Pour ce qui nous paraît relever d’une première sur Actu-philosophia (la recension d’un ouvrage de musicologie a priori pure et donc destiné à un lectorat de techniciens de la discipline), une introduction inhabituelle à l’exercice s’impose en même temps qu’elle nous impose le type de lecture à présenter. En effet, l’on pourrait se contenter, avec le bagage minimal mais suffisant du musicien amateur de toujours, et arpenteur quasi-quotidien des salles de concerts de longue date, de rendre compte classiquement de ce que le présent ouvrage est, et se veut être : une étude stylistique, exercice relevant, selon les découpages traditionnels (que l’on sait artificiels) de la musicologie, à la fois de l’analyse et de l’esthétique. En l’espèce, on a ici tout à fait affaire à une étude au sein de laquelle la séparation de ces deux domaines ne semble plus guère avoir de sens, ce qui constitue en soi, déjà, une sorte de preuve de qualité, du moins d’originalité d’esprit. Cela constituerait une raison suffisante pour renoncer au compte-rendu factuel, qui passerait à côté des deux sources d’intérêt les plus remarquables de ce travail. L’une fait remonter au style… de l’auteur, non seulement à sa manière de tenir ensemble plusieurs dimensions de l’investigation musicologique habituelle, mais surtout à sa façon de styliser la rédaction de l’investigation elle-même de sorte à en rendre tant les enjeux que les subtilités techniques accessibles au profane de bonne volonté.
En ce sens, rien que pour cette dernière dimension, l’ouvrage mérite d’être signalé auprès d’un public exigeant quoique non musicien, en ce qu’il donne à étudier rigoureusement la matière même du musical – et son ses projections, ses artefacts, ses représentations coutumières en philosophie – en usant d’un ton où la métaphore est omniprésente mais a le grand mérite de n’être presque jamais autre chose que métaphore. Le philosophe a la fâcheuse habitude, en art en général et en musique en particulier, de faire de la métaphore une analogie dont le résultat est fréquemment douteux. Ici le musicologue montre l’exemple : l’inventivité littéraire a une fonction bien définie, à laquelle elle se tient strictement par la constance métaphorique (puisque tout le texte est structuré par une gigantesque métaphore filée), et cette fonction n’est, ni plus ni moins et c’est heureux, de souligner la variété impressionnante des procédés musicaux étudiés d’une part, leur caractère conscient, décidé et calculé d’autre part.
1. Une étude méthodologiquement radicale.
L’étude stylistique (on reviendra sur l’implication de ce terme plus loin) de la musique de Debussy se présente donc essentiellement sous ce double aspect : caractères et stratégie. Le choix décisif de la métaphore filée qui irrigue toute la table des matières et conséquemment l’étude se justifie donc ainsi :
« Peut-être le lecteur sera-t-il quelque peu choqué de ce que, à propos de l’œuvre de Debussy, souvent si fluide, si délicate, si nuancée, nous convoquions la rhétorique de Clausewitz, l’exemple de Napoléon ou d’Alexandre, la boue de Verdun ou le fracas mortifère et macabre des centurions jetés les uns contre les autres. Si nous l’avons fait, non sans un certain esprit de provocation, c’est parce que nous souhaitions que le détail de notre exploration poïétique soit illustré par un jeu de manœuvres qui convainque le lecteur que Debussy (…) met en jeu, pour déjouer les attentes de ses auditeurs, des tactiques compositionnelles parfaitement stratégiques, et dont la récurrence est telle qu’il devient évident qu’elles résultent d’une action consciente, de décisions volontaires et déterminées : en bref, que Debussy agit avec les notes et leurs silences pleins de sens, avec les textures et les structures, de la même façon qu’un général d’infanterie le ferait avec ses troupes »1
L’option militaire est ici retenue, entre autres, pour sa connotation lourde de sens, mais aussi pour une qualité évidente de richesse de déclinaisons, qui permet à l’auteur de jouer sur le double aspect de l’analyse que nous avons évoqué : caractérisation des possibilités techniques d’action, passage en revue de leurs différents modes de mise en œuvre et éventuellement de combinaison. S’agissant de l’objet central servant à éclairer le style de ce Debussy stratège minutieux ici introduit, à savoir la duplication d’un matériau déterminé, cette dualité qui donne au livre ses deux grandes parties est plus subtile qu’il n’y paraît d’abord. En effet, il ne s’agit pas de séparer une dimension théorique du procédé puis de faire le catalogue de ses applications de terrain compositionnel. Dans les deux cas nous avons affaire à une typologie très richement illustrée des emplois debussystes de la duplication, et la distinction tient davantage en réalité à une analyse des usages simples et simplement identifiables d’une part, aux pratiques plus complexes et difficiles à déceler et appréhender de l’autres. Voire, pour rejoindre la métaphore militaire, de distinguer les emplois tactiques d’une technique et ses emplois stratégiques, à plus longue vue.
Mais avant d’en dire davantage, de quoi parlons-nous ici en faisant de la duplication l’objet paradigmatique d’analyse ? Bourion puise ici dans le vocabulaire, lui-même assez paradigmatique pour plusieurs générations de musicologues, d’Owen Rugier et d’André Schaeffner, en résumant ainsi son concept de duplication :
« un procédé qui consiste à doubler systématiquement chaque phrase, avant de passer à une autre dont la filiation est subtile »2
On sera rapidement introduit par l’ouvrage au fait que le véritable concept déployé ici sera notoirement plus large et inclusif, à plusieurs égards, qu’on peut partiellement résumer par les points suivants : premièrement, Bourion élargit considérablement le critère de « phrase » de cette définition pour pousser son enquête sur des pans de matériaux musical qui échappent à la connotation pour partie mélodique de la notion courante de phrase musicale. Il s’agit ici à la fois, en même temps d’user d’une vision plus large de ce que pourrait être un thème, à la fois parce que la duplication s’observe et s’analyse de manière pertinente sur des éléments plus proches du simple motif (mélodique, harmonique ou rythmique) ou ostinato (à condition que celui-ci se détourne, précisément, de sa fonction obstinée). Se pose alors, deuxièmement, le problème des critères pratiques d’identification de matériaux susceptibles d’être concernés par la duplication et de l’occurrence du procédé lui-même.
On laissera pour l’essentiel le lecteur prendre ses repères avec les deux délimitations de ces critères, externes ou internes d’un côté, typologiques de l’autre, et on signalera d’emblée que sur un plan conceptuel l’extension du domaine du dupliqué et du dupliquant constitue en soi un enjeu de compréhension esthétique allant au-delà du prétexte à une telle étude, aussi fouillée soit-elle. En effet, il est clair que cette approche fournit un cadre d’écoute et de réflexion qui projette (ce que l’auteur assume pleinement) la relation au compositeur dans une sphère démultipliant l’activité requise pour l’auditeur, pris dans une forme de jeu de stratégie, de lutte dans l’occupation du terrain face à un créateur-démiurge dont le caractère calculateur, retors, pourra sembler exagéré.
Tel n’est pas le point de vue de Bourion, qui appelle à oublier le préjugé général issu d’une représentation historico-esthétique figée de Debussy, dépendante en partie du cliché d’impressionnisme, ou de singularité historique d’un compositeur ayant rompu plus brutalement que n’importe quel autre avec les canons formels de traitement du matériau. Bourion ne cherche pas particulièrement, pourtant, à innover dans la caractérisation de ce matériau en lui-même, se référant à des notions classiques au nombre desquelles le thème structural (notion laissant ouverte la forme, ou justement structure, qui préside au traitement du matériau) tient la place centrale de substitution au « thème » classique appelant exposition, développement et réexposition, ou refrain et couplet. L’enjeu de la plupart des analyses ne concerne de fait pas la « grande forme » si tant est qu’on puisse, précisément, l’analyser en regard du matériau d’apparence thématique, mais repose bien sur des extraits courts (allant généralement d’une poignée de mesures à une vingtaine) où sont présentées les manières typiques de répétition totale, partielle, identique ou déformée, par une, deux ou trois occurrences, d’un matériau déterminé. Ainsi, ce n’est pas tant en regardant le procédé duplicatif sous son aspect formel (appelant une fonction corrélée comme dans la sonate ou une signification symbolique comme dans le leitmotiv opératique) que sous son aspect de procédé technique immédiat, comme tel, que l’on apprendra à saisir la science organisatrice du compositeur.
La radicalité de la méthode à l’œuvre dans cette recherche tient largement à ce refus généralisé d’ancrages dans des traditions de représentation de Debussy autres que l’inspiration technique et conceptuelle de certains des principaux analystes l’ayant précédée. Elle tient aussi à la conviction affirmée selon laquelle ce n’est pas tant une gageure que de prétendre révéler quelque chose de profond du style du compositeur par l’étude d’un seul et unique procédé d’écriture, dès lors que ce procédé déployé non selon des fonctions mais selon des usages, des aspects circonstanciés de son utilisation, dénote autant qu’il connote une certaine manière musicale de dire, ici révélée par la manière qu’il y a de redire.
A propos de l’ex. Poissons d’or (Images, Livre II) « Modifier la duplication n’est donc, comme on pourrait le croire de prime abord, ni une opération cosmétique et superficielle de coquetterie, ni un aveu de culpabilité du compositeur quant à la part de récursivité que son œuvre exerce au détriment de la progression linéaire : elle est aussi parfois processus de génération – ou de régénération, au sens le plus noble du terme – du matériau de l’œuvre. »3 sachant que, par ailleurs : « La duplication, on le voit tout à fait ici, si par hasard nous en doutions encore, est un procédé notablement plus complexe à cerner que par la simple observation du degré de similarité, de ressemblance, même, entre deux objets. »4
La complexité, en effet, des combinaisons de critères nécessaires à l’identification du procédé à mesure que celui-ci se dissimule tant à la lecture qu’à l’audition ne manque pas d’interroger sur la nature symbolique de ce procédé. On touche semble-t-il à un exemple remarquable (par la systématisation d’étude dont il fait l’objet ici) d’autant plus qu’il est paradoxal de mise en lumière de « musique pure », entendue au sens où le philosophe en confronte l’idée par des biais tels que l’idée d’une autonomie du musical, à la signification dépourvue de référence externe. Dupliquer n’est pas forcément redire, ou plutôt, purement musicalement parlant, redire (outre le fait de ne pas bêtement répéter) n’est pas dire la même chose différemment (au sens où l’on remplacerait une cellule mélodique par une autre, par exemple), mais plutôt reprendre autrement (en altérant, augmentant, diminuant) l’énoncé, celui-ci étant à soi sa propre référence.
Bourion, de là, propose un voyage dans le traitement du matériau vécu à son niveau le plus abstrait, qui est contre toute attente du philosophe conditionné par une vision conceptuelle (y compris dans son concept de « forme ») le niveau matériel du matériau. Ici on étudiera comment la tête d’un motif est amputée pour camoufler son retour, là comment sa queue s’allonge pour fondre son geste expressif dans l’avancée harmonique du passage, comment plus généralement un certain aspect précis d’une idée musicale prend le pas sur un autre pour que cette idée prenne une forme toujours renouvelée. Ce niveau d’abstraction pourra paraître, à la réflexion, ambigu et dérangeant, en ce qu’il touche à deux dimensions intuitivement contradictoires de la perception musicale, l’une absolutiste (la nécessité interne à des éléments d’un langage autonome) et l’autre relative (la dimension psychologique en ce qu’elle est incluse dans la stratégie présumée de composition : le fait que Bourion démontre très rigoureusement que l’inflation de ces procédés s’affirme au fur et à mesure que le style de Debussy s’achemine vers et par-delà sa maturité (on lit avec un intérêt particulier les multiples exemples tirés des Etudes pour piano, chef-d’œuvre de la dernière période du compositeur) jusqu’à ses œuvres les plus arides et déconcertantes d’approche, plaide en direction d’une non-contradiction de ces dimensions qui laisse intact le sentiment de découverte d’une appropriation particulière de la pure abstraction musicale. Quoi qu’il en soit, une science de l’illusion (la métaphore auditive du trompe-l’œil y tiendra une place importante) y est décortiquée en faisant changer la perspective qu’adopte l’auditeur perspicace dans la relation entre écoute et analyse ou compréhension, car
« C’est dire si, partant d’un entremêlement des duplications et des niveaux hiérarchiques déjà maximal, leur présentation successive, qui mêle encore les cartes, rend peu probable ici une adéquation parfaite, comme dirait Adorno, de l’écoute avec la structure réelle de l’œuvre. Des récurrences sont perçus, certainement, mais quand à savoir si elles le sont selon les proportions et les niveaux hiérarchiques qu’elles endossent réellement, cela est une autre histoire. »5(il est ici question de Jardins sous la pluie, extrait des Estampes).
C’est quoi qu’il en soit une double démythification qui est à l’œuvre : celle d’une musique perçue en-deçà du voile du sensualisme derrière laquelle sa précision horlogère d’organisation se cache, et celle d’un concept d’organisation de la forme musicale savante uniquement saisissable à son échelle la plus naturelle pour l’oreille éduquée, l’échelle macroscopique – et où l’élément microscopique, et ses modifications, ne trouveraient leurs significations qu’en référence à ce macrocosme, alors qu’il n’en est nul besoin ici, du moins pas pour la cause stylistique en jeu.
2. Comprendre un savoir-faire technique pour comprendre une esthétique
Car il s’agit bien de guider le lecteur à travers la compréhension d’un style, comme le titre le suggère, et pas seulement dans les méandres spécialisés d’un savoir-faire technique particulier. Le style lui-même prend ici une signification proprement musicale qui, certes, pourrait se comprendre en d’autres contextes comme une certaine « couleur » immédiatement perceptible faisant référence par l’inconscient de l’éducation auditive à un situation chronologique et topologique, par l’association objective à des éléments de folklore, des harmoniques typiques d’une aire géographique. Tel n’est pas le cas ici, et ceux qui chercheraient le cœur d’un idiome debussyste dans les inspirations méridionales ou orientalisantes, par exemple, du compositeur en seront pour leurs frais, car ce type de dimension, pour réelle qu’elle soit sans doute, n’est strictement jamais abordée dans l’ouvrage. Le style se comprendra donc davantage comme l’invention richissime, perpétuelle (et l’originalité qui la caractérise donc) du compositeur dans le traitement expressif et organisationnel de son matériau, de la façon de le rendre tantôt tangible et exhibé, tantôt diffus et camouflé, et de jouer de l’ambiguïté de statut que ces traitements vont lui conférer.
L’aboutissement logique de cette démarche est qu’elle concorde avec ce que sa conceptualisation initiale laisse supposer, à savoir une finalité fortement en prise avec la dimension psychologique du phénomène auditif, dont l’étude des méandres dans l’œuvre debussyste culmine dans ce que l’auteur nomme le « combat psychologique » mené par le compositeur à l’encontre d’un auditeur pour qui le passage d’une écoute naïve à une écoute experte sera rendu plus ardu et périlleux que pour celui qui s’habitue à repérer dans les usages du matériau de simples fonctions distributrices de la forme employée (ce d’autant qu’en-dehors de la musique de chambre l’essentiel de l’œuvre de maturité de Debussy ne se réfère à aucune des formes classiques et romantiques). Ce point appelle au moins deux commentaires. D’une part, il renvoie à une représentation assumée du compositeur non comme figure d’un génie médium guidé par une inspiration propice à la génération de climats, flux, processus semblant improvisés ou captant l’essence d’un climat, mais comme démiurge organisateur à la fois bienveillant et retors à force de manipulation. Il y a comme le démontage d’une tromperie dont se seraient rendues complices des générations d’auditeurs inattentifs aux mécanismes textuels à l’œuvre : la musique de Debussy, paradigme d’une forme libérée de tout un carcan de conventions dans le traitement du matériau, repose en réalité sur un ensemble de procédés parfaitement rationalisés dans leurs fonctions (tactiques « topiques ») et leurs usages (« déroulement des opérations »). Dans la mesure où ces nouvelles contraintes se révèlent à l’étude de la microforme, qu’on pourrait pourtant croire plus aisément perceptible que la « grande » forme, elles révèlent un esprit d’écriture qui, sur le plan d’une certaine rigueur de pensée, procède encore bien plus par contrainte et discipline dans l’auto-génération des formes que ne le fait dans son déploiement la sonate ou symphonie classique et romantique.
D’autre part, et c’en est une sorte de conséquence, cette logique de la redécouverte de l’écriture debussyste rattache son moment historique ou du moins sa place esthétique à une singularité plus inattendue, encore une fois, que celle du « libérateur » du corset austro-germain des formes musicales savantes au tournant des XIXe et XXe siècles. Ce n’est peut-être pas un hasard si cette étude est l’œuvre d’une musicologue dont les travaux autres que debussystes se sont notamment penchés sur la musique de Bach. Ici et là, le sentiment qui affleure à la lecture d’analyses des métamorphoses progressives d’un thème structural donné est celui de se trouver face à une relation de la pensée, du discours musical à son matériau primitif qui s’apparente bien davantage à celle à l’œuvre dans l’écriture de nombre de pages, notamment pour clavier, de Bach. On pense en particulier à des pièces où la liberté macro-formelle de l’écriture cohabite avec un développement discursif déterminé d’abord par la nécessité interne du contrepoint, impliquant une soumission de la longueur d’un développement donné aux procédés d’échange, de renvoi de sujet d’une voix à l’autre.
Ainsi : « Cette exigence de variété est renforcée par le fait que le dupliquant, en même temps, a aussi un rôle presque obligé de transition : il prépare bien souvent le terrain de la suite des opérations. Ces trois facteurs combinés font en sorte que le dupliquant est souvent le siège de modifications par rapport à son dupliqué, et que ces modifications se situent plus souvent vers la fin du dupliquant que vers sont début, la tête devant, encore une fois comme dans la strette de la fugue, être conservée à tout prix pour la première raison que nous venons d’évoquer, celle de l’exigence de conservation. Dans tout le corpus que nous avons étudié, cette localisation des modifications vers la fin du dupliqué est vraiment une constante érigé en règle presque orthodoxe. »6
Debussy se réapproprierait ainsi un principe non pas d’organisation, mais de génération de la forme qui, pour ne pas a priori remplir un plan de bataille à la manière d’une dissertation soumettant (comme la forme sonate) les parties à l’architecture du tout, n’en répond pas moins à des critères fonctionnels d’une grande précision, dont l’origine ne se trouve pas tant dans la nécessité d’aller d’un point à un autre et de relier de manière cohérente les différents chemins parcourus (comme typiquement dans le cas de la nécessité de résolution harmonique à grande échelle), mais plutôt dans la nécessité organique d’auto-développement, de perpétuelle régénération d’une idée primitive, d’une cellule des plus simples, qui pour être éventuellement assimilable dans sa présentation à un « thème », cesse par suite de fonctionner comme tel pour se comporter davantage à la manière d’un sujet de contrepoint ou, pourquoi pas, par exemple, de la marche harmonique d’un thème de chaconne ou de passacaille, mais qui se serait lui-même libéré de sa signature harmonique. Car le genre de modification que subit bien souvent le matériau du-, tri-, ou quadripliqué peut bien souvent s’apparenter à celui de la variation, genre a priori encore plus strict et régulier dans son organisation temporelle que le lied ou la sonate, mais sans que jamais le procédé n’apparaisse à la manière d’une variation : de très nombreuses tactiques décrites ici peuvent se résumer à ce paradoxe de la variation proposée sans cadre la rendant perceptible comme telle.
Ici sans doute se trouve une des pierres de touche de l’étude qui est de rendre compte de manière plus claire et pertinente que d’ordinaire les conditions de la continuité et de la linéarité de la musique de Debussy, quand ces deux notions peuvent paraître s’opposer, observées sous le seul rapport du sentiment d’extrême liberté ou d’improvisation : là encore le parallèle avec le type de continuité contrapuntique (mais on pourrait, après tout, penser tout autant au traitement par flux motivique wagnerien ou à l’auto-génération formelle du traitement de la série dodécaphonique, quand comme chez le Schoenberg médian elle se combine avec les formes classiques de la variation ou de la sonate) s’impose en creux, par le paradoxe d’une continuité de la tension musicale sans aspérité apparente de discours, et par la réconciliation du linéaire et du construit par une sorte d’hyper-intégration du matériau. Ainsi peut-on parmi les centaines d’exemples musicaux traités dans l’étude revenir à la dernière des six Images, Poissons d’or, à l’endroit de laquelle Bourion observe :
« Une autre fonction probable des duplications miroirs est à chercher du côté de la linéarité de l’œuvre (…) la tactique de l’enclume et du marteau peut œuvre à la fois comme facteur de complexité du déroulement linéaire de l’œuvre et de plus grande intégration des éléments qui la composent » étant établi plus par ailleurs, au propos des modifications « en trompe-l’œil », que (à l’étude du premier mouvement du Quatuor) »
« Circulent aussi, sous les apparences de phénotypes vaguement similaires, et que rien du génotype duplicatoire des éléments concernés ne vient du reste légitimer, certains airs de famille qui donnent aux éléments successivement présentés dans le discours debussyste la force d’une connivence, ou d’une intimité de longue date. » 7
Par cet angle et cet exemple d’introduction à la démarche de l’étude de Bourion (ce pourrait être par bien d’autres), on touche en passant à la question laissée sciemment en creux de bien des micro-études proposées au fil de la lecture, appelée au début autant qu’en conclusion de l’ouvrage : dire, certes, mais pourquoi redire, une fois étudiée la question de comment redire ? On laissera le lecteur découvrir certaines pistes suggérées de réponse, qui tiennent principalement aux virtualités de compréhension de l’écriture musicale quand celle-ci accompagne le texte littéraire des chansons ou de l’opéra debussyste, jusqu’au cas limite, volontiers intriguant, du rapprochement très fouillé d’entre les procédés de réplique du matériau musical et les multiples figures de style liée à la répétition textuelle dans le livret (à propos du Vème acte de Pelléas et Mélisande). Au-delà, affleure la suggestion que la question du pourquoi est, peut-être, un trompe-l’œil : si l’on considère qu’elle est chargée de l’implication qui serait la sienne si elle était posée dans le cadre d’une écriture classique, elle perd beaucoup de sa pertinence. L’ouvrage parvient très bien à convaincre à la fois de l’originalité formelle comme de la non-singularité d’une démarche musicale dont la dimension spéculative se situe à un autre niveau que la résolution de problèmes à grande échelle discursive, mais, à l’instar d’autres compositeurs cardinaux comme nous l’avons proposé, dans la vie auto-générationnelle intime des formes musicales parfois les plus primitives.
D’une certaine façon, la question du pourquoi se déplacerait ici du domaine de l’architecture ou de l’œuvre de l’ingénieur vers celui du biologiste, de l’entomologiste ou du médecin, de celui de la construction par matériau(x) à celui de la vie : non pas parce qu’on changerait simplement d’échelle dans l’étude de la forme, mais parce qu’on y apprend une forme plus radicale d’expression de l’autonomie de signification du musical. En soi, pour éclairante qu’elle soit, à coup sûr, du style de Debussy en l’occurrence, il ne faudrait pas s’y arrêter en si bon chemin. Une telle méthode d’étude gagnerait sans nul doute à être appliquée à des compositeurs objectivement symboliques de ce qu’il est convenu d’appeler les grandes formes, mais chez qui il est communément accepté, dans le principe général, que la science du micro-développement par auto-génération, réplique et variation d’un matériau restreint tient une place de choix (que l’on pense à Haydn, Beethoven, Brahms ou Bartók).