Pierre Legendre : Leçons X. Dogma / Le visage de la Main (Partie II)

La première partie de la recension est consultable à cette adresse.

Droit naturel, abstraction et enjeu de la violence

Une réhabilitation du droit naturel, autant qu’une critique de sa déprédation

La fin du chapitre introductif du Visage de la main s’achève sur une synthèse des principes directeurs de l’anthropologie dogmatique, dont la forme négative est familière aux lecteurs de Legendre (elle a déjà été employée dans certaines conférences, ainsi que dans l’introduction de certains volumes de la collection Poids et mesures du monde, aux éditions Fayard.

« – On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société vivre et se gouverner sans scénario fondateur, sans narrations totémiques, sans musiques, sans chorégraphies ; en résumés, sans les formes cérémonielles qui prennent charge un chaos fantasmatique (le creuset délirant de la Raison).
• On n’a jamais vu, on verra jamais, une société vivre et se gouverner sans préceptes et sans interdits ; en un mot, sans les formes juridiques et les casuistiques.
• On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société vivre et se gouverner sans une “colle” qui fasse tenir ensemble et communiquer ces registres disparates, c’est-à-dire qui obtienne “la coïncidence des opposés” (Nicolas de Cues). Les Occidentaux, bons élèves des Grecs, nomment cette “colle”, le politique. » (Le Visage de la main, p. 38-39)

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Il est bon de rappeler ce qui est une évidence pour le lecteur aguerri : la forme de ce rappel a toujours l’intérêt de présenter clairement la dichotomie fonctionnelle que Legendre a théorisée sous l’angle conceptuel de la schize chrétienne (concept repris en profondeur dans Dogma, dans le prolongement de Leçons IX) : d’un côté, les préceptes du vivre, le théâtre de la raison de vivre, et devrait-on ajouter : la mise en scène de la scène primitive de la filiation ; de l’autre, les règles de la vie, et l’on pourrait dire : la transposition répressive de l’envers pulsionnel de la scène primitive. L’enjeu de cette interprétation de l’histoire de la légitimité a sans doute le mérite de repenser la configuration du politique, notamment à l’égard de question traditionnelle du droit naturel. En-dehors de l’histoire de la philosophie, la question paraît aujourd’hui précarisée, à l’aune de la difficulté à penser tant la question de l’Etat que celle de la condition humaine, à l’heure où les deux sont soumis à l’impératif d’adaptation et de soumission au déploiement technologique (on notera que cette difficulté avait été anticipée par la critique heideggerienne du basculement scientiste du monde universitaire, dans L’Epoque des conceptions du monde). De sorte que la philosophie elle-même paraît désarmée face à l’afflux de l’expertise plus ou moins fantaisiste, des éditorialistes futurologues patentés qui se sont appropriés le champ de la prescription conceptuelle, tant à l’égard du questionnement social que de l’enjeu d’instituer la vie humaine. Or, l’enquête dogmaticienne rouvre le champ impensé par l’agitation futurologue et transhumaniste, parce qu’elle est au fond indépendante d’une confrontation entre progrès et conservation que Legendre renvoie (certes un peu hâtivement) au domaine strict du marketing politique. Qu’on nous autorise un bref développement sur cet aspect.

Le problème du droit naturel est une sorte de grand fantôme de la théorie dogmatique, dans la mesure où, bien que celle-ci semble largement l’ignorer, elle s’y confronte continument en définissant une entité de premier type (les corpus de narrations fondatrices) qui paraît s’y substituer dans la relation au droit positif, qui semble pouvoir être rapporté au second type de la légitimité (les corpus de règles pratiques). Mais ce n’est certainement pas une manière très pertinente de le dire. D’abord parce que cela supposerait que la conception classique du droit positif comme entité distincte du droit naturel puisse s’accorder avec le corpus normatif tel que Legendre le conçoit dans la structure définie par la schize, donc au terme du processus constitutif du « monument » textuel romano-canonique. Or, il est parfaitement évident que ce corpus se définit, comme on l’a rappelé plus haut, par le caractère technique et instrumental conféré à la chose juridique, dans une optique d’appropriation opportuniste (du corpus romain par les canonistes et glossateurs. Ce en vue de pallier un manque béant : celui de règles pratiques dans les Évangiles. Legendre a donc là jeté les bases d’une réinterprétation de la légitimité politique moderne : en somme, un néo-impérialisme, dont l’exportation en série par l’occidentalisation forcée, sous le contrôle armé et culturel d’un Etat gendarme mondial, paraît un développement très logique.

Les termes de préceptes et d’interdits dans cette récapitulation sont à demi trompeurs. Ils le sont car ils renvoient au fond à une dénaturation du droit positif en droit disponible, parce que technique, qui culmine dans la théorie pure de Kelsen où il n’y a de droit possible que positif. Dans la théorie classique straussienne, la défense du droit naturel prend en compte cet avènement d’un droit positif menacé de positivisme. Il y a donc une parenté évidente d’approche entre la critique dogmatique et la critique classique : le droit hyper-positif résultant de la scission, dans l’imaginaire politique occidental contemporain (voire moderne) de l’unité du Droit au nom de la distinction entre fait et valeur apparaît comme une mise à disposition de toute normativité sur un mode nihiliste. Strauss et Legendre ont ceci en commun, au minimum, qu’ils expriment la nostalgie, au sens étymologique que le second convoque par ailleurs, de la capacité du politique à assumer la prise en charge de l’angoissante nécessité de vivre : capacité qui assigne au droit naturel non seulement la fonction d’engendrer l’ordre social, mais de donner un sens à la vie (le Bien classique, ou la Référence totémique).

Legendre reproduit à sa manière la thèse de Strauss selon laquelle, si ce sens n’est pas accepté comme donné par la tradition, il est alors mécaniquement dégradé en idéologie (Strauss en son XXe siècle) ou en marketing et gestion généralisée (Legendre en notre XXIe siècle). Que la fonction véritable assignée au politique soit d’assurer la coïncidence des types de la légitimité et de l’autorité en une mythologie vivable offre une perspective complémentaire. La clef de l’interprétation est donnée par l’analyse de la structure généalogiquement ordonnée de l’humanité : en ajoutant la question juridique de la filiation à la liste des objets normatifs disponibles à l’ajustement technique, l’Occident ajoute à la précarité de son montage symbolique. En attaquant la « forteresse du sujet », et en brisant, en même temps que le verrou déjà rouillé de la dichotomie fait/valeur, celui isolant l’individu et la société, Legendre a attiré l’attention sur une chose que, comme il le rappelle lui-même, nous avons toujours sue : ou du moins, que les jusnaturalistes avaient toujours sue, avant d’être rangés au rayon doxographique, au musée des idées. On pourrait la formuler ainsi : d’un droit entièrement positif résulte une colle politique qui n’est posée que sur une face nue, qui demeure exposée aux déprédations.

Une des façons qu’a le droit naturel de donner sens à l’existence est de poser des invariants au genre humain, à l’image de la conception duale, par Gratien, des mesures par lesquelles se gouverne l’homme, longuement commenté par Legendre dans Leçons IX. La figure de Gratien et de son Décret (ou Concorde des canons discordants) est d’une forte ambivalence chez Legendre, qui y voit à la fois le chef d’œuvre, « l’exploit » intellectuel venu conjurer la décadence de la légitimité en Occident pressentie par Augustin, et une imposture géniale (parachevant au niveau conceptuel l’opération de sac politique opérée par Constantin) : l’imposture se jouant sur deux plans, celui du travestissement des Évangiles en sources du Droit naturel, et celui d’un fondement métaphysique, à même la nature du genre humain, donné à l’attelage pragmatique du corpus positif romain à un droit naturel christianisé. La légitimité impériale, celle de celui qui a le pouvoir de donner un juge, d’ordonner la preuve rationnelle, etc., vient en ligne directe du Christ, du rédempteur de l’humanité ; le droit positif, importé d’un corpus qui s’était fondé sur la métaphysique grecque, lui est mis à disposition comme outil pour régner. Il s’agit donc d’une manœuvre très semblable à celle, plus générale, de la scolastique, mais avec une visée politique dont les conséquences sont d’une portée intimidante : il s’agit de l’invention de la structure moderne du pouvoir comme capacité stratégique, de se mettre dans la position du garant.

Généalogie du meurtre à l’échelle de la civilisation

Une question peut sembler ouverte chez Legendre : celle du statut, ou plutôt de la valence de l’hétéronomie, qui est une figure commune à la défense classique du droit naturel, à la critique marcusienne, ou à l’anthropologie dogmatique appliquée de Supiot qui se situe à leurs confluences. Elle est omniprésente comme structure chez Legendre, mais le motif chez lui fondamental de la schize introduit une ombre quant à son caractère positif pour la viabilité des sociétés : ce que semble dire Legendre, c’est que l’effondrement de l’hétéronomie dans le monde gouverné par la seule science n’est qu’une conséquence d’un positivisme plus originel, qui a forcé la séparation entre légitimité et règles pratiques, entre foi et droit, pour aboutir à celle, qu’il est permis de comprendre comme dégradation, entre fait et valeur dans la pensée gestionnaire gouvernée par les sciences sociales. En fabriquant un produit exportable en série (l’État juriste scindé), la papauté a aussi signé l’effondrement de la civilisation de la confiance dans les images donnant sens à la fatalité de l’existence. Car le détachement inexorable de la partie technique du montage emporte avec lui la Référence malgré elle. Celle-ci était déjà précarisée par la substitution audacieuse à la métaphysique d’un monothéisme anthropomorphe, transformant le roi des Juifs en un absolu politique à vocation de domination planétaire. Là où Supiot voit dans l’effacement de l’hétéronomie la cause de l’incapacité du droit à reprendre pied pour prévenir la violence symbolique et sociale, Legendre est plus radical : l’hétéronomie a été viciée dans son principe – on y vient, par le truchement du vol d’Ancêtre, qui semble être le ferment même d’une culture de la violence.

Legendre, radicalisant une critique qui était laissée ouverte par Strauss, accuse au fond le catholicisme romain d’avoir greffé ensemble le fiduciaire du Livre et l’instrument du pouvoir impérial dans une textualité unique, ayant scellé le destin de l’Occident. Avec ce résultat :

« Nous perdons de vue que nos manières d’absorber les notions de raison et de rationalité dans des systèmes abstraits de plus en plus spécialisés les ont déconnectées du phénomène du langage, en même temps qu’elles ont technocratisé l’idée d’institution, désormais rattachable aux programmations de l’Efficiency vécue comme pure technique. (…) Nous avons assisté, en conclusion de la dévastation accomplie par les deux guerres mondiales qui ont ouvert “l’Ère des organisateurs”, à l’avènement de l’Individu (méditons ce mot emprunté au latin individuum), l’Homme-un, humain-monobloc, c’est-à-dire non divisé, appuyé sur ses béquilles : la Société-machine, la Science divinisée, et son Magistère planétaire. Considéré au plus près de ses pratiques institutionnelles, l’individualisme porté par les propagandes contemporaines dévoile son fond de vérité : le totalitarisme a été intériorisé, il se survit en mini-totalitarisme du sujet-Roi. » (Dogma, pp. 117-118)

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Comme l’avait pressenti Nietzsche, puis l’avait observé Jünger, cette dérive de la Référence a abouti à la constitution d’une mythologie « non figurative », autour des grandes figures de l’hyper-modernité : la science, l’efficacité (le nouveau christianisme saint-simonien), la démocratie libérale, neutralisant au passage la portée critique de la Réforme protestante, qui avait pourtant visé au coeur même de la manipulation romaine. Le passage de la révolution grégorienne à la révolution industrielle achève l’avènement de l’abstraction de la Référence, abstraction devenue hypostase à l’ère du management mondial. Ainsi : « Le jugement de Jünger sur le progrès de l’abstraction comme maladie des institutions non seulement déborde la subversion nazie, mais doit être réinterprétée et mis en perspective. S’il vaut pour l’institutionnalité mondialement imposée par la techno-science-économie, et si dans le nouveau contexte libéral-libertaire les fléaux engendrés par les idéaux du Marché total ont été anticipés en Europe par quelques esprits lucides – précarisé ou confisqué, le travail n’est plus là pour fonder la tâche humaine d’exister –, un constat est irrécusable : sans le ressort d’un abstractivisme exacerbé, le Management comme tenant- lieu du savoir-gouverner ne serait pas pensable. (…) Or, que voyons-nous s’accomplir ?

Très précisément ceci : à la tâche de s’aligner sur une reféodalisation planétaire que les appareils ne comprennent pas, mais aussi de satisfaire aux exigences d’une culture individualiste débridée, l’Etat se technocratise en même temps qu’il est symboliquement neutralisé. Autant dire qu’il est autodestructeur et dévastateur des attaches de l’animal parlant aux images fondatrices imposées par la logique de reproduction. Qu’il en résulte des effets de violence sociale ou de déroute subjective, cet enchaînement est intégré dans le manège de la gestion pour tourner en rond, accompagné des discours en vogue à prétention scientifique. Selon toute probabilité, un processus de décomposition civilisationnelle est à l’œuvre, qui tend à l’effacement, sinon à l’éradication du penser. » (Dogma, pp. 175-176).

Ce qui se joue là est le motif de la manipulation de l’ancestral, sur le mode crapuleux ou meurtrier, dont la portée interprétative à l’égard du développement culturel est, on le sait depuis Le Crime du Caporal Lortie (Leçons VIII), importante. Legendre, qui était peu revenu sur ces questions – dont on conçoit qu’elles sentent le soufre, alors que la conjuration dans le marketing politique d’un spectre fasciste en Occident cohabite allègrement avec une acceptation grandissante, au nom du progressisme, de méthodes de domestication industrielle de l’espèce par les puissances globales publiques et privées, dont l’échelle et la sophistication surpassent largement les projets totalitaires les plus délirants du siècle précédent, tout en s’en inspirant largement, à leur insu pourrait-on dire.

Le spectre de Lortie réapparaît pourtant à un détour du Visage de la main : « Je ne reviens pas (sic) sur l’inouï du parricide accompli à l’échelle de la culture, sur ce meurtre de l’Ancêtre juif ouvrant sur la casse de la structuration généalogique. Je sais que mon propos reste inaudible, non seulement au motif que le dévoilement des coulisses généalogiques de la Raison (au plan subjectif, et tout autant juridique) est obscurci par les défaillances de la psychanalyse, mais parce que l’individualisme ultra-moderne, nourri par un délire social aussi imparable que le précédent, s’est emparé des leviers normatifs. En vérité, nous avons assisté à l’invention de la dictature dans la liberté… » Dans Dogma, l’on trouve : « Oserait-on, hors d’un cénacle d’érudition, parler de “vol d’ancêtre” pour éclairer le conflit intra-civilisationnel propre à l’Occident, l’enjeu de légitimité du christianisme confronté au judaïsme ? Non. Ce serait transgresser une indicible frontière. »

A l’heure des controverses interminables autant qu’insolubles sur les Cahiers noirs, l’interprétation legendrienne de Heidegger, telle qu’elle est déployée dans Leçons IX et X, combinée avec celle du nazisme (Leçons VIII, avec un bref écho ici) suggère avec une ironie glaçante une sorte de victoire posthume du nazisme contre le retour à la métaphysique, avec l’avènement de la conception « bouchère » de la gestion du parc humain (et notamment de sa filiation), en même temps qu’elle ouvre un espace de compréhension, terrain certes miné, de l’invariant antisémite dans l’histoire millénaire (et de sa relation avec la paranoïa, avec la fragilité psychique des sociétés : point à nos yeux capital, mais qui appellerait un développement indépendant). Le basculement dans l’industrialisation du meurtre primitif à l’échelle européenne continue de produire ses effets de désorientation psychique, qu’on pourrait qualifier de méta-institutionnels ou de méta-juridiques. C’est selon Legendre la même double logique de subversion qui est à l’œuvre dans l’ébauche des nouvelles dystopies des régimes libéraux-autoritaires : la réification du langage pressentie par Kraus puis analysée par Klemperer et Orwell, d’une part ; et la soumission de la fonction de limitation anthropologique du droit à l’efficience productive et économique, d’autre part.

Legendre, sans revenir franchement sur ce thème, semble suggérer que les fils de la Horde freudienne ne sont retenus du délire meurtrier que par la surenchère répressive permise par la technologie accouplée au management, combinée avec les dérivatifs de l’offre des droits subjectifs démultipliés. Chacun devient un petit père de la Horde en lui : cette thèse reçoit du grain à moudre depuis peu, avec la prolifération des intolérances individuelles à la contradiction, à la contrariété sociale, et de la demande de protection relative (les safe-spaces des campus américains, parmi de nombreux exemples). La théorie qui est fournie par l’anthropologie dogmatique permet d’interroger le fond peu rassurant de ces phénomènes : vers quelle lutte généralisée de tous contre tous glisserait-on si tombaient les remparts de fortune que sont le supermarché des droits subjectifs régulant les compétitions identitaires en tous genres ? A quel degré de violence pourrait-elle culminer ? Legendre avait eu dans Lortie ce mot terrible : le nazisme nous a montré ce dont nous sommes capablesnous étant à sortir de la contextualisation national, idéologique et économique du national-socialisme: nous, l’humanité hyper-moderne, maniant la normativité comme une arme et une technique plastiques, pratiquant la mobilisation et la domestication de masse, subvertissant les limites symboliques.

En définitive, le retour sur la question langagière de Leçons X compose, pourrait-on dire, un récit du récit fondateur, qui donne un sens (non explicite chez Legendre, peut-être à dessein), peu réjouissant, à ce qui semble être une tendance de l’humanité à se domestiquer de plus en plus sur un mode bestial, dans lequel la tâche pastorale classique assignée par la métaphysique à l’homme est remplacée par l’hybris gestionnaire qui fait du pâtre un troupeau, prenant en charge non pas le devenir historial de l’animal parlant, non pas le crédit donné au langage, mais à une échelle industrielle le désarroi humain face à un monde où la communication, le vivre-ensemble et la compétition des droits individuels remplacent les récits fiduciaire, religieux ou laïque, et leurs emblèmes esthétiques. Or, la pastoralité métaphysique va de pair avec l’intégrité subjective chez Legendre : c’est le sens de son adage ressassé nul ne pense, nul ne rêve à la place d’un autre. L’ignorer engendre aussi un désarroi dont les conséquences sociales ne peuvent être que violentes, ou plutôt barbares, au sens étymologique. Ainsi : «… ce que la psychanalyse originaire a mis sur la table : la forteresse du sujet, et l’imposture du gouvernement humain par clonage du fantasme. Ce qui vaut pour l’individu vaut pour les sociétés : bafouer la logique des montages de l’identité/altérité a pour réponse la violence, y compris sous la forme de l’autodestruction ou de la privatisation du meurtre. » (Dogma, pp. 85-86).

Quand Legendre souligne inlassablement que les enjeux fiduciaires et généalogiques sont des enjeux de violence, il faut peut-être le prendre au sérieux, car il a démontré une certaine clairvoyance pour ce qui concerne certains enchaînements dés-institutionnels : qu’il s’agisse du retour d’un Islam guerrier, lorsqu’il travaillait pour l’UNESCO dans les années 60 et observait le remplacement des écoles coraniques par des enseignements occidentaux importés en série, ou de l’effondrement de l’institution scolaire sous les coups conjugués de l’idéologie gestionnaire spécialisée (les « sciences de l’éducation ») et de l’obsolescence des conditions préalables à l’institution d’une transmission (impossibilité de prendre en charge la ternarité, la fonction tierce du savoir étant évacuée au profit du face à face entre élève et enseignant rivaux, qui ne peut déboucher que sur une lutte territoriale, physique).

Dans ces deux cas comme pour bien d’autres, l’enjeu du fiduciaire et celui du généalogique apparaissent comme largement intriqués quant aux conséquences, sociales et politiques : on ne peut habiter, via le langage, qu’un monde généalogiquement ordonné qui permette la transposition régulée de la scène primitive, c’est-à-dire qui réprime la pulsion de dé-raison sans arraisonner pour autant la condition humaine via la technique – le basculement, par exemple, de la psychiatrie tantôt dans le tout médicamenteux, tantôt dans l’ordre gestionnaire (ou « doctrine de la transparence » selon le thème développé par Legendre) du développement personnel ou du sociologisme généralisé. Legendre a plusieurs fois cité dans ses écrits antérieurs le mot d’Orwell : « Nous taillons le langage jusqu’à l’os. » Il s’écrit cette fois, de guerre lasse : « Nous sommes arrivés à l’os ! » (Le Visage de la main, p. 64) La langue s’est désincarnée, décomposée, que ce soit celle des élites gestionnaires vouées à une complexité ayant elle-même pour fin, ou celle, spectaculairement appauvrie, d’une jeunesse saturée d’information et privée de signification. La violence éclôt donc aussi de cette fonctionnalisation du langage, qui en neutralise la capacité réflexive, et avec elle la médiation, le filtre pulsionnel.

Deux modestes observations personnelles pour clore cet aspect.
Primo : la démission de la pensée du texte comme destin et institution est aussi frappant dans les travaux esthétiques contemporains. Ainsi, les mêmes dérivatifs de la transparence se trouvent convoqués en masse pour pallier la raréfaction de la pensée critique à l’université : la musique ou la peinture sont ou réduites à l’exploration fascinée des phénomènes cérébraux accompagnant leur perception, ou replacées dans l’analyse de leurs contextes socio-politiques. Les neurosciences, voire l’intelligence artificielle, fixent les bornes de la réception individuelle, les sciences sociales celles de la signification culturelle : dans les deux cas, l’enjeu de la textualité et du cérémoniel est évacué, au profit de la cohérence interne de la « science humaine ». Le désir de transparence, et d’un sens qui puisse être discipliné selon les besoins gestionnaires, imposent à la fonction fiduciaire de l’art, ou à l’ancestrale catharsis, une discrétion pour les besoins de la science.
Secundo : il est frappant de voir le sociologue ou le psy contemporains, experts médiatiques omniprésents, affirmer sans autre forme de procès si l’on ose dire, que « quand on n’a pas les mots, on frappe » : Legendre ajoute au moins une vérité plus fine et peut-être plus utile à l’heure de l’hyper-communication, où les mots et leurs sens sont partout disponibles, et donc inutilisables : quand les mots n’ont plus de sens, quand la Fides n’a plus cours, que l’on ne croit plus aux mots – quand ils ne semblent plus garantis que par, ou comme technique –, on se frappe, on se tue aussi.

Sortir Legendre du miroir

Un remède à la futurologie

L’inscription des apports de Legendre dans la dispute académique n’est pas plus acquise que l’hypothétique popularisation de sa pensée, dans le débat d’idée médiatisé. On ne reviendra pas ici sur la suspicion qui plane depuis longtemps sur son travail dans le monde universitaire (Legendre ne manque de régler encore quelques comptes, pour la route, en quelque sorte), dans laquelle l’inclassabilité disciplinaire a forcément joué un rôle important. Les admirateurs et rares élèves de l’ancien directeur d’études à l’EPHE tiennent, forcément, son œuvre comme d’une importance au moins égale à celles d’un Foucault, d’un Derrida, d’un Bourdieu, et ils ont toutes les raisons d’avoir raison, sauf la principale : ni la discussion contemporaine sur l’évolution de l’Occident, ni celle sur les limites anthropologiques, ni celles sur le rapport à la technique, ni celles sur l’Etat, n’ont jamais Legendre pour épicentre ou boussole, ni même pour poil à gratter. L’interprétation de ce fait par le principal intéressé n’est pas inintéressante, si l’on fait l’effort d’y voir autre chose que le ressentiment trop attendu, ou du moins par-delà.

Son analyse, rappelée dans Dogma, de la transformation des traditions de pensées en une myriade disciplinaire (le « bazar » des sciences humaines et sociales) organisée sur le modèle de la science dure spécialisée signent, ainsi que l’avait envisagé Heidegger comme Strauss, une défaite généralisée de la possibilité même de pensée (encore que, dans Le Visage de la main, Legendre concède que de véritables œuvres ont pu se déployer dans le contexte académique contemporain : hélas, il ne les nomme pas). Mais encore plus que dans la perspective heideggerienne, ce n’est pas tant ici la spécialisation ni même le mimétisme scientifique qui est en jeu, que le caractère gestionnaire qui a déteint des grandes institutions mondiales, étatiques ou managériales, sur les institutions universitaires, et finalement sur les disciplines elles-mêmes ; et avec lui, le pathos de la transparence, qui a pour envers la suspicion à l’égard des couches enfouies du phénomène social ou institutionnel – le sédiment historique, et le substrat érudit dont se nourrit toute méditation sur le destin. L’impossibilité de la réception rapide l’œuvre de Legendre, tient presque entièrement dans cette indifférence hautaine qu’il oppose à la demande sociale et politique, que la pensée nous dise ce qui nous attend, et ce qu’il convient de faire en attendant.

C’est précisément la pensée, gestionnaire et éditoriale, qui occupe l’espace médiatisé du marché mondial des idées, avec ses prophètes plus ou moins crédibles, tantôt de l’effondrement climatique et économique, tantôt de l’avènement de la singularité technologique sur- ou trans-humaine : les deux camps ressortissent en général au même esprit scientiste décrit par Legendre, qui fait dépendre l’interprétation de l’édifice social et de sa destinée de l’interprétation des données techniques, et se confrontent en confinant le débat public à un répertoire conceptuel (néo-progressisme, illibéralisme, écologisme, populisme, transhumanisme, fake news…) que même la philosophie semble parfois tentée d’excuser de son caractère rudimentaire – pour le dire poliment. Un signe que Legendre a anticipé avec une certaine acuité la débâcle intellectuelle de notre temps est que toutes ces tendances, enthousiastes ou apocalyptiques, du « débat d’idées » partagent un fond millénariste (« il faut sauver la planète » / « la technologie va nous sauver »), d’une naïveté qui n’est étonnante que si l’on ignore que le principe de Raison ne peut s’accréditer lui-même, et qu’en l’absence d’une préservation du fond irrationnel (ou, pour le dire moins négativement, merveilleux) de sa construction, la civilisation hyper-rationnelle ne peut produire que des discours superstitieux, prêches enthousiastes ou apocalyptiques, en tout cas grandiloquents. Il n’est certes pas aisé d’accéder, et de faire accéder, à ce que le travail de Legendre, pensée de l’immémorial, du passé et du futurs lointains, et surtout pensée du destin de l’espèce, a de modeste et d’artisanal en comparaison.

La fréquentation de l’enquête dogmaticienne et de ses rares descendances est un antidote contre l’accoutumance à ce désert intellectuel. Au débat sans fin sur la finitude des ressources naturelles et la possibilité ou non de la surmonter au moyen de la science, Legendre oppose la réflexion sur la finitude, ou plutôt la précarité de nos ressources psychiques et institutionnelles. L’humanité, en laissant tout l’édifice normatif de l’anthropos à disposition de la gestion technique, « vit au-dessus de ses moyens psychiques. L’impossibilité de faire admettre ce constat se trouve redoublée à l’occasion de la lutte contre l’épidémie du terrorisme djihadiste : le nécessaire retour sur soi, sur la débâcle généalogique, masquée en Occident par un libertarisme débridé, demeure irrecevable. S’en remettre à l’armée et aux forces de police ne suffira pas, si la réflexion critique est absente. » (Le Visage de la main, p. 84). Il est vraisemblable, à l’aune de ses écrits antérieurs, que Legendre juge crédible le scénario d’une mutation écologique largement subie et causée par l’arraisonnement technico-industriel du monde. Son propos est d’attirer notre attention sur le fait que les conséquences de cet arraisonnement concernent autant le dépérissement de notre écosystème biologique que celui de notre écosystème symbolique : la technique devenue sa propre mythologie abstraite et donc sa propre raison d’être grignote la diversité de la vie animale, et la richesse de la vie de la représentation propre à l’animal humain.

Pour maintenir et étayer ce niveau de critique, il convient, nous dit Legendre, de lire la société comme Texte, et de renouer une relation critique, herméneutique à ce texte. Cette nécessité suppose la réhabilitation de la critique entendue en un sens littéraire, assez proche, nous semble-t-il, de la définition développée par Benjamin (ou de la philologie romantique). Comme lui, Legendre entend dévoiler la manière dont la textualité occidentale révèle, par un examen véritablement herméneutique, sa propre destinée, loin des téléologies mécaniques et de l’historicisme, de la pratique orientée de l’histoire soumettant l’érudition à la perspective unique de la globalisation abstractiviste. On voit le renversement de perspective que cela implique : en remplaçant le temps linéaire du progrès par la sédimentation, le temps historique par l’historial de la structure fiduciaire, on prend acte de ce que cette dernière, selon un principe maintes fois répété par Legendre, peut certes être subvertie, mais que son abolition est illusoire.

Il ne peut tout simplement pas, dans cette logique historiale, y avoir de « futurologie ». Il peut, en revanche, y avoir une pensée critique qui conjugue la critique de la corruption du langage avec la réappropriation de la fonction instituante de l’esprit, dont la pensée serait privée aujourd’hui. C’est, après tout, une variation sur le leitmotiv de Kraus : le progrès substitue aux raisons de vivre les moyens de vivre (constat partagé par Valéry, qui pressent donc la précarisation de la fonction fiduciaire du fait de celle du langage, en particulier de sa fonction poétique). L’interpolation devenue interpénétration de la fonction référentielle et de la fonction normative, chez Legendre, reproduisent ce schéma, et comme chez Kraus et Valéry, produisent leurs effets de désorientation civilisationnelle parce qu’elles privent le langage de son crédit. Mais pour échapper à cette mise en garde fondatrice, Legendre, suivant un cheminement au fond très proche de celui de Bouveresse[ [Voir notre recension du Mythe moderne du progrès [/efn_note] enjoint à juste titre les intellectuels de cesser de penser et de parler comme des journalistes.

Remettre l’esprit humain devant sa responsabilité

La pensée de la structure, du montage, n’est pas prospectiviste et ne se laisse pas impressionner par les mutations rapides, les révolutions apparentes, car elle regarde des enjeux qui ne seront dépassés ni par l’augmentation technique de l’humain, ni par le déplacement des limites biologiques et éthiques, ni par de possibles changements radicaux des conditions matérielles de la vie sur Terre. Les trois conditions négatives – On n’a jamais vu, on ne verra jamais… – se veulent à l’épreuve de ce temps millénaire qui est celui du développement de la culture, et rappellent la permanence de la dette généalogique (moins susceptible de s’effondrer que les châteaux de cartes des dettes financières). La seule butée à cet horizon est certes la question de la mort, dont l’idéologie singulariste a bien identifié qu’elle devait être « solutionnée », soumise au règne de l’Efficiency techno-managériale, tenue à la place de la Référence. Au-delà de mettre en jeu la finitude et donc la place d’une réflexivité propre à l’anthropos, la transformation même de la mort en « problème » technique signe le désir (ou le délire primitif) d’échapper à l’ordre généalogique, à l’obligation de venir au monde pour y mourir. Ainsi :

« Ici, il s’agit de mettre l’accent sur une réalité d’évidence, cependant mise en cause de nos jours par une forme neuve de délire social, qui prétend non seulement produire l’Homme augmenté, mais en finir avec la finitude, c’est-à-dire tout bonnement abolir la mort. Rien d’étonnant en ce scénario d’une Rédemption positiviste qui pousse l’Occident en proie à un processus de dé-civilisation vers la croyance en une logique institutionnelle sans transcendance, autrement dit en l’élimination de la ternarité. (…) Mon propos est de rappeler l’assise première d’une logique qui, fût-elle subvertie, manifeste son caractère inexorable. (…) Dans cette perspective, je me borne à rappeler que le principe généalogique constitue la représentation première de la causalité » (Dogma, p. 43).

Indépendamment de cette hypothèque de la mort, aujourd’hui virtuelle mais dont les enjeux sont très clairs, l’explicitation de la structure nous dit simplement que dans le cours du développement, dans cette histoire de l’institution de l’animal humain, de la même manière que pour l’individu, l’effondrement de la construction est toujours possible : mais aussi que le fiduciaire est, selon le mot de Valéry, une œuvre de l’esprit humain, et que l’esprit humain peut toujours s’en réemparer. A condition que subsiste la possibilité psychique de croire, et, pourrait-on dire, de s’émerveiller, en tenant compte de l’importance accordée par Legendre à l’art pour l’accréditation des scénarios fondateurs – la poésie au premier chef, dont le paradigme est l’échappée mallarméenne de la fonction communicatrice ; les arts visuels en ce qu’ils dévoilent les coulisses du théâtre de la raison, et notamment, l’envers du miroir ; et les formes les plus incarnées en tant que phénomènes institutionnels autonomes (la danse et la musique).

La possibilité de l’émerveillement, c’est-à-dire le retour à la soumission première à l’empire des images et des paroles, à ce qui dans le mal nommé fait religieux est vraiment digne d’intérêt, est au fond la même que celle de la saisie de l’enjeu de l’identité/altérité, de la découverte spéculaire qui ouvre à la compréhension du fiduciaire : l’horizon du « C’est ainsi », auquel aucune technique d’aucune sorte n’a de réponse. C’est la possibilité laissée à disposition de l’esprit humain pour reprendre sa responsabilité, qui est de faire vivre l’animal cérémoniel, de prendre en charge la vie de la représentation pour instituer – rendre raison de – la fatalité d’être au monde. Pourquoi vivre ? On laissera le lecteur découvrir, au terme du Visage de la main ou au détour d’Ars dogmatica, l’humilité du dernier mot laissé à la musique, et à la poésie juive – un indice : « Tralala, tralala… »

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