La philosophie est née d’un premier regard interrogateur tourné vers la nature et, dès l’origine, elle se voulait science de la nature. Mais à la suite de la révolution de la pensée au XVIIe siècle, la science a pris les devants. Elle a redéfini la nature, qui a cessé d’être le substrat immuable de tout ce qui existe. Forte du langage mathématique qu’elle privilégie sur les autres voies d’accès à la nature, la science affirme son aptitude à métamorphoser des qualités naturelles et même à les engendrer. Au lieu d’un fondement dernier, surgit la capacité de la nature à se renouveler selon des formes que rien ne laissait prévoir, provoquées par notre intervention. En même temps que son champ d’action s’est étendu, la nature, si abstraite soit-elle, est devenue décidément humaine. C’est une humanité inquiétante, où l’harmonie de jadis est remplacée par le désordre, le contingent, l’effondrement.
Or, la maîtrise de cette instabilité s’alimente au trouble que la science a elle-même créé : elle n’a plus affaire au réel que par l’intermédiaire d’un imposant dispositif symbolique, et les symboles mathématiques ont fini par prendre la place du réel ; ils sont l’ombre d’une nature dont on ne sait plus rien de la lumière irradiée au commencement. C’est justement parce que la science s’est accaparé ces potentialités de réflexion traditionnellement dévolues à la philosophie qu’une nouvelle reprise philosophique du concept de nature s’avère nécessaire. Inlassablement le tourment d’une vaste Nature vient rappeler toutes les formes de savoir à leur origine dans le monde qui semble aller de soi. Le monde naturel au premier contact est finalement la plus grande énigme que nous lègue aujourd’hui la science. La Nature ainsi reprise dépose une ombre, réfractée tout à la fois dans le désir de savoir et dans sa perpétuelle insatisfaction.