Ce texte[1] que nous présentons est issu de cours donnés à l’UCL Louvain en mars 2019. Renaud Barbaras y approfondit son intuition fondamentale : la nécessité d’une ontologie cosmo-phénoménologique. Il déploie cette intuition à l’aune d’un terme déjà aperçu[2] mais repris ici au titre d’une solution : l’appartenance. Le propos se déploie en quatre chapitres établissant d’abord le problème du dualisme ; problème non résolu, ni par le concept de corps propre ni par celui de chair, comme avait tenté de le faire Merleau-Ponty. L’appartenance se présente alors très vite comme une notion permettant d’offrir une description plus complète des vivants et de leur rapport au monde. Le monde ne signifie ni un cadre ni un réceptacle mais la source productrice des étants. Il s’agit d’un archi-mouvement se produisant à travers un archi-évènement : l’explosion de lui-même en de multiples étants différenciés. L’apport de cet ouvrage consiste à expliquer l’articulation entre Monde et étants, entre Vie et vivants, en partant non pas de ces derniers mais du Tout cosmologique, afin de comprendre à la fois notre différence et notre inclusion dans ce Tout. L’ouvrage établit alors une loi en vertu de laquelle le degré d’appartenance au monde se mesure à la capacité de le phénoménaliser – soit de faire paraître le monde, le rassembler au travers de nos mouvements divers. Ce qui frappe aussi et surtout dans ce dernier travail, c’est la prise de position en faveur d’une primauté de l’espace sur la temporalité. À l’occasion de ce positionnement, R. Barbaras met en évidence, comme il ne l’a jamais autant fait, la notion de profondeur – dont l’importance avait été entrevue par Merleau-Ponty. La profondeur devient le nom de la séparation de la vie et du vivant, de la distance propice à la phénoménalisation mais également de l’épreuve affective de notre exil.
- Reprendre le problème merleau-pontien
R. Barbaras commence par rappeler la signification du corps propre, mise au jour par Merleau-Ponty dans La Phénoménologie de la perception[3]. Le corps propre n’est pas seulement le corps senti et vécu, mais il est aussi l’expérience d’une dépossession puisqu’il fait de nous un fragment de matière, situé au beau milieu de l’extériorité du monde. L’équivocité ou l’ambivalence de cette épreuve fut requalifiée de « chair » par Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible[4] tandis que R. Barbaras l’appelle « vie ». La philosophie a souvent perçu cette ambivalence en la décrivant par une dualité, voire un dualisme irréductible et fatal : ce qui serait le plus propre, le plus mien ou le plus intérieur serait de l’ordre de l’âme, de la conscience ou d’un esprit. Le corps serait, quant à lui, cette matérialité et cette extériorité par laquelle je suis autre, étranger, opaque. Si Descartes a reconnu la dimension de l’union, il l’a aussitôt déclarée impensable[5]. C’est cette impensabilité de l’union que Merleau-Ponty a voulu dépasser en lui conférant une signification par une phénoménologie de la chair. Pour l’auteur de L’appartenance, cette problématique de l’union est indissociable d’une autre prise de position problématique. Avec Hans Jonas[6], R. Barbaras relève et déplore le passage d’une ontologie de la vie à celle de la mort. Ce qui prévalut en effet dans l’histoire de la pensée fut le constat d’une universalité de la vie, de la commune appartenance des vivants à un monde et à une vitalité. Mais le mystère de la mort interrompant la vie des vivants, commanda une réflexion nouvelle, tournée vers l’arrêt de la vie. Par ce basculement, l’investigation scientifique et philosophique réduisit le vivant de deux manières. Elle reconduisit la vitalité à un fragment de manière inerte et le mouvement au principe d’inertie. Cette négation de la vitalité du corps est un geste commun au spiritualisme – qui voit dans le corps un véhicule provisoire d’une âme immortelle – et au mécanisme scientifique. L’auteur relève en effet la complicité du matérialisme mécaniste et du spiritualisme gnostique puisque « pour l’un comme pour l’autre, le monde est une tombe, le lieu même de la mort, le matérialiste ne se distinguant que par le fait que l’entité spirituelle s’est évaporée, a quitté le monde de telle sorte que, de la tombe, il ne reste que les murs »[7].
En reprenant la pensée de l’union, R. Barbaras entend dépasser le dualisme et l’ontologie de la mort. Toutefois, revenir à la réalité équivoque du corps propre ne suffit pas à comprendre la vitalité comme phénomène ultime. S’amorce alors une importante critique de la phénoménologie husserlienne mais également merleau-pontienne. En effet, si Husserl est celui qui s’est préoccupé du sens d’être du corps en mouvement, s’il a redonné toute légitimité à l’interrogation du sens d’être des phénomènes – et notamment des phénomènes sensibles[8] – en faisant valoir leur transcendance, R. Barbaras constate l’inachèvement de sa tentative pour penser l’apparaître comme tel. L’écueil majeur a consisté en deux points : d’une part en renvoyant les esquisses de la chose perçue à un telos, soit à l’achèvement du sens, d’autre à part à la réduction de la transcendance de l’apparaître à l’immanence des datas et des actes noétiques d’une conscience transcendantale. Autrement dit, Husserl a séparé le monde de la conscience, excluant – comme Kant par exemple – cette conscience transcendantale de son incarnation. Si Merleau-Ponty a, bien sûr critiqué, ces thèses et a radicalisé l’inépuisabilité du sens incarné dans le sensible, s’il a montré que le corps n’était pas un fragment de matière, sa pensée comporterait deux écueils. D’abord, l’auteur de La Phénoménologie de la perception a manqué l’incarnation véritable du corps propre en le déterminant par sa conscience. Dans Le Visible et l’Invisible, voulant corriger ce geste, Merleau-Ponty réincarne le corps via le concept de chair et affirme que ma chair est un reflet de la chair du monde. Mais quid de l’articulation entre la spécificité de ma chair et de la chair du monde ?
Insistant sur la sauvagerie de la chair du monde, sans rapport avec une dimension consciente, comment revenir à la spécificité de ma chair ou du corps vécu ? La dualité est immanquablement retrouvée entre une conscience sentante et un monde senti. R. Barbaras entend comprendre et décrire l’unité et la différence du corps et du monde. Pour ce faire, il reprend deux méthodes : d’une part, il suspend – épochè – l’ontologie dualiste et d’autre part, il déduit le corps à partir de la globalité du Tout ou du monde – à la manière du premier chapitre de Matière et Mémoire de Bergson[9]. L’appartenance est le nom de l’articulation barbarassienne du monde et du sujet et, plus largement, de la vie et du vivant. C’est le nom d’une tentative rigoureuse et difficile de conversion du regard en deux, voire en trois étapes : abandonner le dualisme, aller au monde déterminé comme source des étants en mouvement, pour enfin comprendre ces étants comme les parties de ce tout. Il y va, dans la thèse barbarassienne, d’une conviction métonymique – le tout se reflète dans la partie – afin de décrire la manière dont le tout se meut dans la partie, comment le monde paraît dans les étants, comment la vie se désire dans les vivants.
L’enjeu est clairement énoncé : « Il s’agit de comprendre comment, sous le même rapport, un sujet peut être en continuité ontologique avec le monde et néanmoins s’en distinguer – ce qui exclut de réinscrire au sein du sujet, sous la forme de deux dimensions distinctes (ego empirique, ego transcendantal, etc.) la continuité et la différence » (p. 12). Si incarner une conscience revient à poser le dualisme plutôt que de le surmonter, il faut dire désormais que mon être appartient à celui du monde, que mon corps est l’attestation de cette appartenance, et que ma conscience n’est qu’une modalité de cette appartenance. Conscient de ce que le terme « appartenir » suppose toujours et encore deux termes, R. Barbaras revendique néanmoins la prévalence de l’indivisibilité de la relation, de la continuité ou de la parenté ontologique entre le monde et les étants. Autrement dit, la différence des étants au monde et des étants entre eux est définitivement incluse dans une identité : celle de leur être à l’être du monde, dont ils proviennent[10]. Mais comment considérer que cette différenciation des étants – qui nomme précisément le monde ou son activité essentielle – puisse se résorber et « que l’on peut soupçonner qu’à certain niveau de profondeur, cette dualité s’évanouira ? » (p.14) ?
- Une phénoménologie renouvelée du monde et de la spatialité
Ainsi, R. Barbaras substitue une différence cosmologique à une différence ontologique entre les étants : les étants provenant du monde, ne se distinguent que selon leur degré d’appartenance à ce même monde. Ce monde est à comprendre comme Être, Acte processuel, et plus précisément comme cela qui existe en produisant des étants différenciés. Ce « fond » n’a pas de réalité en dehors des étants qui le modalisent. L’appartenance, si elle désigne le mode d’être des étants, désigne aussi l’essence même du monde : ce qui se laisse appartenir et qui n’existe qu’en étant participé.
Un pas important est franchi quand l’auteur détermine le sens de l’appartenance selon l’espace. L’appartenance comporte en effet une signification spatiale : en être, c’est y être. Appartenir, c’est être situé : « La question du comment de l’existence se confond avec celle du où » (p. 21). Cette thèse importante se situe aux antipodes d’une phénoménologie pour laquelle la transcendance d’un sujet se comprend comme devenir et comme temps. Ainsi en va-t-il de l’extatisme heideggérien[11]. et de l’existentialisme sartrien[12]. Pour l’auteur « la mise en avant de la constitution temporelle du sujet va de pair avec une dévaluation ontologique de l’espace, qui interdit alors de prendre en charge cette appartenance constitutive à laquelle renvoie l’incarnation » (p. 22). Nous aurions pu nous attendre à un dépassement de l’opposition au profit d’une compréhension de l’appartenance en son sens profondément spatio-temporel, sens que traduit très bien le terme « demeurer » que l’auteur emploie aussi. S’il est vrai que l’histoire philosophique a souvent opposé[13] une dimension à l’autre, la philosophie barbarassienne de l’appartenance offre le moyen de les comprendre ensemble mais selon une dépendance du temps vis-à-vis de l’espace[14].
Ainsi, les pierres phénoménalisent peu le monde parce qu’elles sont immobiles. Si la vie des pierres consiste surtout en une condensation de la présence du monde, si elles durent plutôt qu’elles ne se meuvent et déploient le paraître du monde, nous autres, humains, phénoménalisons et spatialisons le monde. Si « la temporalité seule est l’apanage de l’immobilité » (p. 33), nos vies sont alors des lieux actifs, où se rejoue le monde d’une manière dynamique, multiple, ouverte. Si habiter le monde signifie aussi demeurer, ne nous efforçons-nous pas d’appartenir au monde temporellement tout autant que spatialement ? Nous doutons du bien-fondé de l’opposition temps-espace ou d’un privilège de l’un sur l’autre, y compris pour le mode d’être humain car nous détenons une profonde susceptibilité à la temporalisation de notre appartenance au monde.
Repenser l’appartenance au corps et plus loin au monde, c’est aussi repenser le sens de l’espace. L’espace dont parle R. Barbaras n’est pas l’extériorité, le règne du partes extra partes, ou encore un pur réceptacle. Au lieu de temporaliser le temps à partir de la façon dont le Dasein se tourne vers l’existence, il s’agit ici de spatialiser l’espace à partir de la façon d’appartenir au monde. Il s’agit donc d’une déformalisation[15] de l’espace déployé et pensé selon les mouvements ambiants des vivants. Cet espace n’est pas – comme le précisera surtout le chapitre 2 – une localisation mais la « position inhérente à l’acte d’exister » (p. 27), c’est encore une topophanie, c’est-à-dire l’évènement d’un avoir lieu. L’auteur distingue alors trois sens de l’appartenance au monde : le site (être un étant parmi d’autres), ensuite le sol (tissu ontologique du monde) et le lieu (« habiter » ou « participer ») qui renvoie à l’acte de phénoménaliser le monde. Mais comment être du monde peut-il encore signifier le faire paraître ? Comment ce qui est pris dans le monde pourrait-il encore s’en extirper pour lui faire face ? Ces questions problématiques et que l’auteur va résoudre, n’en sont pas moins les signes d’une opposition radicale à la tradition philosophique et à la phénoménologie husserlienne qui mesurent la capacité de conscientisation ou de représentation du monde par la distance de la conscience à ce monde, voire par sa position extra-mondaine.
Quatre conséquences importantes en découlent. D’abord (1), le lieu où se joue la phénoménalisation est « le corrélat spatial d’un évènement » (p. 31). Chaque étant, puisqu’il déploie un lieu, c’est-à-dire un rapport au monde qu’il manifeste, est un évènement. Par le terme d’évènement, R. Barbaras entend le déploiement d’un champ de présence plutôt que la désignation d’un instant crucial. Le lieu est l’évènement du déploiement du monde, de son faire paraître, pour autant qu’il manifeste un « jeu » ou un excès du site vers le sol ontologique. Ensuite (2), nous trouvons une nouvelle définition du phénomène non plus par la prétention à être pour une conscience mais par la production du monde en l’un de ses points : « il y a phénomène partout où il y a lieu et il y a lieu dès l’instant où quelque chose se passe » (p. 33). Ensuite encore (3), tout vivant excède son site et rayonne à travers la façon dont il fait paraître le monde en le rassemblant (sauf la pierre). La phénoménalisation du monde est donc corrélative d’un mouvement qui n’est pas d’abord le déplacement dans l’espace mais d’un excès sur soi de l’étant par où s’ouvre la transcendance du monde. Cette transcendance joue à plein dans notre désir, où l’objet se trouve à la fois consacré comme un point de ce monde infini et délaissé pour cet infini que l’objet n’est pas[16]. Parce que nous sommes séparés du sol ontologique (le monde), parce que nous sommes en exil, le désir est le nom de notre lieu : s’y joue la reconquête du sol comme la déchirure élémentaire de notre exil du monde. Cette distance intérieure n’exprime alors rien d’autre qu’une phénoménologie de la profondeur qui n’est pas une énième dimension de l’espace mais le bougé de l’espace. Autrement dit, la profondeur est la manière dont « se donne primitivement un sol ontologique à un sujet qui en est déjà séparé par son site » (p. 51). Enfin (4) comme ultime conséquence de la spatialité trilogique (lieu, site, sol), R. Barbaras met au jour deux corps, l’un correspondant au site, appelé le « corps minime » et l’autre renvoyant au lieu, appelé le « corps immense ». Le premier est ce corps-matière ; ce site où nous agissons. Le deuxième est ce corps cosmique, qui nous permet de déployer notre lieu, aussi loin que notre perception – augmentée parfois par les techniques – nous le permet, jusqu’aux étoiles par exemple.
Dans un tournant important du livre, l’auteur refigure cette phénoménologie de la spatialité en associant le monde à la Nature, source productrice des étants ; origine qui les installe dans l’extériorité : « nous abandonnons une représentation encore naïve du sol comme socle au profit de sa détermination comme source » (p. 60), terme complété par ceux de « surpuissance » ou encore « surabondance » (p. 61). L’exploration de cette source en vient à redonner au temps une place importante : pour être ce qui produit la spatialité, cette source n’est elle-même qu’un pur évènement, « l’être de l’espace est un pur devenir » (p. 63), un pur avoir-lieu au sens ici d’évènement, d’instant crucial. Mais comme nous le verrons, il s’agit d’un avoir-lieu ultime, crucial, contingent dont la répétition infinie dans les étants-témoins le hisse à l’éternité.
- Les degrés d’appartenance et le sens de la subjectivité
Il reste à comprendre ce que signifie cette appartenance et en quoi elle offre une différenciation des étants à partir d’une parenté ontologique. Ni dépendance de l’espèce au genre, ni inclusion mathématique de l’élément à l’ensemble, l’appartenance sera participation au monde dont nous provenons ; il s’agit de le faire paraître, le configurer, le phénoménaliser, l’ouvrir, le rassembler. Cette participation, synonyme de rayonnement, détient un sens lévy-bruhlien étendu à la réflexion ontologique : « être soi ouvrant au-delà de soi-même » (p. 15). Dès lors, comme nous l’avons dit, il n’y a plus à diviser les vivants et les non-vivants, les conscients et non-conscients, mais à sérialiser et à décrire les degrés d’appartenance des étants au monde. Ainsi, « du point de vue de l’appartenance, un étant ne pourra se distinguer d’un autre selon qu’il s’inscrira plus ou moins profondément dans le monde, et par là ‘‘aura’’ plus ou moins de monde » (p. 18). Toute la question reste de comprendre comment évaluer le degré d’appartenance des étants, surtout ceux que nous ne sommes pas ? Pour en juger, l’auteur associe la profondeur de l’appartenance à la capacité de phénoménalisation du monde.
La justification de la mise en série s’explique ainsi : si le monde produit des étants et fait paraître, alors l’étant le plus profondément enraciné dans le monde, est celui qui le fait paraître le plus intensément : « tel étant sera donc d’autant plus en mesure de faire paraître le monde, de le phénoménaliser qu’il lui appartiendra » (p. 82). Nous pouvons nous demander s’il ne demeure pas une distinction irréductible entre produire des étants et les faire paraître et si cette dernière opération n’est pas propre aux vivants – et non à la vie. Nous pourrions encore interroger la capacité à évaluer le faire paraître des animaux que nous ne sommes pas, par exemple. L’ouvrage tire une conclusion importante de cette proportionnalité de l’acte phénoménalisant à l’appartenance au monde : l’enracinement du végétal ou du minéral serait moins important que le nôtre, en ce sens où l’appartenance correspond à la mobilité par laquelle l’étant rejoint le monde dont il provient et le met au jour. Ainsi la pierre ne peut se rapporter au monde, elle demeure en sa surface et non en sa profondeur ; « elle ne fait paraître rien d’autre qu’elle-même » (p. 31). Au contraire, nos mouvements de désir, de création, de perception, de représentation seraient des mouvements plus exhaustivement révélant que ceux de la pierre. Malgré cette hiérarchisation qui interroge, le déploiement des degrés de l’appartenance et des modalités sont des moments inédits et passionnants de l’ouvrage. Ainsi « la plante est donc par excellence l’étant qui spatialise, et en ce sens, elle est mobilité pure, elle ne se déplace pas, n’occupe pas l’espace : elle est déplacement, occupation de l’espace. Alors que le corps, plus clos et compact de l’animal, change de lieu et ne peut donc spatialiser qu’en abandonnant un lieu pour un autre […] » (p. 36). Plus l’appartenance au sol (monde) est profonde, plus l’étant peut déployer intensément un lieu (faire paraître/mobilité) rayonnant par-delà son site (corps). Le travail de R. Barbaras, postulant une parenté ontologique des étants, engage pourtant à réfléchir sur la capacité des vivants à partager des modalités d’appartenance plutôt qu’à les départager : n’aurions-nous pas, nous aussi, la capacité de vivre des vies de pierre ? Nous pouvons aussi bien songer à la potentialité minérale de l’humain, qu’aux limites de la phénoménalisations humaine (au regard de la vision nocturne des espèces nyctalopes par exemple). L’auteur précise que la profondeur que nous explorons, ne tient pas à la plus grande potentialité humaine pour phénoménaliser en extension mais en intention. Mais que signifie vraiment cette intention ? En quoi se distingue-t-elle définitivement du reste des vivants ? Il semblerait qu’il s’agisse du geste esthétique dont témoigne de la profondeur de l’intention humaine – comme le revendique la dernière ligne de l’ouvrage. L’auteur semble distinguer l’humain non pas tant par la spatialisation que par l’intentionnalité, entendue comme exploration gratuite de la profondeur du monde, à l’image du geste esthétique.
Le chapitre 3 s’évertue à justifier cette association du mouvement à la phénoménalisation. Pour cela, il faut reprendre le problème déjà posé : comment ce qui appartient au monde peut se placer en marge de ce monde pour le faire paraître ? Comment peut-il y avoir à la fois « inscription du site dans le sol et différence » (p. 59) ? En quoi le mouvement vers le sol permet-il de le phénoménaliser ? La réponse, inspirée de la phénoménologie a-subjective et cosmologique de J. Patočka[17], est la suivante : le sol – encore nommé « réceptacle », « tout omni-englobant », « totalité indéfinie », « Dehors » (p. 60) – contient tous les étants et les fait naître. Cette surpuissance, bien éloignée de la potentialité aristotélicienne, détient une caractérisation largement esthétique puisqu’elle passe entièrement dans ses œuvres, à travers un évènement de déflagration. Cette virtualité s’actualise dans les étants et pose le mystère de l’unité du multiple, de l’identité différenciée. A l’inverse, les étants aspirant à retrouver leur origine (ce sol ontologique), le font paraître dans une opération de réunification. Pour autant, l’auteur explique dans le chapitre 4 en quoi il s’agit là d’un néo-platonisme inversé, et ce doublement : d’une part, l’Un dont il s’agit est non pas métaphysique mais cosmologique, d’autre part, les étants attestent de cette unité parce qu’ils la cherchent mais surtout parce qu’ils la produisent à leur façon ; soit à leur façon de faire-paraître le monde.
Mais la caractérisation esthétique ne doit pas nous faire entrer dans le cadre d’une pensée théologique de la création, nul être suprême produisant des œuvres. Le monde est le produire lui-même. Le monde est le « se produire » d’une « déflagration métaphysique » (p. 72) : l’être se nie pour passer dans les étants. Le monde est évènement ou advenir de l’étant. En cela, il est déterminé comme éternité puisque cette déflagration se répète sans cesse dans les étants qui naissent et font paraître ; elle n’est que le battement répété de l’advenir. D’un côté, l’auteur a mis au jour un sens ultime du temporel, dans cet évènement métaphysique et dans l’avoir lieu des étants. D’un autre côté, c’est en réalité l’avoir lieu et cette mobilité qui conditionnent la temporalité. En outre et tandis qu’il relève la dimension évènementielle, R. Barbaras réduit toute nouveauté à n’être que l’éclat tardif de cette déflagration ; « figure de l’éternel éclatement auquel elle reconduit toujours » (p. 74). La surpuissance du Monde, explosée dans les étants que nous sommes aussi, n’aurait-elle pas pu, caractérisée par la transcendance, déposer les germes de nouveautés imprévisibles, faire advenir des productions inconnues de cette origine explosive ?
Cet évènement métaphysique, contingence ultime de toutes les contingences, ne doit pas non plus s’inscrire dans le cadre d’une téléologie. Si les étants humains sont des témoins privilégiés de cette origine et de ses effets, si nous savons explorer la nature, la contempler, la représenter, l’unifier dans une donation de sens, nous n’en sommes pas les destinataires accordés. Tel est l’apport important de Patočka contre Husserl qui étayait l’apparaître sur l’ego transcendantal comme son destinataire. Si le vocable de l’auteur peut susciter une impression téléologique, puisque le sujet serait « requis » (p. 92) par l’apparition pour unifier cette dernière, il est néanmoins bien clair que le sujet « participe à l’apparaître sans le constituer d’aucune façon » (ibid.).
*
Évènement pur, production des étants tout en se produisant comme explosion, le Monde est décrit selon les façons dont les étants en participent. R. Barbaras fait du mouvement le témoin ontologique par excellence de ce monde, conçu comme archi-mouvement. Il conçoit les étants comme les reflets de ce Monde-évènement en vertu d’une « mobilité héritée » (p. 76). Ce mouvement qui parcourt l’étant, et notamment l’humain, correspond non pas au désir de nouveauté ou de séparation, mais bien au contraire de réunification avec le monde au terme de cet exil. Renaud Barbaras fait ici de nombreux apports au regard de ses ouvrages antérieurs. Nous retenons quatre gestes philosophiques puissants : d’abord la description de la pluralité, de la différence et de l’équivocité des étants à partir d’une commune provenance et d’une continuité ontologique. Ensuite, la compréhension du monde comme un évènement métaphysique, ici compris comme explosion ou « se produire ». Précisons un point important : l’auteur associe ici l’archi-mouvement à l’archi-évènement, comme il le précise (p. 73). Ce geste lui permet de dire qu’une scission n’intervient pas pour interrompre le procès mondain mais que le monde se produit comme scission, négation, explosion en une multiplicité d’étants. Dès lors, tout étant – vivant ou non – est transi, a minima, de mobilité, celle héritée de la déflagration. Enfin, l’ouvrage détermine la phénoménalisation comme spatialisation qu’il faut désormais entendre comme déploiement d’un lieu, à partir d’un site, pour rejoindre ce sol ontologique duquel nous provenons et auquel nous aspirons. Ce déploiement est l’acte de rassembler la multiplicité.
En outre, ce travail est d’autant plus impressionnant qu’il esquisse une réponse à une importante question métaphilosophique : la motivation de la pensée et de la création – et de la pensée comme création. Cet édifice cosmo-phénoménologique permet en effet de comprendre pourquoi nous désirons infiniment l’altérité du monde à travers la sagesse, l’éros ou l’art. C’est dans notre attention portée à nos sentiments qu’affleure la profondeur ou la déchirure répétée de notre exil. Car ce n’est pas le faire paraître qui peut nous indiquer la question de l’origine de la phénoménalité elle-même – cet acte étant occulté dans sa constitution, comme l’a bien montré Husserl dans la description de l’attitude naturelle[18] – mais la profondeur éprouvée. Celle-ci n’est que le sens de notre déchirure avec le monde et le signal de notre désir à vouloir le retrouver. La force du propos barbarassien est d’affirmer que ce sens de la profondeur – ou ce sentiment – dépossède le sujet plutôt qu’il ne le consacre, qu’il l’appelle au désir du monde plutôt qu’il ne l’édifie comme son origine ou son destin. C’est dire aussi que désirer, créer ou penser, c’est accepter l’échec de sa souveraineté au profit du Monde.
[1] R. Barbaras, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, Leuven, Peeters, 2019, 118 p.
[2] Nous voyons notamment le terme évoqué au sujet de la philosophie de Merleau-Ponty qui a tenté « de penser le phénomène de l’appartenance » dans un entretien. (Cf. « Renaud Barbaras répond à F.-D. Sebbah, » Rue Descartes, n°70, « Les usages de Merleau-Ponty », PUF, 2010/4, p. 90-105. Cf. « Sauver d’une réification de la conscience. La tâche de la phénoménologiques », Les Études philosophiques, C. Romano (éd.), « La méthode phénoménologiques aujourd’hui », PUF, janv. 2012, n°1, p 49-63. Renaud Barbaras y parle déjà d’hyperappartenance pour qualifier l’appartenance spécifique du sujet au monde. Ce terme n’apparaît plus dans l’ouvrage que nous recensons.
[3] Cf. M. Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976.
[4] Cf. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible suivi de Notes de travail, Paris, Gallimard, 1979.
[5] Cf. R. Descartes, Lettre à Élisabeth du 21 mai 1643 in Œuvres complètes, sous la direction de D. Kambouchner
[6] Cf. H. Jonas, Le phénomène de la vie, trad. D. Lories, Bruxelles, De Boeck, 2001.
[7] R. Barbaras, L’appartenance, op. cit., p. 5.
[8] La théorie de la donation par esquisses témoigne de la compréhension d’un excès du sensible sur lui-même renvoyant par là un sens inachevé et inépuisable de l’être qui se donne dans des apparitions.
[9] Cf. H. Bergson, Matière et Mémoire, in Œuvres complètes, H. Gouhier et A. Robinet, Éditions du centenaire, Paris, PUF, 1970.
[10] L’auteur souligne par là le sens fort de l’identité : il s’agit du redoublement, à un degré près, du Même.
[11] Cf. M. Heidegger, Être et temps, trad. Martineau, Edition électronique.
[12] Cf. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1976.
[13] Que l’on pense à la désincarnation du Dasein heideggérien dont l’existence consiste précisément dans l’extatismes temporel ou encore à la transcendance de l’ego sartrien, mais encore de la thèse bergsonienne selon laquelle nous pouvons vivre selon la durée ou selon une spatialisation de cette durée, qui n’est qu’une façon mathématique, pragmatique et sociale de vivre.
[14] « Chez elle [la pierre], l’espace en son incroyable complexité est au service du temps ; les vivants proprement dits, le temps n’est qu’une dimension de l’espace, pour autant que celui-ci est déployé par un mouvement » L’appartenance, op. cit., p. 33.
[15] Terme que nous empruntons à Emmanuel Levinas : il désigne une façon d’aborder le temps sans en présupposer une forme {a priori}, de sorte que c’est le rapport à l’existence (Heidegger), à Dieu et au Monde (Rosenzweig), ou encore à autrui (Levinas) qui donne un sens à la durée et aux dimensions de cette durée. Cf. Entre-nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 263.
[16] Cf. R. Barbaras, Le désir et le monde, Paris, Hermann, Tuchè, 2016.
[17] Cf. J. Patočka, Qu’est-ce que la phénoménologie ? Trad. E. Abrams, Grenoble, J. Millon, 1988.
[18] Cf. E. Husserl, {Idées directrices pour une phénoménologie de l’esprit}, trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1985, (chapitre II notamment).