En dépit des déclarations expresses de Simone de Beauvoir dans ses Mémoires, la philosophie se situe au cœur de son entreprise intellectuelle. Pourtant, hormis quelques notables exceptions (Le Doeuff, Kail, Garcia), la réception de l’œuvre beauvoirienne en France a longtemps pris au mot la déclaration de La force de l’âge, estimant qu’elle se situait du côté des études littéraires ou féministes. À partir de 1980, Michèle Le Doeuff s’est efforcée la première de battre en brèche cette relégation du Deuxième Sexe hors du champ de la philosophie : mettant en question la représentation de Beauvoir en simple disciple de Sartre, elle a montré comment l’absence de Beauvoir dans les études philosophiques françaises prolongeait l’existence d’un véritable « complexe d’Héloïse » – le fait que dans l’histoire de la philosophie, les femmes ne sont guère dépeintes que comme admiratrices-amoureuses d’un philosophe-amant dont elles seconderaient le travail. L’étude intrinsèque du texte de Beauvoir et le mouvement vers sa reconnaissance comme philosophe se sont donc opérés par une mise en évidence de l’originalité de sa pensée par rapport à celle de Sartre. Or, si ce mouvement conduit à l’émergence d’une importante littérature secondaire en langue anglaise portant sur la philosophie beauvoirienne, la réception philosophiquede son œuvre en langue française demeure largement à venir.
À l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la publication de l’ouvrage, ce numéro propose un ensemble d’études centrées sur les apports philosophiques du Deuxième Sexe, sans cependant prétendre présenter dans toute sa complexité et sa richesse la pensée beauvoirienne.
Le numéro s’ouvre sur la recension que publia Beauvoir sur la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty dans le premier numéro des Temps modernes. En regard, Raphaël Ehrsam propose, dans « Liberté située et sens du monde : Merlau-Ponty et Beauvoir », une étude des liens entre les philosophies de Beauvoir et de Merleau-Ponty, indiquant l’influence de la pensée merleau-pontyenne sur l’élaboration du concept beauvoirien de situation, en même temps que leurss divergences profondes dans l’approche de la liberté et du corps. Mickaëlle Provost met ensuite en évidence, dans « L’expérience du doute chez Simone de Beauvoir », la double fonction du doute comme méthode et éthique dans l’existentialisme beauvoirien. Dans « De l’oppression à l’indépendance : la philosophie de l’amour dans Le Deuxième Sexe », Manon Garcia montre qu’une philosophie de l’amour structure la façon dont Beauvoir élucide l’oppression des femmes, ainsi que la possibilité de leur émancipation. Dans « La dialectique maître-esclave selon Simone de Beauvoir », Mara Montanaro et Matthieu Renault montrent comment Beauvoir s’approprie et transforme la dialectique hégélienne du maître et du serviteur. Enfin, dans « De la critique du matérialisme à son dépassement », Pierre Crétois met en évidence, en étudiant la notion de propriété, l’influence du marxisme sur la conception beauvoirienne de l’oppression féminine.
Raphaël Ehrsam, Manon Garcia et D. P