Les éditions Gallimard viennent de faire paraître le premier des sept tomes d’œuvres complètes que comportera l’édition des écrits cartésiens, entièrement révisée et faisant désormais l’objet d’une édition scientifique d’une très grande qualité. Ce premier volume1, qui prend la place du troisième tome des Œuvres complètes annonce en effet une édition tout à fait remarquable qui, à n’en pas douter, deviendra aussitôt l’édition de référence tant le souci du détail y est poussé à son comble, alliant un système de notes absolument époustouflant à une édition textuelle d’une impressionnante rigueur.
Cette nouvelle édition des Œuvres complètes est assurée par la direction de Denis Kambouchner et Jean-Marie Beyssade, ce qui assure d’emblée la qualité de l’entreprise ; en outre, une introduction générale permet de comprendre quels sont les principes qui président à cette démarche. Le premier souci qui est celui des éditeurs me semble être celui de l’exhaustivité. « Sont publiés sans aucune exception dans ces sept volumes d’Œuvres l’intégralité des textes de Descartes, ou attribués à Descartes, connus à ce jour, depuis les quatre grands livres (Discours, et Essais de la Méthode, Méditations métaphysiques, Les Principes de la philosophie, Les Passions de l’âme) et les traits posthumes (Règles pour la direction de l’esprit, le Monde, La Recherche de la vérité…) jusqu’aux écrits polémiques, aux textes de jeunesse ou aux esquisses et brouillons scientifiques. »2 Il n’est donc guère surprenant de voir dans le volume VII, dominé par Les passions de l’âme l’édition de l’Entretien avec Burman dont on sait à quel point l’authenticité fut longuement discutée. Il s’agit donc d’une entreprise de très grande ampleur, visant à produire un panorama absolument exhaustif des écrits cartésiens.
A : Principes éditoriaux de ces Œuvres complètes
L’ordre des volumes est essentiellement de nature chronologique : pour autant, ainsi que le notent les éditeurs, cela « n’exclut pas les regroupements thématiques. Cette disposition permet de faire apparaître les grandes masses de la production cartésienne comme de restituer chacune de ses parties, y compris les plus connues (…). »3 Toutefois, contrairement à l’édition Adam-Tannery, le latin ne sera pas systématiquement proposé en regard de la traduction française. Cela tient évidemment à des raisons de place mais aussi à des raisons de fonctionnalité : il n’est peut-être plus vraiment nécessaire, aujourd’hui, de systématiquement renvoyer au latin lorsque la traduction française en restitue parfaitement le sens. Quelques exceptions à cela : les Règles pour la direction de l’esprit, les Méditations métaphysiques, et les deux premières parties des Principes de la philosophie feront l’objet d’une double édition, latine et française.
Du point de vue des textes particuliers, il est à noter que chacun sera précédé d’une présentation que je qualifierais de substantielle, rédigée par un spécialiste reconnu du texte, et chaque texte sera annoté avec précision. « L’appareil critique, notent les éditeurs, a été conçu en fonction des spécificités de chaque texte, avec la constante ambition de mettre à la disposition du lecteur non spécialiste une palette nouvellement large de données utiles en matière historique, textuelle et conceptuelle. »4 Il convient ici de faire quelques remarques, car le lecteur pourrait être surpris par un fait portant précisément sur la nature des notes ; si l’on regarde, par exemple, l’annotation du Discours, on constate qu’environ 50 % de celle-ci est consacrée à comparer le texte français avec la traduction latine, le reste étant dévolu aux rapprochements que l’on pourrait faire avec quelques passages des Regulae ou des Essais de Montaigne ou, bien entendu, aux renvois à des commentaires. De ce fait, le système de notes, contrairement par exemple à celui d’Alquié dans l’édition qu’il avait donnée à Garnier, n’est en aucun cas un commentaire, et encore moins un essai d’interprétation : il s’agit vraiment de donner au lecteur le maximum de références objectives en vue d’inciter ce dernier à voyager entre les textes, et non à se fixer sur un passage précis qu’il s’agirait d’interpréter sans penser le réseau cartésien en son entier. C’est donc là la marque d’une édition qui cherche moins à défendre un visage particulier de Descartes qu’une édition qui ambitionne de relier le plus objectivement possible les textes entre eux, laissant au lecteur le soin d’interpréter et de conclure.
Pour rester dans la question des notes, car elles occupent dans ce volume III pas moins de deux cents pages, il convient également de saluer le travail opéré autour de la Géométrie ; ce qu’a réalisé André Warusfel est époustouflant de clarté et de rigueur : ce dernier restitue l’état historique de la mathématique à l’époque cartésienne, montre quelles étaient les certitudes de l’époque dans l’ordre mathématique, et surtout, ce qui me paraît le plus précieux, souligne ce que Descartes apporte concrètement à la science mathématique : cela est rendu particulièrement clair en vertu de la retranscription en notation moderne que propose André Warusfel, notamment lorsqu’il retraduit en équations du second degré les équations cartésiennes. La barrière historique qui, bien souvent, rebute le lecteur de la Géométrie se trouve ici levée et permet ainsi de mesurer, y compris pour le non-spécialiste, la grandeur de l’esprit cartésien lorsqu’il s’agit de mathématiques.
B : La question de la correspondance
La question de la correspondance soulève toutefois quelques étonnements : elle ne sera pas présente, si j’ai bien compris, parmi les sept volumes d’œuvres complètes. « Conformément à une tradition bien établie et à laquelle il n’existait aucune alternative commode, les Lettres seront publiées à part de ces sept volumes d’Œuvres. On a toutefois ménagé, comme il se devait, des renvois systématiques entre ces deux catégories d’écrits, se traduisant par des citations aussi nombreuses et aussi amples qu’il a paru pertinent. »5 Le contrepied de l’édition Alquié est donc clairement revendiqué, les lettres ne seront pas insérées, chronologiquement, entre les traités cartésiens, mais réunies dans un (ou plusieurs ?) volumes à part. Cela se justifie aisément, bien entendu, mais soulève malgré tout la question du sens des « Œuvres complètes ». Imaginerait-on sérieusement, par exemple, une édition scientifique du Discours de métaphysique de Leibniz sans la correspondance avec Arnauld qui l’accompagne ? Pourrait-on réellement éditer les lettres de Spinoza à part de ses œuvres « publiées » ? Voilà qui, au moins, soulève l’interrogation quant au statut de la correspondance au sein de l’œuvre d’un philosophe.
Qu’appelle-t-on donc les « Œuvres » ? ne s’agit-il que des traités publiés ? Mais dans ce cas, il n’y aurait pas de raison d’y compter une myriade de traités que Descartes n’a jamais publiés. S’agit-il alors de prendre en compte certaines lettres mais non toutes ? On remarque par exemple que le volume IV contient la lettre au Père Dinet, que le volume VI contient la Lettre à Voet, si bien que dans certains cas, les lettres relèveraient de l’ « Œuvre », et dans d’autres non ; mais quels critères permettent de discriminer entre ce qui relève véritablement de l’œuvre et ce qui n’en relève pas ? Les lettres à Elisabeth ne sont-elles pas, en outre, plus significatives quant à la pensée cartésienne que ne pourrait l’être L’entretien avec Burman qui, nonobstant son origine douteuse, trouve une place de choix au sein de cette édition ? Voilà autant de questions qui, bien évidemment, ne constituent en rien une limite de cette magnifique édition, mais qui, toutefois, soulèvent le problème général de ce qu’il faut entendre par le terme d’ « Œuvres complètes ».
Les éditeurs signalent enfin que la présente édition sera reprise par la Bibliothèque de la Pléiade, dans une version qu’on imagine au moins simplifiée quant à son système de notes, si bien que les présents volumes parus en Tel constituent sans aucun doute le travail destiné à rester le plus complet et le plus exhaustif pour de longues décennies.
C : Mirage de l’objectivité pure
Pour autant, et en dépit de l’excellente qualité de cette édition, l’objectivité parfaite n’est guère atteinte : une analyse plus détaillée des notes permet ainsi de relever quelques choix peut-être étonnants. Par exemple, pour prendre un problème canonique, les notes renvoyant au célébrissime « je pense, donc je suis », introduisent d’abord la traduction latine, et renvoient à la synthèse qu’en a proposée Jean-Claude Pariente dans un bel article. Mais il demeure curieux que ne soit pas cité Hintika – bien que l’article de Pariente l’évoque –, ne serait-ce que pour poser le problème de la nature de cette proposition. Le problème indiqué par l’éditeur – la secondarité de la formule – porte en effet moins sur la nature de la proposition que sur son caractère dérivé à l’égard de l’affirmation suivante : « il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose ». Ici, donc, le choix d’annotation témoigne en même temps d’une exclusion de certains problèmes, à telle enseigne qu’Hintika se trouve convoqué pour un problème tout autre, sur lequel ses interprétations furent sans doute moins décisives qu’à l’égard de la nature du cogito et de son inférence. Tels furent certainement les choix de Geneviève Rodis-Lewis, éditrice principale du texte, et si l’on peut y voir la marque d’une décision subjective, encore faudrait-il que cette dernière fût assumée comme telle.
En revanche, il convient de saluer l’excellente tenue des notes du Discours pour les parties consacrées à la science et à la médecine, notes que l’on imagine volontiers élaborées par Annie Bitbol-Hespérès, spécialiste des questions afférant à la médecine cartésienne. Il en va de même pour l’ensemble des textes scientifiques du volume, ce qui laisse augurer le meilleur pour la suite des publications.