Dans cet excellent ouvrage, Pierre Dulau et Guillaume Morano s’attèlent à penser la métamorphose technique du réel, dont résulte une reprogrammation profondément troublante du vivant. C’est dans cette perspective qu’ils observent certains phénomènes technoscientifiques qui aboutissent à la production des « monstres » : une chèvre-mouton qui garde les caractéristiques distinctes des deux lignées génétiques (1984) ; un lapin fluorescent provenant d’une combinaison des génomes lapin et méduse (1990) ; des rats manœuvrés à distance (2002) ; des prothèses commandées directement par la pensée, tel un exosquelette manipulé par le cerveau d’un paraplégique, lui permettant d’éprouver des sensations à travers les contacts machine-objets ; des cerveaux de porcs décapités maintenus en vie pendant 36 heures (2018) ; un être-humain-animal produit par la culture des cellules humaines dans des embryons de rats, développant ainsi des organes humains dans un corps animal (2019), etc.
Dans ces phénomènes, les auteurs repèrent les symptômes d’une ontologie nouvelle : nous vivons désormais dans un monde où la règle est celle d’une exception indéfiniment reconduite. Autrement dit, les déterminations des étants, auxquelles nous nous référions pour conceptualiser notre expérience d’un réel différencié, sont sans cesse perturbées, s’ouvrant à un chaos d’indistinction entre Homme et Femme, et entre être humain, animal, machine et Dieu. Pour le dire avec des termes positifs : il s’agit désormais d’une fabrication technique du réel, ce qui fait de notre expérience du monde une dynamique de dépolarisation dans un « i-Monde ». C’est ainsi qu’une mutation fondamentale des conditions de la « culture humaine » est affirmée : l’être humain venant de la nature a produit un ordre technique qui tend à se libérer de la culture d’où il provient. La thèse défendue par les auteurs est alors de taille : le régime de confusion ontologique généralisé a un seul sens, « celui de révéler que l’altérité ne se rencontre désormais plus dans l’Histoire, sous la forme de polarités irréductiblement données, mais à l’égard de l’Histoire » (p. 16). Autrement dit, les changements qui affectent l’expérience du monde ne relèvent plus d’une continuité quelconque, mais d’un saut, car si l’histoire humaine se fonde sur la suprématie du Logos – dont la fonction symbolique était à la source des institutions politiques, culturelles, sociales et morales – nous assistons à avec l’âge Minotaure à la fin de cette suprématie : c’est dans le signal que l’être humain doit s’accomplir désormais, autrement dit dans un régime non-humain de présence.
Pour parvenir à construire cette thèse, les auteurs cherchent le présupposé des changements technoscientifiques en question, et le formulent en ces termes : tout être est réductible à un régime d’informations, ce qui le rend reprogrammable par le remaniement de ces informations. En ce qui concerne le vivant, les informations sont d’ordre génétique, dont le support est l’ADN. Elles subordonnent l’organisme à un code moléculaire qui le détermine, et qui, une fois compris et manipulé, peut être reprogrammé autrement, ce qui réduit la détermination du vivant à sa dématérialisation informationnelle. Le cerveau à son tour est approché à travers un nouveau paradigme, l’ordinateur, afin d’aborder l’activité cérébrale dans une perspective informationnelle, rendant possible l’hybridation du cerveau et de la machine. Quant à la matière inerte, elle n’est pas moins manipulable informationnellement, cette fois-ci par les nanotechnologies, couplées aux résultats de la physique quantique : une fois les qualités physiques reconduites à des informations quantiques, la matière devient à son tour réductible à un programme informatique immatériel. Le réel devient alors plastique, car privé de toute nécessité naturelle ou providentielle, et c’est ainsi qu’il se voit substituable par les nouvelles réalités que produisent les multiples configurations possibles du flux informationnel.
Cette analyse fait appel à une pensée du devenir de l’homme. Si la condition humaine n’appartenait pas à l’être humain, ontologiquement jeté dans le monde – ce qui veut dire qu’il ne lui appartenait pas à se donner son être – les technologies nouvelles ne se contentent pas seulement d’influencer ou d’« améliorer » cette condition, mais de la supprimer en dépassant l’idée même d’un être humain conditionné. Il s’agit d’effacer sa naissance, ses limites, sa dégénérescence, et même sa mort par une concentration de sa conscience dans des données informatiques, transférables sur un support non périssable. Autrement dit il s’agit de travailler à la production d’une liberté ontologiquement inconditionnée, toutefois régie par une contradiction insurmontable. Certes, il s’agit une liberté autonome vis-à-vis des conditions naturelles, mais fondamentalement aliénée dans sa soumission à la machine : d’un côté, « il ne s’agira plus seulement, pour l’individu, de jouir de disposer de son corps comme il l’entend, mais de conquérir le droit de le modifier en profondeur » ; de l’autre, cette jouissance ne se réalise qu’à travers une « curieuse réversion », dans la mesure où « l’augmentation technologique de l’homme n’apparaît plus […] comme une opportunité laissé au choix de l’individu [mais] elle relève, pour l’espère, d’une irrécusable nécessité adaptive » (p. 117). C’est ce statut contradictoire de la raison pratique que les auteurs nous invitent finalement à méditer, avec les thèses radicales qu’ils défendent.