le Soleil et les autres planètes. Ils ont aussi repris la hiérarchie des éléments qui décrit l’ordonnancement vertical des choses[4]. »
Les autrices notent que :
« Les latins se sont jetés avec avidité sur ces connaissances scientifiques, mais on n’a relevé aucun « choc des cultures » comme il aurait dû s’en produire si l’Eglise, plongée dans la vision platiste des nestoriens pendant six siècles, avait brutalement découvert son erreur en lisant les Arabes et à travers eux les Grecs. Les controverses qui sont nées au XIIIe siècle portent sur des questions métaphysiques essentielles comme l’éternité du Monde, la Providence divine ou l’unicité de l’âme intellective, mais il n’y a trace, nulle part, de la moindre controverse sur la sphéricité de la Terre.[5]
On est en droit, toutefois, de se demander si ces connaissances astronomiques étaient l’apanage d’un petit nombre, d’une élite, ou si elles étaient accessibles au plus grand nombre. En d’autres termes, l’homme civilisé du Moyen-âge a-t-il connaissance de cette sphéricité ? Les autrices répondent que oui. La littérature du bas Moyen-âge, qui se fait l’écho, pour les laïcs, des connaissances savantes des clercs, atteste bien de la présence de cette connaissance. De plus, des ouvrages savants circulent et sont accessibles aux laïcs ; pour de plus amples détails sur ces textes, le lecteur ira se plonger dans l’étude elle-même. Quoi qu’il en soit, au XVe siècle, avant que Colomb entreprenne son expédition, on sait que la Terre est sphérique, comme on l’a finalement toujours su, de manière constante, depuis l’Antiquité. Il est ainsi faux de penser que Christophe Colomb se serait opposé à des platistes lorsqu’il songe à entreprendre la traversée de l’océan. Mais alors, d’où vient ce mythe ?
- Construction de l’idée fausse
Comme l’indiquent les autrices, « C’est principalement au XIXe siècle que s’est répandue et fortement enracinée l’idée d’une croyance des hommes du Moyen Age en une Terre plate. La légende, cependant, est plus ancienne et apparaît timidement au XVIIe et surtout au XVIIIe siècle, en particulier avec Voltaire[6]. »
En effet, l’idée d’un Moyen-âge platiste n’apparaît pas sous la plume des auteurs humanistes. Rabelais ou Montaigne n’y font aucune référence, par exemple. Rabelais, qui insista pourtant sur les « ténèbres » médiévales, n’aurait certainement pas manqué d’ajouter une telle croyance à son tableau critique, si elle avait existé. Mais :
« La connaissance parfaite que les hommes de la Renaissance avaient des savoirs universitaires de leur temps rendait en effet impossible d’utiliser, même de très mauvaise foi, un tel argument, qui serait apparu parfaitement ridicule, comme le montre le long succès de la Sphère de Sacrobosco[7]. »
C’est au XVIIe siècle que se produit un tournant. D’abord, le conflit autour de l’héliocentrisme va favoriser l’exhumation des opinions de Lactance ou de Cosmas, en vue de montrer l’incompétence scientifique des théologiens. De plus, la question des antipodes et de ses habitants donne lieu à une confusion ; l’existence d’antipodes, impliquée par la forme de la Terre, est un problème distinct de l’existence d’antipodiens, soit d’habitants aux antipodes. Mais la confusion peut naitre, pour des raisons diverses.
« Le mythe de la Terre plate est ainsi probablement né peu à peu de la confusion plus ou moins volontaire entre l’opposition ecclésiastique réelle à l’héliocentrisme et à ses conséquences cosmologiques, les affabulations sur la représentativité de l’opinion de Cosmas et un détournement sur la question des antipodes[8]. »
C’est Voltaire qui va jouer un rôle décisif, en raison de son influence et de son talent. Dans son Dictionnaire philosophique, à l’article Ciel matériel, il affirme sans nuance que les Pères de l’Eglise ont enseigné la platitude de la Terre et qu’elle fut même pour l’Eglise un article de foi. Augustin est cité comme un platiste convaincu, à partir de sa position sur les antipodes, et avec lui tout le Moyen-âge. Ce sont les courageux explorateurs, bravant les flots et l’excommunication, qui donnèrent à la Terre sa forme véritable. Ainsi s’élabore avec Voltaire le scénario suivant ; il y eut les psaumes, Cosmas, puis la longue obscurité du Moyen-âge, et enfin les explorateurs providentiels. Ce scénario sera repris dans de nombreux textes au XIXe siècle.
La question qui se pose est de savoir si Voltaire a écrit ceci en toute bonne foi, par défaut de connaissances, ou bien s’il a agi de manière plus volontaire, en vue de ridiculiser l’Eglise et ses théologiens. Il est impossible de trancher, mais ce qui est sûr, c’est qu’un esprit aussi éclairé et instruit avait à sa disposition les moyens de corriger son erreur, s’il avait souhaité mener sur le sujet une enquête plus rigoureuse.
Au XIXe siècle, sur fond d’une élaboration de la figure glorieuse de la science, des ouvrages viennent accentuer le poids du préjugé platiste dans les esprits. C’est le cas de l’ouvrage de l’historien et romancier américain Washington Irving : A history of the life and Voyages of Christopher Colombus, dans lequel l’écrivain peint un Colomb qui vient s’opposer à l’obscurantisme du Moyen-âge. Ou encore History of the Conflict between religion and science, de John William Draper. Ainsi, le préjugé s’enracine progressivement.
« Colomb devient peu à peu l’incarnation même de la modernité triomphante, la figure archétypale du hardi découvreur ayant permis d’extirper de la pensée occidentale les théories arriérées supposées caractériser le Moyen-âge et tout particulièrement l’Espagne[9]. »
Le positivisme et la libre pensée vont se saisir de cet état d’esprit pour confirmer leurs vues. Du point de vue du positivisme, la science progresse graduellement, notamment en quittant les représentations religieuses et fictives caractérisant l’enfance de l’humanité. Dans une perspective positiviste, la croyance en une Terre plate convient naturellement au Moyen-âge religieux. L’idée d’une astronomie complexe côtoyant une théologie jugée superstitieuse est plus difficile à soutenir dans un cadre positiviste. Le positivisme a ainsi facilité ce préjugé, tout comme le courant de la libre pensée.
Les libres penseurs, précisent les autrices, ont contribué à forger l’idée d’une modernité triomphant de l’obscurantisme médiéval et de son intolérance. Jules Michelet, par exemple, a insisté sur la figure victorieuse de Colomb, démontrant par son expédition la rotondité de la Terre. Les conflits principaux entre la science moderne et l’Eglise, en réalité, ont porté sur la question de l’héliocentrisme, et surtout sur la théorie de l’évolution de Darwin. Mais le mythe de la Terre plate se trouve inséré au sein de ces controverses quant à elles tout à fait authentiques sur un plan historique.
Les autrices s’intéressent en ce sens au mystère Galilée. Pourquoi, contre les faits historiques, est-il devenu celui qui a opposé à l’Eglise la thèse d’une Terre ronde, alors que le fond de la controverse portait sur le mouvement de la Terre autour du soleil ? Elles proposent l’hypothèse suivante :
« Nous avancerons donc ici l’hypothèse que la transformation du personnage en un héros de la résistance à l’obscurantisme, menée par les intellectuels, a facilité, mais dans la culture populaire uniquement, son association avec ce mythe facile qu’est la croyance en une Terre plate[10]. »
L’idée est que le personnage de Galilée remplit la fonction d’un symbole, celui de la résistance de l’esprit scientifique à l’oppression obscurantiste, selon un schéma binaire. D’un côté, la science lumineuse, intelligente, courageuse. De l’autre, la superstition, l’intolérance, la bêtise. Il n’était pas possible de faire coïncider ce tableau avec la controverse assez subtile portant sur le mouvement de la Terre dans le cadre des connaissances accessibles au début du 17e. Ainsi, attribuer à Galilée la thèse d’une Terre ronde, en opposition aux théologiens platistes, est davantage en conformité avec ce que l’on veut soutenir. Tout ceci, en somme, vient simultanément faciliter l’enseignement, conforter la thèse du progrès linéaire, et flatter notre conscience contemporaine, heureuse d’être du bon côté. Mais ceci se fait au détriment de la vérité historique d’une part, et, d’autre part, au prix de la perte de tout intérêt plus sérieux pour la pensée médiévale.
Les autrices achèvent leur ouvrage sur un petit florilège de citations et d’extraits de manuels ou de discours parfois académiques, attestant de la présence du préjugé selon lequel le Moyen-âge était platiste. La présence à l’intérieur de manuels ayant fait autorité dans l’enseignement secondaire de la thèse selon laquelle Christophe Colomb aurait bravé la théorie platiste pour entreprendre son voyage, est bien documentée.
« De manière générale, il semble que cette ambiguïté sur la question de la sphéricité, accompagnée d’une héroïsation des figures de Colomb ou Galilée dans la littérature académique et scolaire du XIXe et du début du XXe siècle ait durablement marqué les mémoires : la transmission du mythe de la Terre plate semble se faire aujourd’hui non seulement par les nombreuses remarques variées de journalistes, hommes publics que nous avons pointées, mais aussi par une transmission orale qui se fait à l’école primaire et dans le secondaire, du moins si l’on se fie aux récits des étudiants, aux discussions de couloir entre enseignants, la seconde nourrissant la première, qui accrédite la seconde, et le serpent se mord la queue[11]. »
Une remarque intéressante du livre concernant le film de Ridley Scott sur Christophe Colomb, « 1492 », mérite l’attention. En effet, les autrices relèvent tout d’abord que le film est assez fidèle à la vérité historique, en ne présentant pas des savants platistes hostiles au projet de Colomb. Mais elles remarquent que l’on voit en même temps, lors d’une scène, Colomb montrer un globe terrestre en disant : « On nous a raconté que ça, c’est plat ! ». On pourrait presque dire que cette scène résume à elle seule la raison du préjugé platiste. Même en présence de faits objectifs attestant de la connaissance, par les savants, de la sphéricité de la Terre, le préjugé demeure pour l’écrivain ou le scénariste, comme s’il était partie intégrante de la culture, comme s’il était ce à partir de quoi on voyait nécessairement le Moyen-âge.
Conclusion
Ce livre était nécessaire, tout d’abord pour rétablir la vérité historique. On peut souhaiter qu’il participe activement, après la remarquable exposition de la BNF consacrée au « Monde en sphères » en 2019[12], à déraciner une idée fausse présente encore largement dans l’enseignement. Il invite également à une réflexion sur la constitution des idées fausses et leur diffusion aux différentes échelles de la culture et du savoir académique. Il nous rappelle à quel point on juge facilement le passé à partir d’un certain nombre de préjugés, et particulièrement à partir de l’idée selon laquelle l’histoire progresse de manière linéaire, de l’ignorance vers le savoir.
[1] Violaine Giacomotto-Charra, Sylvie Nony, La Terre plate. Généalogie d’une idée fausse, Paris, Les Belles Lettres, 2021.
[2] On pourra se reporter avec profit à la magistrale étude de Michel-Pierre Lerner, Le monde des sphères, 2 volumes, Paris, Les Belles Lettres, 2008-2009.
[3] Ibid., p. 54
[4] Ibid., p. 70
[5] Ibid., p. 78.
[6] Ibid., p. 137.
[7] Ibid., p. 138.
[8] Ibid., p. 145.
[9] Ibid., p. 167.
[10] Ibid., p. 206.
[11] Ibid., p. 230.
[12] https://www.lexpress.fr/actualites/1/culture/la-terre-n-est-pas-plate-mais-on-le-sait-depuis-longtemps_2073353.html