Simone Weil : Les sept pas vers la grâce

Une très courte préface, d’un peu plus de trois pages, nous apprend que le but de cet ouvrage intitulé Les sept pas vers la grâce est la mise en évidence des étapes de la progression spirituelle de la pensée philosophique de Simone Weil. Présentée par l’éditeur comme étant une étude annexe de la thèse de philosophie de madame Alice Nicolle (soutenue en 1993 à Paris-VII), le livre s’avère en réalité être une compilation de pensées, ordonnées selon l’idée qu’il serait possible de dégager chez Simone Weil exactement sept étapes menant vers la grâce. Quelques considérations générales nous rappellent que la pensée weilienne est servie par « une langue universelle qui ne se cache ni derrière l’abstraction, ni derrière un quelconque jargon philosophique ou théologique » 1, et qu’elle se révèle rigoureuse, parfois prophétique, et en tout état de cause d’une très grande actualité. Marquée par un processus négatif de dé-création, le chemin vers la grâce se déroulerait selon une « progression spirituelle qui se fait en spirale vers le centre. » 2, permettant « l’entrée progressive de l’Etre dans le Soi ». 3 Le projet d’Alice Nicolle fut donc, dans son travail de thèse comme dans ce petit livre, d’être « l’ordonnatrice » de la pensée de Simone Weil. Cet agencement par « pas » donne ainsi au lecteur le sentiment que la jeune philosophe aurait en somme produit une méthode philosophique propre à indiquer le chemin menant vers la grâce. Or, il nous semble précisément que tel n’est pas le cas, et qu’il se peut même qu’une telle affirmation relève d’une erreur d’interprétation.

Fidèle aux philosophes qui l’inspirèrent (Platon, Kant) comme à sa propre expérience religieuse, la pensée de Simone Weil se contente de l’inachèvement, et tire sa fécondité de cette capacité de ne point se laisser épuiser dans des ratiocinations inutiles. « La méthode propre de la philosophie, affirme-t-elle, consiste à concevoir clairement les problèmes insolubles dans leur insolubilité, puis à les contempler sans plus, fixement, inlassablement, pendant des années, sans aucun espoir, dans l’attente. D’après ce critère, il y a peu de philosophes. Peu est encore beaucoup dire. » 4 Il n’y a donc pas de méthode, sinon celle visant à démontrer le caractère aporétique de toute philosophie ne mêlant pas la métaphysique à une forme de mystique. Il n’existe pas de mécanique implacable menant à la grâce puisqu’il n’y a rien dans l’existence sur quoi l’on peut s’appuyer. Simone Weil considère l’existence comme mauvaise, et lui préfère le Bien. Il convient même de supprimer l’étant de l’homme : il faut que « tout tombe indistinctement. » 5

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Alice Nicolle l’écrit, dans les quelque trois pages qui constituent le résumé de l’agencement qu’elle propose : « Cet arrachage de toutes les illusions nourries par l’imagination ne peut se faire qu’au moyen d’une attention tournée vers l’attente de ce « je ne sais quoi que l’on vient d’aventure à trouver » dont parle Saint Jean de la Croix. » 6 Or, si la remarque n’est pas fausse, et outre l’agacement que l’on peut ressentir à voir Saint Jean de la Croix cité sans aucune référence, comme l’est d’ailleurs Simone Weil dans les deux opuscules – rendant ainsi une éventuelle utilisation scientifique impossible – il est tout à fait irritant de voir l’ouvrage se conclure sur une phrase laissant à penser que l’œuvre de Simone Weil serait similaire à une sorte de manuel de bien-être, comme on en trouve dans les rayons des supermarchés. La jeune philosophe aurait donc montré la voie vers la « bonne mystique », une sorte d’équivalent de la méditation de Pleine Conscience, « une orientation de l’âme » qui peut conduire tout un chacun à « s’élever irrésistiblement au-dessus de son être charnel ». 7

S’il est vrai qu’il convient, pour Simone Weil, de se détourner du moi, trop attentif à la réalité extérieure afin d’atteindre l’accomplissement de la décréation, cette expérience demeure difficilement communicable. Ses textes sont autant de tentatives de montrer que, si l’homme souffrant est en route vers Dieu, son expérience profonde relève de l’indicible. Par essence, la grâce n’est pas une expérience que l’on peut partager comme l’on partage un sentiment, un souvenir, ou une technique de relaxation. La décréation signifie bien plus : une séparation du temps et de la pesanteur. Un renoncement à l’expansion du moi, à sa propre inscription dans un futur éventuellement corrompu par les consolations matérielles. Le mouvement qui mène à la mort du moi par la décréation doit mener à une nouvelle naissance, une génération du divin en l’homme devenu par la disparition de l’ego un réceptacle de l’amour de Dieu. A ce titre, l’on pourrait définir la pensée de Simone Weil comme étant un christianisme singulier fondé sur une théologie négative, mais qui laisse place à une ouverture pour les différentes traditions religieuses. Elle écrit, dans sa lettre d’octobre 1942 au Père Couturier : « Les différentes traditions religieuses authentiques sont des reflets différents de la même vérité, et peut-être également précieuses. Mais on ne s’en rend pas compte, parce que chacun vit une seule de ces traditions et aperçoit les autres du dehors ». 8 Il n’est donc de légendes, de récits mystiques ou de spiritualités qui ne soient dignes d’examen pour Simone Weil, démontrant à quel point elle sut demeurer libre du rituel, du sacrement, bref, d’une forme par trop rigide d’orthodoxie : « En fait, les mystiques de presque toutes les traditions religieuses se rejoignent presque jusqu’à l’identité. Ils constituent la vérité de chacune. La contemplation pratiquée en Inde, Grèce, Chine, etc., est tout aussi surnaturelle que celle des mystiques chrétiens. Notamment, une très grande affinité entre Platon et par exemple, saint Jean de la Croix. Aussi entre les Upanishads hindoues et saint Jean de la Croix. Le taoïsme aussi est très proche de la mystique chrétienne. » 9 Cette mystique que l’on pourrait qualifier d’ouverte démontre le soin que met Simone Weil dans la recherche métaphysique qui doit l’amener à penser l’élément surnaturel et tragique propre au monde des hommes : le temps. Vanité des vanités. Songeons à ce qu’en disait déjà Pascal dans son fragment 172 B des Pensées : « Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » Toute sa pensée sera tournée vers un au-delà du temps, dans la partie contemplative de l’âme, en un mouvement infiniment plus complexe et atemporel qu’une simple progression vers un mieux-être.

Dans l’indispensable et très beau livre qu’il consacra à la métaphysique religieuse de Simone Weil, le professeur Miklos Vetö accorda à la notion de décréation une place fondamentale dans ce que nous ne pouvons appeler un système – puisque l’oeuvre de Simone Weil est fondamentalement le contraire d’un système – et constitue plutôt une pensée homogène mêlant réflexion philosophique et expérience spirituelle. La décréation, rappelle Miklos Vetö, est un néologisme que l’on doit à Charles Péguy (qui l’utilisait en un sens tout à fait opposé), et qui constitue l’ « intuition fondamentale » de Simone Weil, « […] celle de la vocation auto-annihilatrice des êtres humains, une vocation qui fut énoncée dans le commandement ancien du Théétète sur l’imitation de Dieu et qui finalement […] se trouve fondée dans l’essence même de Dieu. » 10 La métaphysique weilienne vise à privilégier le renoncement au soi, l’être sur l’existence. L’homme qui se projette, qui est en « perspective », est nécessairement lourd de sa propre pesanteur. Aussi incroyable que cela puisse paraître, au moment même où s’ébauche en philosophie, partout en Europe, des pensées de l’existence dont le succès n’est plus à démontrer, naît chez cette très jeune femme une des voies les plus originales de l’histoire de la philosophie. Loin de privilégier l’existence, Simone Weil fustige même le vouloir-être et lance un appel, en dépit de la violence qui s’en dégage, à la mort du moi. Cet appel doit-il pour autant être voué à demeurer négatif ? Au contraire, rappelle M. Vetö, « la décréation, qui n’est au fond qu’une connaissance de soi, réduit l’homme au néant, mais curieusement cette réduction implique une  »intensification » de notre réalité. Si l’on considère les nombre négatifs, lorsque l’on passe de moins vingt à moins dix, il y a une diminution si l’on ne regarde que la quantité absolue, mais la succession des nombres accuse une croissance. […] Nous sommes nés au-dessous de zéro à cause du péché originel et nous n’atteindrons le zéro que grâce à la décréation. » 11

En platonicienne, Simone Weil enjoint néanmoins à sortir de la Caverne. Mais alors que les quelques phrases de commentaire et le choix des titres des parties de ces deux petits opuscules de compilation laissent entendre qu’il s’agit là d’un processus positif, d’une marche en avant vers l’accomplissement de quelque bien-être, il est question chez elle au contraire de ne plus s’orienter vers l’avenir. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille s’arrêter à la contemplation des Idées : il faut accepter de redescendre de la Caverne et de tendre à une nouvelle création, qui n’est pas un acte d’expansion, mais un acte de retrait et de renoncement. Est-ce à dire que la théologique négative weilienne possède une dimension gnostique, s’ajoutant à son platonisme chrétien ? Il ne nous appartient pas d’en juger ici, notons toutefois qu’il s’agit là d’une piste fort intéressante. Ce que Simone Weil entend par décréation ressemble à l’expérience religieuse, par exemple, de madame Guyon. Chacune considère l’Être (Dieu) comme ce qui est premier, et l’étant comme le rien. Ainsi convient-il de distinguer entre le suis du « Je suis celui qui suis» (Exode, 3, 14) qui indique l’Être en soi-même infini, et le je, qui n’est rien. Toutes les deux interrogent la création, et tentent de la sauver tout en condamnant l’homme comme simple sujet à n’être qu’une créature captive de son étant. Comme Simone Weil, Jeanne Guyon évoque la nécessité pour le sujet de se « retourner », de se laisser disparaître dans l’Amour.

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Dans le magnifique ouvrage ici recensé qu’il consacra aux soubassements gnostiques de la philosophie et de la théologie classiques, Jean-François Marquet explique le retournement à l’œuvre dans la pensée de Jeanne Guyon en ces termes : « Désormais je n’aime plus, c’est l’Amour qui aime en moi ; je ne suis plus, c’est Dieu qui prie en moi, y proférant ou engendrant son Verbe. » 12 Ce détachement du moi ressemble à l’idée weilienne d’un engendrement du vide propice à l’apparition de l’étincelle divine. C’est sans doute dans la recherche de la perfection de ce temple intérieur que réside la dimension gnostique des deux mystiques en question. Mais c’est évidemment infiniment plus complexe que cela. Il faudrait, par exemple, opérer une étude comparée des symboles (le Soleil, l’Œuf, le Temple, etc.) que les deux femmes utilisent afin de définir le fond de l’âme humaine parvenue, comme au plus haut d’un processus de transsubstantiation, à vivre en Dieu « […] aussi librement et naturellement que l’oiseau dans l’air et le poisson dans la mer. » 13 Il faudrait montrer que malgré son essence mauvaise, la créature demeure chez elles deux autonome : « La Genèse sépare création et péché originel à cause des nécessités d’un récit fait en langage humain. Mais la créature en étant créée s’est préférée à Dieu. Autrement y aurait-il eu création ? Dieu a créé parce qu’il était bon, mais la créature s’est laissée créer parce qu’elle était mauvaise. Elle se rachète en en persuadant Dieu à force de prières de la détruire. » 14 Telle est l’affirmation de Simone Weil dans une note de son ouvrage La Connaissance Surnaturelle, dont le titre est la traduction du terme gnostique « savoir suprême », la gnôsis consistant à prendre conscience de l’origine de l’âme afin de qu’elle opère un retour (qu’on l’appelle dé-création ou retournement) vers sa source divine. Il demeure toutefois un tourment, car comme l’écrit Miklos Vetö, si chez « Heidegger, la question : pourquoi y-a-t-il quelque chose ? Pourquoi il n’y a rien ? Héberge de l’étonnement. Chez Simone Weil, sans être énoncée, cette question résonne avec amertume à travers toute l’oeuvre. » 15 Un observateur peut-être rapide, mais sans doute pas complètement dénué d’intuition, pourrait repérer dans cette orientation mélancolique la raison de sa fin tragique et si prématurée.

Les pistes menant à identifier les points de proximité ou de distance entre les deux mystiques sont donc fort nombreuses, et ne nous ont servi ici qu’à démontrer l’inutilité d’une présentation caricaturale et partielle de l’œuvre de Simone Weil, aussi noble soit l’idée éditoriale de départ. Ces deux petits volumes ne seront d’aucune utilité au chercheur, et, comme nous l’avons montré, pourrait même induire un lecteur débutant en erreur. Nous disons cela en regrettant très sincèrement de ne point pouvoir soutenir la publication d’une petite maison d’édition, dont il faut espérer qu’elle sait par ailleurs produire des ouvrages d’une autre facture que celui-ci.

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  1. Simone Weil, Les sept pas vers la grâce, d’après une étude d’Alice Nicolle, éditions du Docteur angélique, coll. Philosophie mystique, 2 vol., édition bilingue français-anglais, traduction du Père Dunstan Morrissey et de madame Lyn Yip, Avignon, p.11
  2. Ibid.
  3. Ibid.p. 12
  4. Simone Weil, Œuvres Complètes VI (Cahiers 4), sous la direction de Florence de Lussy), Gallimard, 2006, p. 362.
  5. Cahiers 2, op. cit., p. 185
  6. Simone Weil, Les sept pas vers la grâce, op.cit., p. 103
  7. Simone Weil, Les sept pas vers la grâce, op.cit.
  8. Simone Weil, Lettre à un religieux, 1951, Gallimard, p. 39.
  9. Ibid., p. 53
  10. in Miklos Vetö, La Métaphysique religieuse de Simone Weil, Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie, Librairie philosophique J. Vrin, 1971, p. 19
  11. Ibid, p.32
  12. Ibid., p.217
  13. in Jeanne Guyon, Le Nouveau Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure Cologne, V, p.168, cité par Jean-François Marquet, op.cit., p. 231
  14. Simone Weil, La Connaissance Surnaturelle, Paris, Gallimard, 1950, p.70-71
  15. Miklos Vetö, op.cit., p144
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