Le philosophe allemand Robert Kurz, principal théoricien de la critique de la valeur en Europe, propose ici son analyse de la crise financière mondiale de 2008. Selon lui, avec la troisième révolution industrielle (la microélectronique), le capitalisme atteint sa limite interne absolue. C’est à cette limite que les divers épisodes de la présente crise doivent être rapportés pour devenir intelligibles.
Le philosophe allemand Robert Kurz est le principal théoricien de la « critique de la valeur » en Europe. Rédigées avant, pendant et après la crise financière mondiale de septembre 2008, les analyses ici réunies font apparaître que depuis l’avènement de la troisième révolution industrielle (microélectronique), les recettes politiques traditionnelles de la gauche, fondées sur une lecture « classique » de Marx, ont perdu toute efficience. Dans un monde financiarisé à l’extrême, les salariés ne représentent en effet plus qu’une variable d’ajustement d’importance relativement négligeable. La finance mondiale associée à la libre fluctuation des marchés, dont l’épisode des subprimes a récemment mis au jour l’absurdité et dont les effets ont été désastreux, n’est plus fondée en valeur d’aucune manière. Exiger le maintien des emplois existants, par exemple, tout en fustigeant les « excès » d’une finance mondiale dérégulée, c’est se rendre nostalgique d’une vision fordiste éculée, datant d’un temps où la « valeur » s’articulait encore à la production réelle, et où la monnaie mondiale (le dollar) était convertible en or. Plus grave, c’est exposer la gauche au risque de passer pour une instance de conservation davantage que d’émancipation.
La critique de Robert Kurz s’appuie sur une lecture renouvelée des thèses tardives de Marx ayant trait à la question de la valeur. Elle montre précisément de quelle façon le capitalisme aurait atteint sa « limite interne ». Mais si, comme l’affirme Anselm Jappe dans Crédit à mort, « Le capitalisme fait beaucoup plus contre lui-même que ce que tous ses adversaires réunis ont pu faire », il n’en reste pas moins, selon Robert Kurz, que sa chute ne pourra résulter que d’une mise en cause théorique radicale. En dépit de son profond délabrement et des crises de gravité croissante qu’il engendre, le capitalisme ne pourra en effet être mis à bas par la lutte de classes clairement identifiées (analyse classique ayant fait long feu), pas plus que par les tenants d’un « bien-être de frugalité » fondé sur le concept de « décroissance » ou encore par les chantres d’une prétendue « économie solidaire ».
Pour Robert Kurz, il est urgent de mener une critique théorique catégorielle du capitalisme afin de contester la validité de ses éléments structuraux : le travail abstrait, la marchandise, l’argent et l’État. « Le capitalisme n’est rien d’autre que l’accumulation d’argent comme fin en soi, et la substance de cet argent réside dans l’utilisation toujours croissante de force de travail humaine. Mais, en même temps, la concurrence entraîne une augmentation de la productivité qui rend cette force de travail de plus en plus superflue. En dépit de toutes les crises, cette contradiction interne semblait toujours surmontée via la régénération de l’absorption massive de force de travail par de nouvelles industries. Le « miracle économique » d’après 1945 a fait de cette capacité du capitalisme un credo. Or, depuis les années 1980, la troisième révolution industrielle a entraîné un nouveau niveau de rationalisation qui a lui-même entraîné une dévalorisation de la force de travail dans des proportions encore jamais vues. La substance réelle de la valorisation du capital se dissout, sans que de nouvelles industries capables d’engendrer une véritable croissance aient vu le jour. La phase néolibérale n’a été que la tentative, d’une part, de gérer de façon répressive la crise sociale découlant de cet état de fait et, d’autre part, de créer une croissance sans substance du capital fictif par l’expansion effrénée du crédit, de l’endettement et des bulles financières sur les marchés financiers et immobiliers. »