La science des phénomènes élaborée par Husserl, la « phénoménologie », prétend retourner « aux choses mêmes » et être radicalement innovante, apporter un nouveau commencement. Mais en entendant pour la première fois parler de cette discipline, qui n’a pas été immédiatement frappé de constater qu’elle continue de rechercher des « essences » et d’élaborer des concepts, comme l’a fait la métaphysique la plus traditionnelle ?! C’est cette contradiction qu’affronte Philippe Setlakwe Blouin dans La Phénoménologie comme manière de vivre, formidable traité de vie phénoménologique paru en 2021, aux éditions Zeta books et préfacé par Nathalie Depraz. Ce long ouvrage très structuré et passionnant, de ceux que l’on dévore, « offre une contribution majeure au débat actuel sur le sens de [la phénoménologie] », comme l’écrit Michel Bitbol dans la quatrième de couverture. Blouin ne se contente pas d’enchaîner les visions profondes tout au long de l’ouvrage : il s’attache en même temps à rendre compte de la nature, des origines et des effets de cette capacité humaine de vision pénétrante.
Objectifs et méthode de l’ouvrage.
L’« idée directrice » de l’ouvrage est que « la phénoménologie implique une transformation radicale de notre existence, c’est-à-dire […] de notre manière de concevoir le monde [et] d’y vivre » (p. 22). « Cette manière phénoménologique de vivre se caractérise […] par une sensibilité renouvelée au mystère de l’Être, ainsi que par un dépassement de la pensée conceptuelle et dichotomique qui régit l’attitude naturelle » (p. 23). De ce point de vue, elle comporte un « élément « mystique » ». L’ouvrage est consacré à « la vertu transformatrice » du geste qui consiste à mettre soudainement hors circuit notre croyance réaliste dans les choses qui existent dans le monde et à changer d’attitude, c’est-à-dire le geste de la suspension (ἐποχή) phénoménologique (p. 29). L’auteur procède par la voie de l’histoire de la philosophie, mais il décrit aussi la genèse de la conversion phénoménologique.
Blouin commence par montrer que, pour Husserl comme pour le philosophe Grec Pyrrhon d’Élis, l’apparence ne comporte rien hors d’elle, elle est universelle ou absolue. C’est-à-dire que l’existence des phénomènes, du paraître, ne dépend de rien d’autre que d’elle-même, elle est indépendante (c’est le « phénoménisme ontologique »).[1] Le « cœur métaphysique » des philosophies de Pyrrhon et de Husserl est l’intuition de cette autonomie (p. 33). Le second chapitre met en exergue « l’expérience originaire [qui] motive l’ἐποχή » et la façon dont l’« accès à l’ordre des phénomènes purs » suppose que la suspension bouleverse l’expérience structurée par des jugements, des concepts et des catégories linguistiques ou logiques (« l’expérience prédicative »). À l’aune de la position mature de James, Bergson et Husserl, Blouin évalue « les arguments d’E. Thompson contre la thèse du primat ontologique de la conscience sur la chose » (p. 147). Il détaille ensuite « les motifs qui supportent cette ontologie » de ce qui fugace, organique, immensurable, imperceptible et indubitable (cf. p. 154). Le troisième chapitre expose la façon dont « la quiétude de l’âme [découle] spontanément » de l’altération de l’expérience prédicative opérée par la suspension. Blouin dégage l’intuition sur laquelle repose la conversion de notre relation au monde chez James et Bergson (p. 183). Il révèle ainsi que l’intuition bergsonienne de la durée est incompatible avec la recherche d’essences qu’a menée Husserl (l’eidétique husserlienne). En critiquant cette recherche, il ouvre « la voie à une phénoménologie qui assume pleinement sa vocation existentielle ». Le chapitre se conclut sur l’« expérience intégrale » ou sur la liberté dont parle Bergson (p. 213).
À partir du quatrième chapitre, Blouin se concentre sur la « nouvelle manière d’être » que produit l’ἐποχή en transformant « notre compréhension fondamentale de ce qui est » (p. 217). Il décrit précisément « la manière phénoménologique de vivre » et « la conversion phénoménologique de l’attention », en retraçant leur genèse. La façon dont l’auteur critique l’eidétique husserlienne et valorise l’intuition est semblable à la critique qu’a menée Heidegger. De ce fait, Blouin conclut son ouvrage par la comparaison de sa conception de la phénoménologie à celle du dernier Heidegger. Il rejoint ainsi « l’ »élément mystique » » présent chez le philosophe allemand, qui accomplit le destin de la phénoménologie. La phénoménologie se révèle donc avoir un caractère mystique.
Les contradictions de Husserl.
Blouin démontre que la phénoménologie vise à transformer notre rapport au monde. Elle nous fait prendre conscience qu’il n’y a pas de séparation entre nous-mêmes et le monde, ce qui entraîne une « conversion phénoménologique » (p. 11). Mais la pensée de Husserl est contradictoire : il faudrait retourner « au monde préconceptuel de la vie » ou au « « flux absolu » », ne plus recouvrir ce monde d’idées, mais aussi décrire, dégager ou exposer les essences de ce monde, rechercher des invariants, donc imposer à ce monde de nouveaux concepts (p. 14) ! De plus les essences sont absolument identiques à elles-mêmes et transcendent le temps, alors que le flux de l’apparaître apporte sans cesse du nouveau (p. 205) et que la conscience est temporelle. Bref, la description des phénomènes et la recherche d’essences sont incompatibles avec l’intuition d’un monde antérieur aux concepts et aux jugements. Blouin combat donc la première démarche (le descriptivisme et l’eidétique) pour faire droit à la seconde (l’intuitionnisme). Pour transformer notre existence, la phénoménologie doit préférer suspendre la croyance naïve plutôt que rechercher des essences, « voire complètement renoncer à cette [recherche] » (p. 105).
Après avoir établi que Husserl défend un phénoménisme ontologique (p. 73), l’auteur souligne que « l’intuition à l’origine de cette vision métaphysique » transforme notre existence : « en bouleversant le réalisme naïf de l’attitude naturelle », elle influence « notre manière concrète » de vivre dans le monde (p. 107). Pour James, Bergson et Husserl, la réalité est ce qui relève de l’expérience, l’expérientiel (p. 109). Et ces philosophes revalorisent le « monde subjectif-qualitatif ». Ils partagent une « philosophie de l’existence vécue » qui affirme que l’être spatial de la chose est différent de « l’être fluant de la conscience » (p. 110) et que cette seconde manière d’être prime sur la première. De plus ils critiquent « la pensée conforme au mode d’être de la chose (la pensée objectiviste ou naturaliste) » et ils défendent « une manière de vivre qui tenterait, par contraste avec la pensée objectiviste, de s’aligner sur le mode d’être de la conscience ». Pour ces trois philosophes, la conscience est ce qui permet aux objets d’apparaître et elle ne peut donc pas être considérée comme un objet (p. 146). L’expérience est « d’un tout autre ordre » que ce qui est expérimenté (p. 178). La source de cette philosophie est « l’intuition métaphysique […] liée à une certaine conversion de l’attention, ou mieux, de notre être-au-monde » (p. 183). Et « le cœur » de cette philosophie est une « pensée du flux de l’expérience, moins préoccupée par la vérité que par la liberté » (p. 212). C’est ici que la phénoménologie peut trouver « le chemin » vers sa « vocation existentielle ».
L’énigme du monde.
Le monde comporte un « mystère » inélucidable, « une obscurité irréductible », qui invite au « recueillement » (p. 300). De plus la suspension (ἐποχή) libère une forme de conscience qui n’oppose pas sujet et objet et qui n’est pas désirante : la conscience qui est postérieure à la réflexion (p. 322). La suspension est « un acte de conversion libérant la conscience cosmique ou postréflexive » (p. 326). La phénoménologie peut donc transformer notre existence, à condition qu’elle cesse de prétendre être une « connaissance apriorique et assum[e] pleinement la posture mystique devant l’énigme du monde. Car l’intention de décrire eidétiquement le monde de la vie est incompatible avec l’attitude nécessaire à son dévoilement » (p. 327). L’auteur identifie ensuite l’Être dont parle Heidegger et la conscience décrite par Husserl (p. 333). Le problème est que nous sommes prisonniers de la réflexion et, par conséquent, déracinés : nous n’arrivons pas à nous enraciner en autre chose que nous-mêmes (p. 347). « Pour ce faire, [l’homme] doit donc transcender la réflexivité en remontant à la source commune du sujet et de l’objet, soit l’ »ouverture de l’Être » ». Il faut également transcender ce que Heidegger appelle la « pensée calculante » (p. 349). Quant à Husserl, il a échoué à « s’établir durablement » dans l’attitude phénoménologique, parce qu’il restait rattaché à l’attitude naturelle par sa volonté de décrire et de trouver des essences (p. 355). La conversion à laquelle nous invite Blouin réunit les opposés : la sensibilité et la réflexion, l’immédiat (ou le singulier) et l’universel, sujet et objet, première et troisième personne, ce qui revient à prendre conscience que le moi et l’autre ne sont pas distincts (p. 358). Cette synthèse est l’ataraxie sceptique, l’expérience transcendantale husserlienne, « l’expérience pure » de James, « l’intuition philosophique » bergsonienne ou la « pensée de l’Être » heideggérienne. Cet état de conscience est non duel et il transcende l’attitude naturelle, il est insondable, donc ineffable, et c’est en ce sens qu’il est mystique. La phénoménologie doit revenir à l’expérience antérieure aux jugements et aux concepts, mais celle-ci ne demande pas à être dite, plutôt « à être écoutée », ce qui exige le silence.
Passant sur les quelques erreurs anodines que comporte l’ouvrage,[2] disons tout de suite quels en sont, selon nous, les plus grands mérites. Ils résident dans le développement des idées de révolution intérieure subite, de vision profonde ou pénétrante, de méditation et de silence, d’absence d’ego substantiel, de non-dualité entre le sujet et l’objet,[3] de laisser-être, ou encore de contemplation de la beauté et de création. À quoi s’ajoutent des remarques pertinentes sur le temps et sur la possibilité d’une pensée juste, une pensée de l’Être ou « pensée méditante », qui ne représente pas, ni n’explique, et qui n’est ni logique, ni conceptuelle (p. 348). Outre la conception de la phénoménologie comme « manière de vivre », une des plus grandes originalités de l’ouvrage réside dans la distinction fort éclairante entre préréflexivité, réflexivité et « postréflexivité ». Cette dernière conjoint et dépasse les deux premières : la « réflexion radicale » apaise la douloureuse tension entre vie instinctive et conscience de soi, sensibilité et pensée discursive, corps et esprit, le point de vue du Je et celui du « On », singulier et universel, sujet et objet, etc.
La révolution intérieure.
Nous pouvons, selon Blouin, faire l’expérience d’une mutation qui est une conversion, un bouleversement, une réforme ou une réalisation : c’est « une transition, un passage, une métamorphose » (p. 26). Cette transformation radicale, complète, définitive est philosophique, phénoménologique, existentielle, voire spirituelle, en tout cas analogue à une conversion religieuse. Elle bouleverse notre regard, notre (forme de) conscience, notre expérience ordinaire, notre personne ou personnalité, notre (forme d’)existence, notre rapport au monde, notre manière de concevoir celui-ci et d’y vivre, notre manière de vivre et de désirer. Elle est « « arrachement et rupture par rapport au quotidien, au familier, à l’attitude faussement « naturelle » du sens commun, écrit Pierre Hadot ; elle est retour à l’originel et à l’originaire, à l’authentique, à l’intériorité, à l’essentiel […] accès à la liberté intérieure, à une nouvelle perception du monde, à l’existence authentique » » (p. 13). Elle est donc bonheur (ataraxie, sérénité), voire salut (pp. 31-32).
Blouin a bien compris que la révolution intérieure est nécessairement subite, instantanée,[4] même s’il n’en donne pas ce qui en est, me semble-t-il, la raison véritable, à savoir que tout changement progressif ou graduel n’est qu’une perpétuation du passé et n’est donc pas une mutation radicale. Par conséquent, la révolution ne peut se situer qu’en dehors du temps. Elle ne peut être produite, selon Blouin, que par une situation extrême ou une « véritable crise » de l’attitude naturelle ou de la conscience réflexive (p. 282). En ce sens, il n’y a pas de voie vers la phénoménologie, vers l’attitude transcendantale : l’attitude naturelle ne comporte pas « de motivation « contraignante » à opérer la réduction phénoménologique » ».[5] Pour résumer cet acquis, je dirais que la phénoménologie est un pays sans chemin. Si la crise peut produire la révolution intérieure, selon l’auteur, c’est parce qu’elle perturbe notre attitude habituelle et parce que la conscience réflexive est profondément contradictoire. Mais Blouin aurait pu préciser son hypothèse, en indiquant que la révolution provient du fait qu’être en conflit intérieur nous conduit à cesser de nous adapter à notre milieu et à avoir une conscience aiguë, intense, des circonstances, sans tenter de nous en évader, ce qui conduit à comprendre ce milieu immédiatement, spontanément, à faire preuve d’une intelligence qui élimine les efforts d’adaptation usants.
Intuition et vision phénoménologiques.
La révolution intérieure est le résultat d’un éclair de vision fulgurante, d’une vision profonde. L’auteur la distingue souvent de l’intuition qui en est la source (p. 106), mais cette différence ne semble pas essentielle et paraît relever avant tout d’un souci pédagogique de clarté. La mutation ne résulte pas d’une inférence, fruit d’un raisonnement ou d’un calcul, mais d’une intuition, d’une vision, une révélation, une expérience, un vivre (p. 168), une aperception, une contemplation admirative et silencieuse (p. 97), un état de conscience ou une certaine conscience, dite « cosmique ou postréflexive » (p. 326). L’intuition nous unit à l’être, nous rend immédiatement présents à la présence (p. 52). Blouin décrit aussi la vision pénétrante comme une posture, un éveil, une écoute, un libre accueil, « une attitude d’accueil […] soutenue » (p. 320), une ouverture (notamment du regard), une sorte d’intérêt (p. 317) ou une sensibilité à une présence, mais aussi comme une certaine pensée.[6] Cette intuition est philosophique, phénoménologique, existentielle, métaphysique (pp. 33, 88, 106, 183) et même mystique (p. 355), tout en étant proche de l’expérience de la beauté. Elle est originaire, directe, immédiate, préconceptuelle et irréfléchie (p. 203), « pure ». Elle comporte aussi cette non-dualité sur laquelle j’ai si souvent insisté dans mes recensions précédentes, c’est-à-dire qu’elle révèle que vous et le monde êtes un et non pas séparés ni opposés (pp. 180, 211, 295, etc.).
Ce qui est alors vu directement, ce sont « la « nature des choses » » (p. 42), la réalité, l’apparence ou la phénoménalité pure (pp. 88, 91, 171, 307, etc.), le monde ou plutôt son phénomène, la vacuité, le temps et la nouveauté, le mystère, ou encore « la vérité de l’Être » (p. 332). Or le surgissement du monde qui nous est révélé apparaît « spontané » (p. 87) : le monde semble « jaillir de nulle part, [et] se tenir là radieusement sans aucun autre support que lui-même », comme s’il était à la fois impossible et pourtant bien présent. L’intuition a donc pour objet le caractère indépendant de l’existence de l’apparence (principe. 33, 100), l’impermanence et la vacuité de tous les êtres (p. 48), « l’absence ultime de tout fondement » (p. 87), l’absence de fond ou de fondement (substantiel ou causal) de toute chose (p. 45).[7] Nous voyons alors que « l’apparition variante n’a besoin pour exister d’aucun support invariant, d’aucun substrat caché » (p. 47). Nous réalisons « ce qu’il y a de parfaitement atypique et instable dans le flux des phénomènes », « la singularité concrète et ineffable de l’expérience » (p. 209). Ce qui est psychique se révèle dépourvu d’« « être identique et stable » » définissable objectivement.[8] Nous découvrons « le mystère de l’éclosion gratuite du monde et des choses » (p. 334), « l’Incalculable » (p. 347), « le fond à partir duquel tout être vient à s’épanouir dans la présence » (p. 349), le « sens secret des choses », caché à l’opinion commune (p. 355), le fait que la réalité est intrinsèquement insondable (p. 97). Il aurait été éclairant de compléter les analyses consacrées à la « tension/crise constitutive de l’humanité réfléchissante » (p. 284) par une référence à l’énorme choc, au véritable knock-out que produit, sur un esprit sérieux et pris au dépourvu, la vision pénétrante, la perception de ce qui est, suscitée par exemple par l’audition d’une parole directement inspirée par la vérité. Ce que nous appelons une crise ou une douleur n’est-il pas une expérience qui choque l’esprit et le réveille, l’éveille à sa propre insuffisance, le secoue et le force à reconnaître les choses telles qu’elles sont, l’incite à aborder ouvertement, et à comprendre, chaque expérience ? Il aurait alors fallu expliquer que seule la connaissance de l’esprit, la compréhension des structures de la pensée, nous empêche de nous habituer à ce genre de chocs et de retomber dans nos anciennes erreurs par résistance à la vérité, par refus d’admettre la vérité en tant qu’elle a quelque chose de destructeur, de dangereux pour ce que Jiddu Krishnamurti (Carnets) appelait « les amateurs de vie superficielle, pétrie de chimères et de mythes ».
La méditation.
Révolution psychologique et vision pénétrante sont étroitement liées à la méditation, à la cession de la pensée, à ce que l’auteur appelle « méditation assidue »,[9] « vie méditative » et, à la suite de Heidegger, « pensée méditante ».[10] Je rappelle incidemment que Husserl est l’auteur des Méditations cartésiennes. En préconisant le « laisser-être », Blouin insiste à juste titre sur la nécessité d’être passif, de ne pas agir, de se retenir ou de s’abstenir, puisque « le sentiment impérieux du devoir-faire » fait encore partie d’une agitation qu’il s’agit d’abandonner.[11] L’« acte de détachement » n’a « ni objet ni but spécifique, sinon l’infini comme tel » (pp. 351-352). Il n’y a ici aucun espoir d’un résultat : nous agissons alors sans attente, sans dessein, sans intention particulière, d’une façon que je qualifierai donc de naturelle ou de spontanée.
La survalorisation de la conscience.
Comme de nombreux phénoménologues, Blouin tend parfois à survaloriser l’expérience (dite « pure »), la conscience et la réflexion (comme « surréflexion » ou « réflexion radicale »).[12] Mais l’expérience n’est-elle pas toujours conditionnée par le passé, par le connu, et limitée à ces derniers[13] ? Faisant partie du temps psychologique (sur lequel nous reviendrons), n’est-elle pas incapable d’apporter un changement radical ? « L’intuition » de la vacuité est-elle vraiment une expérience, comme le suggère l’auteur (p. 81) ? Il existe certes une expérience neuve, fraîche, actuelle, dynamique, directe, non-duelle et intense. Mais pour éviter de la confondre avec l’expérience habituelle, il aurait peut-être fallu critiquer davantage la notion d’expérience en général et appeler l’expérience pure « le fait de faire une expérience », « l’état d’expérience » ou « d’expérimentation », « l’acte vivant de l’expérience » ou encore « l’action-expérience ». À la suite de Heidegger, Blouin juge inadéquat le concept de conscience ou d’intentionnalité, mais pas en raison du lien entre l’expérience et le passé ou le connu. Pour l’auteur, le problème est simplement que la conscience dépend de l’existence de l’homme, comprise comme ouverture extatique à l’Être et depuis l’Être (p. 331). Ce qui conduit l’auteur à des propos cryptiques concernant la Lumière de l’Être, l’auto-illumination de l’Être (pp. 331-332)… Tout en considérant qu’il ne faudrait parler ni de conscience (ou de subjectivité), ni d’Être, l’auteur identifie ces deux notions et valide le concept d’être comme conscience, d’« Être-Conscience » (pp. 332-333).
Une phénoménologie bouddhisante
L’interprétation de la phénoménologie que Blouin propose, interprétation spirituelle et mystique, voire sotériologique, s’inscrit dans un courant philosophique qui ne cesse de se développer et qui est influencé par, ou qui fait preuve d’un véritable intérêt pour, l’Orient, en particulier le bouddhisme et parfois le taoïsme. Les phénoménologues de cette école-là parlent, comme Blouin, de révolution intérieure, de méditation, de non-dualité, de perception directe de ce qui est, de sérénité, de laisser-être et autres notions analogues. Certes, l’influence de l’Orient sur la pensée de Blouin semble indirecte et tenir davantage à la lecture de certains phénoménologues bouddhisants plutôt qu’à une connaissance de première main de la littérature bouddhiste elle-même. Mais les références à l’Orient dans La Phénoménologie comme manière de vivre sont si nombreuses qu’il serait fastidieux de toutes les relever ici : références à « la « thèse » de l’insubstantialité ou de la vacuité de toute choses » (p. 81, cf. p. 48), à l’impermanence, aux « « sages nus » […] indiens » qui ont pu influencer Pyrrhon (p. 48, cf. p. 81), aux koans zen (note 180, p. 97), à « la méditation « pleine conscience » (mindfulness) » dont la phénoménologie a « beaucoup à apprendre » (note 137, p. 288), ou encore à Kitarō Nishida (pp. 187, 179 et note 113 p. 161) et à Suzuki (pp. 216 et 363).[14] Il est vrai qu’il y a de profondes analogies entre phénoménologie et bouddhisme, voire une réelle influence de celui-ci sur celle-là, mais c’est justement ce qui peut grandement limiter la phénoménologie, voire la condamner à l’échec, en instillant en elle certains préjugés contenus dans la philosophie bouddhiste, en particulier : la croyance illusoire en une voie vers la vérité, en l’utilité et en l’efficacité des techniques, pratiques, méthodes ou efforts, ou encore en la possibilité d’une révolution intérieure progressive ou graduelle, l’illusion du devenir ou du temps psychologique.
Je rappelle un point souvent ignoré des commentateurs : après avoir lu les textes bouddhistes,[15] Husserl a écrit un court essai intitulé « Sur les discours de Buddha Gautama » (Über die Reden Gotomo Buddhos, publié en 1925), extrêmement élogieux à l’égard du Buddha, qui aurait commencé par l’épokhè et aurait adopté une position proprement transcendantale. Husserl a également écrit sur la philosophie bouddhiste dans un manuscrit inédit Sokrates – Buddha (1926), dans lequel il a comparé l’attitude philosophique bouddhiste à la tradition occidentale. Fred Hanna rappelle qu’« Eugen Fink a dit un jour à Dorion Cairns « que les différentes phases de l’autodiscipline bouddhiste étaient essentiellement des phases de réduction phénoménologique » ».[16] Husserl a reconnu que le Buddha avait été un « proto-phénoménologue ».[17] Par conséquent, Husserl n’est pas seulement l’héritier de Pyrrhon, lequel a pu être influencé par la pensée indienne : il a aussi très tôt manifesté un vif intérêt pour le bouddhisme. L’on sait également que Heidegger a dialogué étroitement avec le taoïsme. Plus récemment, Francisco Varela, Nathalie Depraz, Michel Bitbol ou encore Claire Petitmengin ont souvent rapproché bouddhisme et phénoménologie, de façon plus ou moins pertinente. Quant à Claude Romano, il témoigne de son admiration pour la pensée chinoise, non seulement dans Être soi-même mais aussi dans un article sur le Zhuangzi.[18]
Chemin et temps.
Malgré son subitisme et sa critique de l’idée de chemin (cf. supra), Blouin fait souvent référence à une voie vers la vérité, vers la sagesse[19] ou vers la « vocation existentielle » de la phénoménologie.[20] Comme si la vérité ou la sagesse étaient statiques, fixes et pour ainsi dire mortes, de sorte qu’un chemin pourrait nous y conduire ! De plus, l’auteur évoque régulièrement le temps, généralement au sommet de ses analyses et comme une solution davantage que comme un problème.[21] Mais il ne s’agit-là que du temps vécu ou phénoménologique, et non pas de cette autre sorte de temps, ignorée par la plupart des philosophes, qu’est le temps psychologique, c’est-à-dire le mouvement par lequel la pensée passe de ce qui est à ce qui devrait être, pourrait être, a été ou sera. Ce temps-pensée est l’illusion du devenir individuel : le fait de penser en termes de continuité personnelle, le fait que la pensée élabore une structure temporelle afin de perdurer, de devenir et de se réaliser. Nous appliquons en effet à tort le temps chronologique, extérieur ou physique, à la vie intérieure ou psychologique. Or le préjugé du chemin est directement lié à ce temps-pensée, que Blouin n’évoque que sporadiquement.[22] Et considérer la révolution intérieure comme un accès à la « durée », comme le fait l’auteur, ne risque-t-il pas de nous faire croire à tort qu’elle est un changement progressif ou graduel, c’est-à-dire temporel ? Cette perspective n’est-elle pas un obstacle, plutôt qu’un moyen d’accéder, à la perception de la nouveauté et de l’imprévisibilité, ou encore de l’irrépétabilité des expériences (cf. pp. 188 et 191) ? Certes Blouin préconise de revenir au présent et de mettre entre parenthèse les souvenirs et les anticipations. Il nous invite à juste titre à cesser d’assimiler « constamment le présent au passé » (p. 146). Mais faute d’une distinction claire entre temps vécu et temps-pensée, ces analyses peuvent paraître ambiguës ou incomplètes. L’auteur ne semble pas voir que le dépassement de la pensée, qu’il appelle de ses vœux, est aussi, nécessairement, la fin du temps, même s’il rapporte que Rousseau a vécu un état « « où le temps [n’est] rien pour [l’âme], où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession » ».[23] À la décharge de l’auteur, Husserl ne semble pas non plus avoir pleinement réalisé qu’il était possible et nécessaire de mettre fin au temps-pensée.
De la méthode en phénoménologie.
Malgré son subitisme et son éloge de la passivité propre au laisser-être, Blouin semble adhérer à la croyance illusoire en la nécessité ou en l’efficacité de certaines techniques, pratiques ou méthodes visant un but (p. 88), d’exercices prétendument « spirituels », chers à Pierre Hadot, ou encore d’une culture de l’attention, d’un entraînement à la vigilance. Comme si l’attention pouvait être cultivée ! Ici, c’est la pratique de la suspension (ἐποχή) ou de la réduction transcendantale qui est réputée nous conduire à l’intuition phénoménologique.[24] Ce qui n’est pas sans rappeler la façon dont Claude Romano conçoit l’accès au naturel, à la nonchalance et à la spontanéité en un sens technico-pratique, ou artisanal, sur le modèle (partiellement) volontariste d’un comportement habituel ou d’un exercice répété. Je rappelle que la « conscience cosmique », que Blouin met en avant, était bien chez Hadot un exercice spirituel pour atteindre la paix intérieure, un moyen d’atteindre une certaine fin. (D’ailleurs, contrairement à Blouin, Hadot n’en faisait pas une expérience mystique au sens de l’expérience unitive plotinienne[25]). Si Blouin reconnaît que la « méthode » de Bergson « n’en est pas [vraiment] une », c’est seulement parce qu’« il n’y a rien ici susceptible de s’enseigner et de se reproduire machinalement » (p. 188), et non pas parce que toute pratique relèverait du temps-pensée ou parce que la vérité ne pourrait être découverte que de façon directe, immédiate. Ici, une pratique est censée nous « apprendre à voir le monde dans sa première lueur ».[26] Or une technique permet d’acquérir et d’accumuler des connaissances, du savoir ou du savoir-faire, ce qui nous rive au passé, mais elle ne semble pas permettre d’apprendre en un sens plus authentique, c’est-à-dire d’observer, de faire l’expérience directe des faits, d’entrer en contact avec eux, de voir immédiatement, hors du temps et d’aimer comprendre. Au sens profond, apprendre est un savoir sans passé, un processus ou un mouvement continu, perpétuel, sans fin, qui a lieu d’instant en instant, à mesure que l’on avance et qui est toujours effectué au présent. On n’« apprend » donc pas à voir, au contraire : voir, c’est apprendre.
Blouin ne manque pas de prêter attention aux affaires humaines, notamment dans les analyses fondées sur l’anthropologie et consacrées à la « normativité de groupe ». Mais les objets qu’il attribue à « l’intuition phénoménologique » (la nature des choses, le réel, l’apparence, le phénomène du monde, etc.) semblent exclure l’activité humaine et notre vie intérieure ou psychologique en tant que telles, ainsi que bon nombre de nos représentations et de nos affects (hormis notamment le sentiment du beau et l’étonnement). Mais la vision pénétrante n’a-t-elle pas aussi pour objet le contenu entier de la conscience, en particulier nos problèmes psychologiques, qu’elle seule peut résoudre ? En outre, même si Blouin reconnaît que l’intuition de Husserl est restée limitée, l’analyse aurait pu gagner en précision s’il avait insisté sur la différence entre vision profonde partielle (par exemple limitée à la matière ou à l’espace-temps) et vision profonde totale.
Intuition, vacuité et mystique.
Il est permis de se demander si la vision pénétrante et la révolution intérieure sont, comme le pense l’auteur, nécessairement liées aux notions d’Être, d’intuition, de temps vécu (cf. supra), de vacuité ou d’insubstantialité, de phénoménisme, de suspension ou de réduction, de mystère et de mystique, ou encore de désintéressement et de laisser-être. Le mot « intuition » est très apprécié, usé, galvaudé, souvent employé avec légèreté et désinvolture, notamment par des personnes imaginatives et sentimentales ou romanesques. Il est trompeur, porteur de nombreuses illusions, car nos intuitions peuvent être le résultat (la sublimation) de nos désirs cachés, de nos espoirs inconscients, de nos attentes, souhaits ou craintes, etc.[27] Par ailleurs, le discours sur la « vacuité » semble entrer en tension avec les notions de thèse,[28] de métaphysique et d’ontologie[29] ou de « pensée de l’Être ». Surtout, allez dire à un homme pauvre et affamé que « tout n’est que vacuité » : cela ne signifiera rien pour lui ! S’il est fondamental de comprendre que le « moi » n’existe pas, il semble inutile, voire incohérent, de tout considérer comme illusion. Claude Romano (Les Repères éblouissants) a bien montré que l’idée d’illusion générale n’a pas de sens, puisque cette illusion ne pourrait pas se révéler pour ce qu’elle est, à savoir une entorse à la cohésion globale du monde.[30]
Pour ce qui est des concepts de suspension (ἐποχή) ou de réduction, ils pourraient aussi bien être remplacés par ceux de méditation et de vision profonde, sans perte d’intelligibilité ou d’efficacité sotériologique. La notion de mystère paraît relativement pertinente, mais lorsque la notion de vacuité universelle a été abandonnée, sa portée semble moindre que celle que Blouin lui attribue. Surtout, à bien y réfléchir, le silence nécessaire à l’attention n’a rien de « mystique » : c’est simplement le silence ! Il n’y a rien de « mystique » dans le fait qu’être attentif suppose un esprit calme, tranquille, qui cesse de penser, ou dans le fait que, quand la pensée disparaît, nous n’avons plus l’impression d’être le penseur : ce sont seulement des faits réels, que chacun peut constater par lui-même. La conscience dépourvue de centre, de sentiment du « moi », n’est pas non plus une expérience « mystique » : elle est simplement un état réalisable. Surtout, le mysticisme a-t-il une quelconque valeur dans la vie quotidienne ? Il est tentant de s’évader dans une vision mystique ou fantasque, au lieu de vivre sans conflit. Le mysticisme ne correspond-il pas à un sentiment vague et inarticulé qui est source d’illusions (« la paix », « l’immortalité », « Dieu », etc.) ? N’est-il pas une fuite de la réalité dans l’illusion qui, en outre, ne fait pas cesser la souffrance ? L’expérience mystique n’est-elle pas le signe d’une réaction de retrait vers un univers imaginaire, considéré comme vie intérieure et pris pour refuge ? Même si Blouin n’attribue pas un sens « spécifiquement religieux » au « caractère « mystique » [de] l’attitude phénoménologique » (p. 22), le risque est tout de même de céder aux illusions de la spiritualité et d’investir les prétendues découvertes spirituelles d’un espoir qui est source d’illusions.
Un « faire-voir » non verbal.
Les réflexions consacrées à la vacuité auraient pu bénéficier de références à Anaxarque[31] et à Xéniade de Corinthe, ce contemporain de Démocrite, cité par Sextus. L’ouvrage aurait également gagné à distinguer plus clairement intérêt et attention, comme le fait Michel Bitbol dans La Conscience a-t-elle une origine ?. Quant à la non-dualité à laquelle l’auteur fait si souvent référence, s’agit-il d’identité, d’identification, d’unité, d’interdépendance, de corrélation, de communauté de nature ou d’autre chose encore ? Est-elle vraiment compatible avec le fait que l’auteur accepte l’idée d’intermédiaires mentaux entre nous et le monde, la notion d’« esquisses » à travers lesquelles nous percevrions les objets ? Est-elle conciliable avec la nette distinction qu’opère l’auteur entre l’être de la conscience et l’être de l’objet[32] ? En tous cas, l’ouvrage tend à confirmer que la pensée de Husserl présente des aspects aussi bien dualistes que non-dualistes.[33] Reste à savoir s’il est réellement pertinent de continuer de parler de « phénoménologie », fût-ce comme manière de vivre, lorsque l’on abandonne l’exigence de décrire, ainsi que la recherche d’essences. Chacun jugera de la pertinence de la justification qu’apporte ici l’auteur : le logos ou le dire et le phénomène qui est dit renvoient tous deux au « briller/faire briller » (p. 361), donc partagent « une essence commune » ; et la phénoménologie est l’art « de faire apparaître l’apparaître même ». La pensée se confondrait ici avec ce sur quoi elle porte, tant elle est mise à son service.
En même temps, le faire-voir de la phénoménologie n’est pas nécessairement langagier, selon Blouin, il n’a pas à être verbalisé ou n’est pas forcément une verbalisation de l’Être. La voix de l’Être est originairement « « silencieuse » », donc la pensée méditante qui en est l’écho humain n’est pas nécessairement un dire. L’Être ou son « logos universel » (p. 363) s’exprime dans des sons (naturels ou humains) qui ne sont pas des paroles (par exemple dans « le ruissellement des rivières »), à travers les sonorités du monde sensible. Nous pouvons « « faire voir » notre solidarité originaire avec le monde » à l’aide d’arts ou de pratiques non langagiers. L’important n’est pas de dire l’Être mais « de s’exercer à l’habiter de tout son être, […] de le célébrer, d’y rendre hommage », etc. Blouin nous invite ainsi au silence, mais il aurait peut-être fallu clarifier davantage la nature de ce calme et de cette immobilité de l’esprit qui ne sont pas seulement non-duels, mais aussi, me semble-t-il, indépendants de la mémoire, du connu, du temps-pensée. Le silence n’est-il pas en outre actif, dynamique, intense, vivant et discontinu, au sens où il survient d’instant en instant ? Il aurait été dans l’intérêt du lecteur d’apprendre que le silence surgit spontanément, sans effort, contrainte ou méthode, qu’il ne naît pas de la volonté, de la pensée, du désir, d’un effort, d’une pratique et qu’il n’est pas n’est pas déclenché par des stimuli externes, des objets extérieurs. Le silence résulte de la fin des réactions conditionnées et d’une intense activité du cerveau consistant en attention totale, observation claire et profonde, en une sensibilité qui permet la clarté et l’immobilité totale de l’esprit.[34]
Tirer les ultimes conséquences des arguments précédents en faveur du caractère non verbal du « faire-voir » phénoménologique, rejeter l’essentialisme descriptiviste, mettre en œuvre une vision pénétrante totale, jusqu’à connaître la révolution intérieure et dépasser les préjugés liées aux notions d’intuition, de chemin ou de méthode : voilà qui aurait pu conduire l’auteur à abandonner toute appartenance à un courant de pensée ou à une école philosophique, tels que la phénoménologie, et à proposer une pensée encore plus originale et personnelle, qui aurait moins fait appel à l’histoire de la philosophie et davantage à ce qui est. De plus, les remarques de l’auteur sur la création et la beauté sont éclairantes, mais l’amour est le grand absent du livre, alors qu’il est un puissant facteur de non-dualité ! Enfin, l’appendice qui rejette la « distinction entre la réduction phénoménologique et l’ἐποχή transcendantale » n’emporte pas entièrement la conviction. Il paraît avoir été élaboré après-coup pour justifier l’oubli d’une différence qui semble pourtant pertinente et qui, en tout cas, est bien présente dans la pensée de Husserl, à savoir la distinction entre suspendre le jugement et faire réflexion, entre neutraliser la croyance à propos des objets d’expérience et la systématisation, la stabilisation ou l’affermissement de la réflexion.[35] Mais aucune des réserves que nous venons d’exprimer ne saurait masquer la virtuosité et la profondeur impressionnantes des analyses de l’auteur. En révélant le « cœur battant de la phénoménologie » (p. 357), Blouin fournit au lecteur une puissante motivation pour changer sa propre manière de vivre et il l’aide grandement à accéder à ce que la philosophie peut apporter de plus élevé, à une véritable sagesse.
***
[1] Cf. p. 106. « Être et phénomène ne font qu’un » (p. 75) et il n’y a pas de support qui se trouverait « « derrière » ou « en-dessous » des phénomènes », à l’extérieur d’eux, pas de chose en soi (p. 76).
[2] « à a » (p. 42) ; « évènement » (p. 51) ; « bien que ce lui pris plus d’une décennie » (p. 155) ; « elle » au lieu de « il » (p. 269) ; « un monde qui se souci » (p. 274) ; « quelque chose de relevant ou d’irrelevant » (traduction d’un passage de Husserl ; p. 294) ; « ce que Kant entend par là s’éclaircie » (p. 310) ; « la conscience immédiate […] recèle une vérité […] dont l’analyse réflexive ne peut que dissiper » (p. 130) ; « ses profiles » (p. 139) ; « « le sens actif de vivre […] est auto-lumineuse » » (traduction d’un passage de William James ; p. 161) ; « si l’on désir se réconcilier » (p. 182) ; « elle désir » (p. 268) ; « la chose acquière » (p. 267) ; « « quand un individu impose (enforces) une norme sociale, elle le fait, effectivement… » » (traduction d’un passage de de M. Tomasello ; p. 269) ; « [nous pouvons] rapprendre à voir les choses […] telles que nous les éprouvons en deçà de comment nous les concevons » (p. 184). Blouin parle de « théologie négative » (p. 47, note 48), alors qu’il n’existe pas de « théologie négative » : il y a une voie négative (apophatique), qui intervient à l’intérieur de ce que Denys dit le Pseudo appelle la « théologie mystique ». Toutes les 18 pages environ, Blouin utilise l’adjectif « final » dont il fait à tort un substantif dans la construction « au final » (pp. 67, 94, 152, 158, 163, 180, 181, 191, 249, 250, 279, 281, 315, 329, 333, 362, 364).
[3] pp. 11, 23, 26, 55, 70-71-72, 155, 180, 263, 322-325, 331, 336, 361 et passim.
[4] « Il nous semble que l’ἐποχή se produit globalement « tout d’un coup » plutôt que séquentiellement » (p. 289, note 138). Elle « est généralement appliquée « tout d’un coup » à l’expérience dans son intégralité » (p. 367). C’est ainsi que pour Fink, l’attitude naturelle peut « sauter « d’un seul coup » dans le gouffre, par une sorte d’acte de foi » (p. 282). Elle ne peut « que « faire irruption » » dans la vie transcendantale. Blouin évoque à ce sujet une « discontinuité radicale, ce saut qualitatif de la conscience qui passe […] de l’état réflexif à l’état postréflexif ». « Heidegger saute à pieds joints dans la vacuité de l’Être et sort ainsi tout d’un coup du régime de l’étant » (p. 335). Selon lui, nous accédons à la pensée méditante « par un « saut (Satz) hors du « cercle du principe de raison » dans une pensée de l’ »irraison/abîme (Ab-grund) » de l’Être » (p. 354).
[5] p. 281. « Le terme même de « voie » vers l’attitude transcendantale serait trompeur selon Fink », car il n’existe pas de « « voies vers la phénoménologie, au sens d’une motivation continuelle commençant dans l’attitude naturelle et conduisant de manière cohérente et contraignante à l’attitude transcendantale » » (p. 282). À comparer avec ce propos de Michel Bitbol (La Conscience a-t-elle une origine ?) : « Cette thématique du chemin à parcourir, de l’effort à faire (en direction de l’être), n’est-elle qu’une métaphore incertaine de plus ? Métaphore pour métaphore, la plus appropriée n’est pas « se porter vers l’être », mais une fois de plus élargir le champ d’attention jusqu’à s’apercevoir non seulement de l’étant, mais du fait de son être. […] Tout est déjà là avant même de s’y [sc. sur « la voie méditative »] être engagé : « “Nous y sommes” parce que cela ne peut être rien d’autre. » » (c’est nous qui soulignons). Je rappelle également ce propos de Claude Romano : « Pour porter au jour la vérité, il n’y a ni terme ni chemin, ni procédés ni moyens » (C. Romano, « Faulkner phénoménologue », Esprit, Octobre 2019, https://doi.org/10.3917/espri.0910.0051). Ce discours me rappelle ces mots de Nietzsche : « Le chemin – cela n’existe pas ! » ou « Le chemin, en effet, il n’existe pas » (Ainsi parlait Zarathoustra, III) et « il n’y a pas de chemin vers l’Un originaire. Il est tout entier phénomène » (La naissance de la tragédie, trad. Geneviève Bianquis, Paris, Gallimard, 1949, p. 313).
[6] Une pensée proche de la pensée de l’Être au sens de Heidegger (p. 327) ; une pensée méditante ou « post-rationnel[le] » (p. 355).
[7] Il s’agit du « caractère fuyant et immotivé du monde » (p. 52), de « l’insubstantialité de l’étant [… du] surgissement immotivé du monde » (p. 88, cf. p. 46).
[8] p. 207. L’expression est de Husserl. Chez Husserl (p. 86), l’objet de l’intuition phénoménologique est l’impression originaire, la genèse ou « génération spontanée » par laquelle la « sensibilité se déploie à tout moment », ou encore l’inconditionné, c’est-à-dire « l’expérience sensible comme originairement inconditionnée » ou cause d’elle-même (p. 87). Il s’agit aussi du vécu absolu, transcendantal, qui est anonyme, impersonnel (p. 174).
[9] Le but de Pyrrhon est le bonheur né d’une indifférence à l’égard du monde qui résulte « d’une méditation assidue » (p. 100).
[10] Si la phénoménologie implique « une nouvelle manière de vivre » (p. 287), c’est parce qu’il faut cesser de penser : il faut « faire taire […] réduire au silence la pensée discursive ». Ce qui ne signifie pas supprimer entièrement cette pensée, mais « tenir actif le regard universel qu’elle libère tout en le retournant vers l’espace pré-public ou intime qui le sous-tend ». Cette cessation exige de relâcher « « tout d’un coup » » l’attention de l’objet de pensée (être désintéressé) et d’être attentif au « monde sensible ou antéprédicatif »), de suspendre ou interrompe le jugement, pour que puisse s’exprimer librement une sorte de raison qui est inhérente à l’expérience et au monde de la vie. Cesser de penser est la seule façon de mettre fin au mouvement par lequel la conscience réflexive devient étrangère à elle-même (p. 288). Rousseau a ainsi rapporté une expérience dans laquelle il ne se souciait « que de « sentir avec plaisir [s]on existence, sans prendre la peine de penser » » (p. 321. C’est nous qui soulignons). Il se trouvait dans un « état de non-pensée », dans une attitude suspensive. Ce que Blouin nomme « la conscience postréflexive » correspond ou équivaut à ce que Heidegger appelait la « pensée méditante », c’est-à-dire « « une pensée à la poursuite du sens qui domine dans tout ce qui est » » (p. 336). Il s’agit de la pensée de l’Être, qui est non représentative, non logique, non conceptuelle, non explicative et qui est « écoute du mystère », par opposition à une volonté de maîtrise. Il faudrait laisser-être sereinement, faire preuve d’un accueil bienveillant, d’« un désintéressement total », consistant à « « laisser l’objet » » apparaître (p. 351). Ce lâcher-prise est au cœur « de la méditation (Besinnung) [ainsi que] de l’expérience et de l’art du Beau ». « La vie méditative », consistant à voir la beauté de « la vie tout entière », implique abandon de soi, « renonciation à sa volonté propre au profit d’un esprit de libre accueil », union du penseur avec l’Être qui est alors accueilli (p. 352). L’ἐποχή commence par « l’éveil de l’univers sensible », par « la conscience du monde tel qu’il se donne dans l’expérience immédiate, plutôt qu’à travers la grille de nos représentations conceptuelles » (p. 354). Pour éprouver le monde comme constituant « la transcendance de tout étant », c’est-à-dire pour s’étonner devant lui, il faut mettre « entre parenthèses la pensée représentative (conceptuelle, discursive, calculante, réflexive) ». Il s’agit de « cesser de (se) réfléchir », c’est-à-dire de « couper à sa racine » la pensée dualisante, de retourner le regard de la conscience « dans la contemplation silencieuse » du monde (p. 356).
[11] p. 347. À comparer avec ce propos de Michel Bitbol (La Conscience a-t-elle une origine ?) : « Tendre vers cet objectif [ie. l’être] nous le ferait perdre, parce qu’il ne s’ »atteint » qu’en suspendant les pulsions d’extrojection […] : « Quand vous le recherchez, vous vous en éloignez. » […] Parcourir la voie signifie dès lors non pas aller de l’avant vers un but de plus à saisir, mais peut-être […] franchir un demi-pas à reculons pour réintégrer la scène vide de l’ainsi » (c’est nous qui soulignons).
[12] La conscience est ce qui circonscrit chaque région délimitable de l’expérience. Étant la seule réalité qui nous soit donnée, elle a une primauté à la fois ontologique qu’épistémologique, ou plutôt antérieure à cette distinction, « à la scission même du sujet et de l’objet, et donc de la connaissance et de l’être » (p. 180). Toute vérité est tirée de, et porte sur, l’expérience, laquelle « n’est pas un fait de l’homme ; c’est bien plutôt l’homme qui est un fait de l’expérience » (p. 202). Tout objet, même idéal, dépend de l’expérience, qui est indépendante de l’homme (p. 203) : elle est l’œuvre d’une nature « préscientifique » et, en ce sens, « primordiale ».
[13] Par exemple pour Jean-Claude Gens (L’expérience vive), le champ perceptif est déterminé par nos intérêts et par nos attentes (« cécité intentionnelle »). En quête d’information utiles, le cerveau ignore celles qui sont inutiles. Le champ perceptif est également déterminé par les savoirs que nous avons sur un champ donné d’expérience (un viticulteur ne voit pas la même chose dans son vignoble que le géologue ou le promeneur en R de son savoir). Dans la perception, l’expérience est déterminée par une visée, une intention (anticipations, attentes) et par des pré-supposés ou des pré-jugés (croyances, savoirs, etc.) résultant de la sédimentation d’expériences antérieures qui font tradition. Toute expérience est transie de théorie, comme l’écrivait Goethe : « chaque fait est déjà théorie ». Goodman affirme dans Reconceptions en philosophie que « l’expérience dépend […] de la connaissance ».
[14] Blouin s’appuie abondamment sur Marcel Conche, qui se trouve être l’auteur d’un ouvrage intitulé Nietzsche et le bouddhisme. Il rapporte certains propos de Pyrrhon qui rappellent fortement le tétralemme cher au philosophe bouddhiste Nāgārjuna (cf. p. 44 et 45-46, cf. note 48, pp. 46-47), lequel est par ailleurs – notons le incidemment – inscrit désormais au programme de philosophie des élèves de Terminale. Il note que C. I. Beckwith (Greek Buddha) a défendu la « thèse de l’influence du bouddhisme primitif sur Pyrrhon » et que M. Conche « voit chez Pyrrhon, à la suite de Nietzsche, un « bouddhiste mais grec » » (note 52, p. 48-49). Blouin n’est pas loin d’affirmer que Husserl était un Madhyamika ! Pour ma part, j’estime que les sages nus que Pyrrhon a rencontrés étaient peut-être des Jaïns et que le scepticisme de Pyrrhon est plus proche du scepticisme radical de Sañjaya Bellaṭṭhiputta, qui fuit les questions « comme une anguille », disent les textes Pâli, que de l’enseignement originel du Buddha. Blouin cite (p. 119) un passage d’Evan Thompson qui reprend la célèbre analogie bouddhiste des deux gerbes de roseau (cf. Canon bouddhique pâli, Samyutta Nikaya, 12 : 67). Concernant « la méditation « pleine conscience » (mindfulness) », il renvoie aux écrits de F. Varela, N. Depraz, P. Vermersch et M. Bitbol (note 137, p. 288). Lorsqu’il rapproche non-dualité et mystique, il cite un passage de Karl Jaspers renvoyant aux pensées chinoise et indienne (note 96, p. 358). Mais il aurait aussi bien pu faire référence à La Mystique sauvage de Michel Hulin.
[15] Les seuls textes bouddhistes anciens que Husserl connaissait sont les traductions par K.E. Neumann du Sutta Pitaka (Fred Hanna, Husserl on the Teachings of the Buddha, in The Humanistic Psychologist 23(3), Septembre 1995, p. 365-372). « Sur les discours de Buddha Gautama » est une recension de ce texte (Schuhmann 2005, 144, 148). Husserl n’a pas indiqué quels volumes de cette traduction il a lus. Selon Karl Schuhmann, Husserl
a lu le Majjhima Nikāya, les Therīgāthā et les Theragāthā, et peut-être le Dhammapada (Schuhmann 2005, 144 n. 29).
[16] Cf. Fred Hanna, op. cit.
[17] Cf. deux manuscrits de Husserl écrits en 1920 : Ms. B I 2/88-94 et hua XIV, N°9, § 6. Voir : Depraz, « Socrate, Christ, Buddho as ‘political’ leaders » in K. Thompson & L. Embree eds., Phenomenology and the Political, Dordrecht, Kluwer, 2000, p. 121-131.
[18] « Je me suis toujours senti à l’égard de la pensée chinoise comme un enfant retenu derrière une vitre et regardant des sommets enneigés où il aimerait aller courir et s’ébattre » (Claude Romano, « Un étrange oubli », Extrême-Orient, Extrême-Occident, vol. 27, 2005, p. 161).
[19] pp. 21, 31-32, 103-104, 327.
[20] p. 213. Il est ainsi question d’une voie résidant tantôt dans la phénoménologie ou dans « l’ἐποχή phénoménologique » (p. 32), tantôt dans l’« expérience intégrale », dans la liberté (p. 213), quand ce n’est pas dans la mystique (p. 303) ou dans la conscience que libère l’étonnement et dans la culture de l’« aperception du monde qu’éveille l’ἐποχή », dans le séjour pleinement lucide en elle.
[21] pp. 107, 109, 161, 177-178, 188, 203 (note 37), 205-206, 329, etc.
[22] Le préjugé du monde en soi est « la source de notre malheur » car, tout comme l’opposition entre être et paraître, vrai et faux, il naît de l’idéal d’un monde meilleur, de l’opposition entre être et devoir-être (p. 102). – Nous ne sommes jamais attentifs au présent, nous anticipons l’avenir ou nous remémorons le passé : « « le seul avenir est notre fin, écrivait Pascal. Ainsi nous ne vivons jamais, nous nous espérons de vivre, et nous [nous] dispos[ons] toujours à être heureux » » (p. 292). « La tension inhérente à la réflexivité » prend la forme de cet écart « entre l’espoir de vivre et la vie vraiment vécue » (c’est nous qui soulignons).
[23] p. 321. C’est nous qui soulignons. Comme Rousseau cesse de se fixer « sur les douloureux souvenirs », cet état s’accompagne « d’un rapport transformé au temps, où le regard ne se détourne du passé et de l’avenir que pour mieux s’épancher au présent ».
[24] Chez les anciens Grecs, la suspension était d’abord un exercice spirituel, une technique visant un but (p. 31). Cesser de penser « requiert tout un entraînement » (p. 288).
[25] Cf. Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique. Mais la conscience cosmique est ancrée dans la spiritualité, dans l’ascension vers une plus grande plénitude d’être, le dépassement de soi par un travail de soi sur soi. C’est une expérience vécue. Hadot affirme aussi que le sentiment cosmique (par opposition à la connaissance scientifique de l’univers) est « le résultat d’un exercice spirituel ».
[26] p. 87 (C’est nous qui soulignons).
[27] Il peut s’agir de projections inconscientes que nous tenons pour quelque chose de très réel. Et nous avons tendance à accorder une importance extraordinaire à ces artefacts. Sans compter que ce que nous appelons « intuition » relève souvent d’une absence de raison ou de pensée profonde, qui peut nous conduire à accepter des concepts et théories qui nous semblent pouvoir nous apporter une solution ou un réconfort.
[28] Pyrrhon et Husserl soutiennent « la « thèse » de l’insubstantialité ou de la vacuité de toute choses » ; « cette thèse métaphysique chez Husserl… » (p. 81).
[29] Le « cœur métaphysique » des philosophies de Pyrrhon et de Husserl est l’intuition « de l’autonomie ontologique du paraître » (p. 33) ; le « cœur de la métaphysique phénoménologique » est constitué par « la révélation [d’une] couche d’être… » (p. 40) ; chez Pyrrhon, l’ἐποχή « naît d’une révélation métaphysique qui porte sur la vacuité de toutes choses » (p. 52). Husserl soutient une « « métaphysique de l’apparence » » (p. 73 ; l’expression est de M. Conche) ; « la métaphysique husserlienne consonne vivement avec la métaphysique pyrrhonienne » (p. 81) ; « la métaphysique pyrrhonienne de l’apparence… » ; « l’intuition métaphysique de Husserl » (p. 88) ; etc.
[30] Blouin loue « les analyses de Claude Romano au sujet de [la] théorie dite « conjonctive » de la perception (qui admet un élément commun à la perception et à l’illusion) chez Husserl » (note 97, p. 65), même s’il en tire « les conclusions opposées ».
[31] Anaxarque, connu selon Diogène pour « l’impassibilité et le contentement dans lesquels il passait sa vie », a comparé les « choses existantes avec des décors peints de théâtre et avec ce qui nous arrive dans le sommeil ou la folie » (Diogène, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, livre IX). Quant à Xéniade, il considérait que « tout est faux, toute opinion et toute représentation sont fausses » (Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 53). Toutes les représentations sont « non convaincantes » (apistoi ; ibid., II, 76). Tout ce qui naît vient du néant et tout ce qui meurt y retourne (ibid., VII 53), ce qui semble être une hypothèse destinée à montrer que génération et mort sont impossibles. Xéniade aurait rejeté l’existence d’un critère de vérité (ibid, VII 48).
[32] Ce qui correspond à la différence entre fugacité et stabilité, entre changement et identité à soi, entre immesurable et mesurable, imperceptible et perceptible, etc. (p. 146). Blouin distingue aussi la pensée, ou la conscience comme être transcendantal, de notre pensée ou de la conscience comme être transcendant (p. 173). Ou encore : les apparaissants et le flux des esquisses ou de l’apparaître (p. 177)
[33] Les Recherches logiques opposent apparence et réalité, l’apparaître et l’apparaissant. Et après le tournant transcendantal, les objets perçus ne sont pas pour Husserl de simples projections de la conscience. Surtout et le phénoménologue distingue essentiellement l’apparaître et ce qui apparaît, l’être transcendantal et l’être transcendant, l’être spatial de la chose et « l’être fluant de la conscience » (p. 110). Conscience et objet sont différents par leur mode de donation et par leur mode d’être (p. 141). Dans la perception, le percevant et le perçu s’opposent toujours (p. 142). De plus Husserl ne confond pas l’Être avec un étant (p. 78). Husserl distingue d’une part « le phénomène global (ou la phénoménalité même) » (p. 165), « le flux phénoménal dans son ensemble » (p. 169), « l’expérience vécue en tant que telle » (p. 178) et, d’autre part, « les phénomènes particuliers », « chaque phénomène pris isolément » ou « ce qui, [dans l’expérience vécue en tant que telle], s’expérimente ». Les premiers relèvent « d’une catégorie ontologique tout autre » que les seconds, ils « diffère[nt] toto caelo » des seconds ou sont « d’un tout autre ordre » qu’eux (pp. 165, 169 et 178).
Néanmoins les Ideen I soutiennent qu’« être et phénomène ne font qu’un » (p. 75). Les objets perçus ne sont pas des êtres en soi révélés par la conscience, au contraire : l’existence du monde dépend de l’expérience. La conscience et le flux phénoménal sont un (p. 68) et l’esprit ne comporte « aucune différence entre être, phénomène et conscience ». À un certain niveau, il n’y a pas de dualité entre sujet et objet (pp. 70-71, 145), entre l’être de l’objet et l’être de la conscience, entre existence et apparence (p. 163), entre le monde et la conscience du monde (p. 296-297), entre la subjectivité humaine et l’univers, « l’être et la conscience de ce qui jaillit » (p. 329), l’intérieur et de l’extérieur, ou encore entre la pensée et de ce qui est pensé. L’expérience transcendantale est l’union de « l’universalité de la réflexion à l’immédiateté du sensible », des troisième et première personnes, de l’universel et du singulier, de l’objet et du sujet, « ce qui revient à prendre conscience que l’Autre, en vérité, n’est pas distinct du Moi » (p. 358). Sur les autres aspects non-dualistes de la phénoménologie de Husserl, cf. pp. 296-297, 329, 358, etc.).
[34] Ajoutons que le silence requiert une grande énergie, qu’il contribue d’ailleurs à intensifier. Il indique un fonctionnement parfait du cerveau et engendre la méditation, ainsi que la perception du nouveau (la création). Il conduit à la vérité, à l’immensurable, à l’intemporel. Il favorise un renouvellement intégral du cerveau, conduisant à une existence libérée des contraintes du passé.
[35] Sur cette différence, cf. Michel Bitbol, La Conscience a-t-elle une origine ?, question 3 : « Comment changer d’état de conscience ? ».