Je dirai ici un mot d’une brève séquence de l’émission « Mots croisés », de France 2, animée par Yves Calvi, à laquelle Alain Finkielkraut apporte une conclusion malicieuse. L’émission, diffusée en direct, au cours du mois de mai 2007, se situe peu après la victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle. Sur le plateau, les différents invités font le bilan de la campagne. On retrouve divers acteurs de la vie politique française : Xavier Bertrand, en soutien de Nicolas Sarkozy et Vincent Peillon en soutien de Ségolène Royal, ainsi que plusieurs experts, sondeurs, journalistes, etc. Alain Finkielkraut, que l’on ne présente plus, est présenté comme « philosophe » (c’est ce qu’indique le « banc titre » de France 2). A ce titre, Yves Calvi, lui demande de conclure. Cela paraît très normal, très « malin » de demander à un philosophe de faire une synthèse finale. On comprend que le journaliste cherche, après plus de deux heures de débats confus et de coupage de parole, à finir sur une note haut-perchée, digne et grave. « Cette fois-ci c’est vraiment ma dernière question et elle sera pour vous, Alain Finkielkraut… » lance Calvi en direction de l’écrivain « …est-ce que vous avez l’impression que l’on est en train de changer non pas de République mais de vie politique… ». On la sent bien passer la gravité. On sent que le journaliste part à la chasse au sanglier, au gavial, au très lourd, à la réflexion de fond, mais pour conclure seulement. Seulement. Il poursuit : « … est-ce que vous avez l’impression qu’il y a du mouvement, que les choses changent en ce moment ? ».
La suite est édifiante, et oh combien amusante. Sommé de « produire » un discours grave, sérieux, conclusif, hautement synthétique et consensuel, le philosophe se rebelle, et va traîner ses vieilles guêtres sur les chemins de la dérision et de l’humour. Il annonce la couleur : « Puisque vous me donnez la parole conclusive, elle ne sera pas du tout conclusive… ». Sommé de s’exprimer sur la toute nouvelle France « sarkozienne », Finkielkraut tresse une toute inattendue critique de la pratique du « jogging », par le président nouvellement élu, piquée de maintes références philosophiques. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque (un an à peine) : la France, médusée, apprend que Nicolas Sarkozy fait du « jogging »… et cela donne lieu à mille analyses médiatiques, sur le thème « Le jogging est-ce un sport de droite ? Par rapport au golf et par rapport au croquet ? Est-ce que Ségolène fait squash et Besancenot du vélo ? ». C’est donc le débat marginal du moment.
Feignant de voir dans le « jogging » un nouveau « mouvement de la politique », l’écrivain lance une supplique au président afin qu’il troque le jogging pour la « promenade », nettement plus philosophique : « Qu’il arrête avec son jogging… »… Calvi, dont la voix trahit un certain agacement glisse, déçu : « C’est assez inattendu comme analyse… je ne l’avais pas vu arriver celle là…» Car oui, à la télévision, on « voit arriver » les analyses, comme on voit arriver les trains dans la gare de la Ciotat dans les films des Frères Lumière… de loin… de très loin…
Finkielkraut enchaîne, goguenard et visiblement fier du tour qu’il est en train de jouer… maintenant il « souhaite voir le président en costume et pas dans sa transpiration ». Calvi, ne supportant certainement pas les sourires du public et des invités, tente de relancer la machine du côté de la gravité… il demande au philosophe : « Vous trouvez que ça manque de dignité pour la fonction ? »…. C’est alors que Finkielkraut embraye sur son éloge conclusif de la promenade, assis sur plusieurs références philosophiques : « … l’occident, dans ce qu’il a de beau est né de la promenade… Aristote se promenait, c’est un péripatéticien… les Chemins qui ne mènent nulle part de Heidegger… Rimbaud vagabondait… la promenade c’est une expérience sensible, spirituelle… ». Sous le regard d’un Calvi incrédule, et d’une assistance amusée, le philosophe jette en pâture Aristote, Heidegger et le poète Rimbaud… rien de moins. La promenade est du côté de la philosophie, donc, alors que… poursuit Finkielkraut « Le jogging c’est la gestion du corps (…) c’est le triomphe du calcul… ». Le jogging est donc la victoire sur ce qui « aurait à voir avec la conversation, la méditation, la longueur du temps… ».
Puis répondant à une pique de Xavier Bertrand, tentant de défendre timidement l’idée que le jogging n’est qu’une sorte d’hyper-promenade, Finkielkraut conclut enfin : « Les rêveries du promeneur solitaire, oui… mais les rêveries du joggeur accompagné j’y crois pas… ». Et voilà que, pressé par le chronomètre, par la page de publicité qui pèse sur le programme comme une épée au-dessus de la tête de Damoclès, le philosophe glisse in-extremis une référence à Rousseau…on se souvient… « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère de prochain d’ami de société que moi-même »… on l’imagine bien, pourtant, la jolie petite assistante de production, blonde, en stage, en train de s’agiter furieusement sous le nez d’Yves Calvi afin de lui faire comprendre que quand c’est fini c’est fini, qu’il ne faut pas abuser quand même, avec Aristote et Rousseau, quand L’Oréal et Peugeot attendent à la porte, avec des écrans publicitaires payés à l’avance…
Au final, Finkielkraut a réussi son coup : il a fait de la philosophie à contre-courrant… faisant maintes références, en seulement deux minutes (à peine le temps d’une page de pub… ), à quelques uns des plus grands noms de la philosophie classique, et le tout dans le contexte d’une critique oulipienne et furieusement « second degrés » d’un sujet on ne peut plus banal et trivial : le jogging… le niveau zéro du sport et des pratiques récréatives. Le philosophe s’en tire bien, dans cette séquence : la machine médiatique voulait qu’il « élève » le débat… il a utilisé ses outils ( et les plus sérieux : Aristote, Heidegger, etc. ) pour montrer que le débat ne pesait au final pas bien lourd… et que les deux heures d’émission pouvaient certainement se résumer à une disputatio brillante, et malicieuse, sur la question du « rythme » du jogging présidentiel.
NB : on appréciera à sa juste valeur le sourire de Vincent Peillon (à l’écoute du délirant exposé de Finkielkraut), en sachant qu’il est – de profession – chercheur en philosophie au CNRS…