La première partie de cette recension est consultable ici.
TROISIÈME PARTIE : la perception au fondement de tout logos
Chapitre 1 : θιγεῖν, toucher, percevoir – reprise heideggérienne de Brentano
Notre auteur présente très bien les deux aspects de Brentano, d’une part tributaire du lien entre logique et scolastique, car il définit encore les « substances simples » d’Aristote comme intelligibles (p. 250) ; d’autre part capable d’exhiber, dans l’antéprédicatif qui préside à la saisie des essences, l’expérience qui tâte (thigein, betasten) le « il y a ». Ici, la vérité ne réside plus dans la proposition (p. 263) car on ne peut pas parler du simple – mais dans le fait de toucher le Simple. La kataphasis se réduit à la phasis (dire ceci, ti). « Apophase » au sens d’apophatique, de non-déclaration, de non-attribution. Mais on aurait aimé voir :
1°) En aval, expliquer ce changement de la version existentielle de la tautologie en nostalgie de la parole venant à la parole (« die Sprache spricht »), dans les commentaires tardifs de Trakl et George (GA 12). Un clin d’œil vers la conférence Zeit und Sein (1962) aurait également fait sonner le « die Zeit zeitigt » qui refonde un esprit logique situé en-deçà de l’opposition entre sujet et prédicat.
2°) En amont, voir souligner l’abandon, par Heidegger, de la saisie du Simple comme divin (p. 264), auquel la tradition réservait l’unité et la simplicité. Heidegger avait préparé cet abandon de longue date, en choisissant l’unicité scotiste de l’être comme transcendante à tout étant, y compris Dieu. Ces arguties théologiques ont inspiré son contrepoint entre esse, tempus, et verbum. Le rejet de l’aspect théologique de la métaphysique d’Aristote origine le mariage de la différence ontologique avec la gloire de la perception, l’aisthèsis, apprise de Brentano. L’auteur écrit ainsi, p. 272 et 273 :
« Brentano vise un certain niveau d’une perception prise dans sa simplicité, dans la simplicité du « phénomène », qu’elle soit interne ou externe. Le phénomène « existe », « est » au sens de l’existence, ce qui diffère tout à fait de la prédication. Le phénomène, rien que le phénomène, dans sa simplicité indécomposable. […] Et c’est encore à partir de cette « perception » que Brentano avance sa thèse logique fondamentale : tous les jugements prédicatifs se laissent reconduire en dernière instance au jugement existentiel. »
L’analyse brentanienne de la perception en GA 21, est commentée p. 282 à 284 du livre. L’être simple ne dérive pas de l’étant, dit Heidegger, il n’entre pas dans une composition, il se tient en une foncière unité qui s’ouvre dans le « Vernehmen », le « saisir » de l’unité en tant qu’unité – l’être. Mais ce saisir n’est-il pas plus proche de celui des essences divines que de la perception (Wahrnehmung) au sens de Husserl, où il ne s’agit que de « phénomènes » en général ? Que penser de l’horizon ontologique acquis par la perception quand il devient celui de l’être de l’être (das Sein des Seins), curieuse formule, souligne l’auteur p. 285 ? N’est-il pas fondamentalement différent de l’horizon husserlien ? La « déthéologisation » de l’horizon aristotélicien, dénonciation de l’ontothéologie, annonce-t-elle une métamorphose du divin ?
Quoi qu’il en soit, le jugement négatif rejeté par Aristote (l’homme n’est pas musicien, non-blanc) devient pierre d’angle à la fois du refus heideggérien de la pensée oppositionnelle et de l’affirmation qu’il faut partir de l’étant (et de son être) : il n’y a pas de pensée du non-étant. La nouvelle occurrence de la vérité n’est donc plus : « le musicien est musicien », mais « le musicien est » – « il y a » un musicien (es gibt). Brentano révélait que c’était le jugement perceptif, libre d’obédience à la prédication, qui visait la vérité (wahr-nehmen signifie prendre du vrai). Rappelons pourtant que, pour Heidegger, le fond de la pensée est le non-être. Certes, il ne confond jamais celui-ci avec la négation de tel étant, parente du risque du faux. La négativité, en tant que concept de non-être, est au contraire justifiée comme condition de l’alèthéia. Ainsi, tandis que la « reconnaissance du phénomène représenté dans la conscience interne » incluait la négation de l’autre (le non-vrai était égal au faux) – Heidegger, en passant du Bewußt-sein au Da-sein, déplace l’accent : il passe de l’errance à l’occultation. C’est-à-dire : du pseudesthai dû à la position négative de l’étant, à la Verborgenheit due au versant négatif de l’être. La lecture qui a guidé Heidegger tout du long, et qu’il faudrait alléguer ici, est celle de Hegel. Il le lisait en même temps qu’il écrivait sa thèse sur Duns Scot, et, quoique refusant la « violence », comme il dira plus tard, de la marche dialectique, il pensera toujours que le phénomène n’appert dans sa simplicité indécomposable (p. 272) que sur fond de négativité. On touche à l’être en tant qu’il n’est pas un étant – on peut même dire : en tant qu’il n’est pas ; l’être de l’étant se révèle en un discours qui désocculte le commun voisinage des étants dans la variété de leur « en tant que ».
Mais dépister du « langage » là où ça ne parle pas (dans la peinture) encourage à écouter bruire le silence de la parole elle-même dans l’intertexte inaudible où baigne le traducteur. Le livre de Paul Slama montre ainsi que, si une chaîne d’influences issue d’Aristote conduisit Heidegger à la Différence ontologique, son effort de traduction y fut aussi pour beaucoup : car l’entre-deux mystérieux entre les langues est l’autre face de la position du Logos en-deçà du discours. Le pouvoir de libérer le sens en le sortant des langues restaure la Différence ontologique (p. 284) suspendue dans la contemplation de la peinture ou dans l’écoute poétique. Paul Slama traduit en français la traduction heideggérienne de Métaphysique Θ (10, 1051b) : « νῦν δὲ τὸ ὂν αὐτὸ οὐ γίγνεται οὐδὲ φθείρεται, [30] ἔκ τινος γὰρ ἂν ἐγίγνετο• » : Nun aber entsteht das Sein nicht, noch vergeht es, es würde ja sonst aus etwas (einem Seienden) entstehen (das Sein aus Seiendem) : « seulement l’être ne naît ni ne passe, car il devrait alors naître de quelque chose (un étant – l’être naîtrait de l’étant). » Cela lui permet de noter, p. 284-285, une progression qui refonde l’ontologie :
« C’est dire combien le propos, jusqu’alors ontique (c’est-à-dire aussi tourné vers la question de la possibilité du pseudesthai, devient ontologique : l’être dont il est question ici […] n’est pas généré par son inaltérable unité, unité qui joue un rôle fondamental pour la fondation de l’apophatique. […] La perception est alors dans l’horizon ontologique lorsque la seule structure prédicative ne se meut que dans l’horizon ontique, la première fondant la seconde. »
Ainsi, si la sphère de la prédication, qui dit quelque chose de (kata) quelque chose (ti), provient de la phénoménalité, c’est l’étant en tant que tel (als solches), d’emblée déterminé par une prise perceptive, qui occupe le vernehmen, le thigein aristotélicien, indiquant la transitivité et l’accomplissement de l’étant. Purement phénoménalisé, il se montre temporel, oscillant entre sa mêmeté ontique déterminée, et sa différence d’avec la sphère ontologique, dont la temporalité n’est pas absente, mais toute autre, proprement « originale », car originelle. L’auteur aurait pu souligner la difficulté, dès lors, de transporter l’éternité aristotélicienne de la sphère de l’être en tant qu’être, à celle d’une temporalité ontologique (Temporalität) unifiant les trois modes du temps. Cette migration vient de ce que, pour Heidegger, le fondement de tout énoncé, quoique abyssal du fait de sa différence d’avec l’étant, est créateur : « Das Sein macht jedes Seiende zu dem, was es ist » (l’être fait de chaque étant ce qu’il est). Provenance (Herkunft) qui connote le « là » de « l’être-là », parent de l’avenir (Zukunft) : advenance qui résonne avec provenance. L’auteur aurait pu cibler là la vraie divergence de Heidegger, face à Aristote, à savoir la conviction que la provenance n’est pas un point immobile, en acte pour lui seul, mais un dynamisme déterminant une temporalité (Zeitlichkeit) qui est autant énergie qu’entéléchie.
Chapitre 2 : la sensation au fondement du logos
L’inhérence de la discursivité à la perception se détache ainsi de l’intuition catégoriale des Recherches Logiques, qui maintenaient la distinction kantienne entre sensibilité et entendement. L’auteur montre qu’identifier est au contraire, pour Heidegger, percevoir le propre (idion). Non comme Husserl qui pense par prédication (« ce ballon est rouge »), mais en touchant la singularité, comme celle du jaune du champ de blé de Van Gogh. L’unité migre de son lieu spécial, divin, vers le lieu de tout phénomène. Heidegger vécut-il un conflit interne entre la visée aristotélicienne de l’identité et l’unité kantienne de l’aperception, temporelle et imaginative, qu’il revisitait alors ? L’Organon heideggérien se passa-t-il du sujet kantien comme il s’était passé du Dieu d’Aristote ? La question est-elle théologique ou logique ? Christian Sommer montre comment ces thèmes-là s’entremêlaient chez Heidegger.
Notre auteur répond : Aristote est le vrai point de départ (Ausgangspunkt) heideggérien, le penseur de l’unité de l’être qui lui fit transgresser à la fois le transcendant et le transcendantal kantien. C’est cet élan logique qui lui fit accueillir la phénoménologie, et faire l’économie à la fois de la théologie et du sujet de l’aperception en plaçant l’identité (das Eigene, to idion) sur un horizon modal, à savoir la « possibilité même pour tel étant en tant que tel d’apparaître » (p. 305). L’auteur montre en effet, en se référant à GA 17 (p. 303-304), que le « ceci » qui est « capté » lors de la perception de l’astre du jour, n’est pas « la » lumière qui conditionne « la » couleur, mais le Soleil, le soleil en personne (selber) !
Cette version singularisante, voire empiriste, que Heidegger emprunte à Husserl, évite pourtant la subjectivité que celui-ci rénove : la sensation (aisthèsis) se fait chez Heidegger fondement du Logos et non plus du sujet. Faire voir, écrit Heidegger, est le propre du Soleil : « Sehen lassen ist die Seinsweise der Sonne » (GA 17, p. 9). Le soleil est davantage qu’un être (Wesen) du Monde, il en est un Être (Sein : ein bestimmtes Seins der Welt. L’auteur montre très bien que le fameux « singulier » aristotélicien est devenu, dans le creuset de la sensation reprise par Heidegger, une guise de l’être en tant qu’être, une de ses mélodies (Weise). Non seulement le phénomène n’est pas autre chose que ce mode « parfait » (ausgezeichnet) de l’être qu’on « sent » dans la présence d’un étant – Anwesenheit von Seiendem – mais la Jonction entre être et étant au sein de la chose même n’aurait pas de sens sans la tension du mot, ajoutons : de ce nom qu’il appelle souvent : « titre » (Titel).
L’auteur présente cela avec bonheur. Mais il n’est pas sûr, comme il le soutient p. 311 à la suite de Heidegger, que fonder le pouvoir du logos sur l’être-ouvert prélogique à l’étant, soit « à l’évidence ici, la reprise, distante mais fondamentale, de la découverte majeure de la VIe Recherche logique, l’intuition catégoriale ». Car on ne trouve nulle part chez Husserl cette pleine saisie verbale de la vie de l’étant, qui permet à l’étant de comprendre l’étant par la médiation de celui dont l’être comprend l’être : chez Husserl, ce n’est pas l’être qui apparaît dans son unité à l’occasion de la révélation du propre du singulier. Au contraire, la marche de Husserl mène vers un sujet de plus en plus prégnant, source qui s’absolutise sur l’Arche immobile qui fait tourner le phénomène. Heidegger, il est vrai, s’élèvera au-dessus du disponible (zuhanden) vers ce qui s’offre à la contemplation (vorhanden), mais pour ne s’en éloigner que davantage du sujet-source. Van Gogh était plus près de la saisie du « propre » en peignant son champ jaune que le sujet qui saisit – à tous les sens du terme – une chaise qu’il sait jaune, pour la décrire ou s’y asseoir.
Le singulier ne porte pas l’universel du concept, mais toute singularité comme telle, en son unité irremplaçable, quand elle se montre dans une existence qui est le déploiement de son essence, de son « als ». C’est bien le retour au principe scolastique d’individuation, en amont de Kant, qui permit à Heidegger de trouver le sens de l’être. L’auteur le montre à propos de sumbolon, p. 308, qui désigne le lien intime entre l’homme et le monde, le lieu où se tissent aussi bien le « als » en ouvrant l’alternative du vrai et du faux, que le « als solches » de l’identité propre, véhicule d’une vérité qui n’est plus certitude de ceci ou de cela, mais alèthéia du singulier. Il n’est donc pas sûr non plus qu’il y ait là une intuition catégoriale façon Heidegger, même réfractée par le prisme aristotélicien (cf. p. 341).
ch. 3 : la sensibilité, quelque chose comme un logos
Paul Slama en vient à souligner justement le lien entre l’identité propre d’un étant, se détachant comme telle d’un contexte (p. 339), et la double possibilité qu’a la parole, et de montrer cet étant dans son unité, et de dire ce qu’il est. Parler est donc à la fois faire toucher du doigt ce que Jean-Luc Marion a appelé « l’étant donné » (die Gegebenheit) – et entrer résolument dans le champ magnétique, positif et/ou négatif, de la prédication. Il semble donc que ce qui de prime abord nous fait parler, ne soit pas l’émerveillement de l’enfant qui, usant de parataxe, dit « Lune ! » mais l’appel de notre liberté qui cueille, du sein même de la perception, la distinction langagière sous forme immédiatement syntaxique.
Il est vrai que c’est plus tard que Heidegger en viendra à ce degré zéro du Logos, le Mot. Il écrit en effet, en GA 8, p. 189 (1951) : « Nous laissons ouverte la question de savoir si, lorsqu’un enfant qui regarde la Lune dit simplement : « Lune », ou salue ce spectacle d’un mot qu’il forge lui-même, si, alors, pour un instant ne règne pas un parler plus originel que dans la phrase la plus finement tournée d’un homme de lettres. (Wir lassen auch offen, ob nicht, wenn ein Kind beim Anblick des Mondes nur „Mond“ sagt, oder den Anblick in einem selber gebildeten Wort anspricht, ob hier nicht für einen Augenblick ein ursprünglicheres Sprechen waltet als in einem aufs feinste ausgedrechselten Satz eines Literaten.) Mais l’auteur devine ce futur cheminement de Heidegger, p. 339 à 341 :
« Dès le moment de la perception – et moment originaire, c’est-à-dire le moment où est fondée la possibilité de voir tel étant en particulier -, le « Sprechen » comme legein est en jeu. Cela veut-il dire qu’on parle lorsqu’on perçoit ? Non ! mais cela indique qu’à la structure fondamentale de la perception répond la structure qui « nous fait parler » […] L’aisthèsis est « wie ein λόγος », étonnante formulation qui se rapporte à De An., II, 12, 424a 27-29 […] qui ferait penser à l’analogie s’il ne s’agissait précisément pas d’une analogie, mais bien plutôt d’un rapport fondationnel : la structure du logos ne commence pas lorsque nous parlons ou encore dans les catégories de l’entendement, mais elle se trouve déjà dans le rapport perceptif au monde, lorsque je vois bien tel arbre avec ses couleurs et non pas tel autre avec d’autres couleurs, ou encore lorsque je perçois les deux à la fois dans leur différence. »
Toutefois, l’auteur va plus loin dans son prisme aristotélicien de lecture heideggérienne, et interprète λόγος comme proportion : il souligne que Heidegger est ici fidèle à Aristote pour qui la perception est effectivement structurée comme un langage parce qu’elle est, comme lui, surgissement d’une proportion (et non d’une équivalence) entre le voyant et le vu, l’entendant et l’entendu. L’auteur commente à ce propos ce concept de proportion chez Aristote, non entre les organes humains et ses objets de perception, mais entre les étants susceptibles d’être perçus, au premier chef les sons. L’ancrage de la théorie de l’aisthèsis dans la théorie des rapports d’intervalles tant mélodiques (diachroniques) qu’harmoniques (synchrones), démontre qu’on identifie le sensible singulier de manière relativiste (une note est telle par rapport à une autre, d’où l’importance d’accorder son instrument).
Cette logique de l’écoute, paradigme musical de l’action du langage au sein de la perception, est antique. Il eût été instructif de la comparer avec la phénoménologie de l’écoute mélodique élaborée par Husserl dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1904-1905), dont Heidegger a achevé la publication en 1928, et auxquelles il a dit tant devoir. Mais Husserl y procède justement dans le cadre exclusif de la conscience et de la subjectivité ! Que le disciple se soit éloigné du maître – à cause d’Aristote, qui, lui, vise l’étant quand il nomme l’ὑποκείμενον – au moment même où il disait s’en inspirer pour écrire Être et Temps, est un paradoxe intéressant, qui aurait pu être relevé ici. Le terme d’objet temporel (Zeitobjekt) qu’emploie Husserl vise les modifications de la temporalité subjective – alors que Heidegger met au centre une autre conception de la sensibilité, en une sorte de relativité d’abord restreinte, puis généralisée, dont le centre de perspective, le Dasein, n’est pas plus fixe que ce qui se passe autour de lui dans l’extériorité, dans les réseaux du monde. Il y aurait là quelque chose d’essentiel à chercher, pour quiconque s’enquiert de l’essence de la musique, et de sa qualification possible non comme « langage » (cela a été fait mille fois depuis l’âge baroque) mais comme logique réelle, comme logique dont l’être peut « toucher », non seulement l’humeur, la Stimmung du Dasein, mais l’harmonie, l’accordement Gestimmtsein de l’être. Cela expliquerait l’abondance, chez Heidegger, de références à la sphère musicale : l’écoute, la voix, la fugue, l’accord, etc. Plus largement, la reprise de l’idée de « proportion » transforme l’adaptation réciproque du perçu et du percevant – reste de la formation phénoménologique du rapport noético-noématique – en un concept du Monde qui transforme la donation en médiation périlleuse d’un réseau signifiant : notre Histoire.
L’auteur montre que Heidegger conjure le déterminisme historique (p. 345) par l’aperception du temps comme à-venir, libre saut dans l’identité, invention d’une autre logique que ce Logos sans lequel, dira-t-il plus tard, la face du monde serait changée (GA 8, p. 207-208). Mais les conséquences d’un monde géré par un glissement du discours déterminant en discours déterministe appartiennent bien au monde factuel. La musique des choses n’est pas une berceuse ; le Gestell la transforme en mécanique, au rythme d’un corps ravalé au pulsionnel. Ces problèmes occuperont le dernier Heidegger, dont l’ancrage aristotélicien dans la médecine suggère une oscillation entre la sensation du destin et le pressentiment de la liberté, pour une identité intégrale qui ne peut se contenter du classement en genres. Cette clé du Heidegger « d’après » est suggérée par le livre de Paul Slama.
Mais revenons à la formule de Heidegger : « la sensibilité est comme une parole » (die αἴσθησις wird auch nicht direkt als λόγος charakterisiert, sondern als so etwas wie ein λόγος). Ce « wie » (à l’instar de) rajoute au λόγος τις (quelque logos) d’Aristote un sens comparatif inhabituel chez Heidegger, qui pense les singularités en termes non de « wie », mais de « als », autrement dit de mêmeté interne (Selbigkeit), d’identité (Eigenheit), en excluant mimétisme et égalisation. L’auteur interprète ce recours à la similitude par un des sens du mot logos, proportion, examiné plus haut. Mais le thème de la proportionnalité a-t-il besoin de celui de la ressemblance ? Peut-être, en revanche, « wie » s’oppose-t-il à « direkt », autrement dit désigne une médiation. Entrerait en scène la Vermittelung de tout un pan du logos absent du propos de Paul Slama, et qu’il faudrait pourtant mettre en rapport avec la « logique », à savoir le dire poétique, que Heidegger n’a jamais réduit au fameux muthos soi-disant opposé au logos. Cette médiation de la poésie dans l’élaboration d’une logique, Heidegger la suggère lui-même, p. 129 de sa GA 33 :
« L’ αἴσθησις en tant que λόγος τις est un rapport au milieu environnant qui fait connaître et donne à connaître. … L’homme est le ζῷον λόγον ἔχον, cet être vivant qui, selon son essence et pour son essence, a la langue, ou mieux : a la parole, prise dans le sens originaire de se prononcer sur le monde et envers le monde, dans la poésie. C’est à partir de ce concept de λόγος qu’il faut tirer ce que signifie « logique », à savoir une connaissance philosophique du λόγος, ce qui est tout autre chose que ce que nous avons l’habitude d’entendre par logique, qu’elle soit formelle ou transcendantale. » (GA 33, p. 129, traduction Bernard Stevens, p. 133.)
Paul Slama, en semant dans son livre quelques vers de Pindare, ne nous fait-il pas lui-même un clin d’œil en ce sens ? La différence entre « als » et « wie » ne ressortit pas à la différence ontologique, mais plutôt à ce que Bernhard Welte, et Bernhard Casper à sa suite, appellent la « différence théologique » (la poésie dit le Sacré). C’est pourquoi le champ d’investigation, non d’une comparaison entre logos logique et logos poétique, mais du ressourcement du premier par le second, pourrait séduire ceux qui veulent créer du nouveau en logique !
Quatrième partie : logos et temporalité : la confrontation aux Mégariques
Chapitre 1 : la réalisation comme horizon de la dunamis
Mais, il était plus urgent peut-être d’insister sur la motivation profonde de l’écoute heideggérienne d’Aristote, qui connecte parole et temporalité : sauver la liberté du Dasein. Le pertinent commentaire d’Aristote par Pierre Aubenque, rapporté p. 350 et sq., ne dispensait pas d’une lecture de l’analyse existentiale du rapport entre parole et temporalité, en Être et Temps. Que parler à tort et à travers (Gerede) s’ancre dans le moment présent pour dérober la responsabilité du dire devant ce qui est à venir, n’est pas un hasard. Et le § 35 d’Être et Temps annonce l’analyse de l’être-en-puissance comme engagement, en GA 33.Viser un futur singulier – et émettre la proposition visant ce futur singulier – n’est pas ignoré de Heidegger, comme le dit l’auteur p. 350, mais métamorphosé en analyse existentiale du « projet » (lequel est toujours en même temps annonce).
Car l’existential nommé « vorlaufende Entschlossenheit » (résolution anticipatrice), au § 62 d’Être et Temps, vise l’essence temporelle du Souci, que le § 68d (die Zeitlichkeit der Rede) joint à la structure temporelle du logos : « die Rede ist an ihr selbst zeitlich » (« le discours est lui-même, en soi, temporel »). Mais cela allait de pair avec l’émancipation de la copule hors du jugement, pour viser l’union des trois modes du temps à partir du temps futur, qui fonde la compréhension de l’être propre. L’auteur aurait donc pu : 1°) rattacher à la logique des choses la logique langagière du discours public, la Rede ordinaire, dévoilante comme occultante ; 2°) scruter l’existential nommé « souci » (die Sorge, l’essence du Dasein !) en tant que plié en deux, 1°) orienté vers l’environnement pratique (Beisein) 2°) du fait du partage communautaire avec autrui (Miteinandersein). Autrui n’est pas pour le Dasein une sorte d’étant à côté du sien, c’est son semblable (seinesgleichen) pris dans la même « logique » : l’ouverture de l’être est d’emblée partagée (geteilt), donc communiquée (mitgeteilt). Enfin, l’angoisse, point aveugle d’une telle logique communautaire, eût pu être intégrée aux « Elementa » à titre de paradoxe logique. Car la phénoménalité de l’angoisse est précisément la suspension de la temporalité et de la logique à la fois.
Dès Être et Temps, Heidegger sait donc que ce passage du plein de l’étant au vide de l’être joue la basse continue du donné sur fond d’un silence impressionnant. Mais la parole, qui réside dans la double monstration, comme le montre l’auteur, de l’existence et de l’identité, se dégrade en parlotte (jolie traduction de Marlène Zarader !) dès qu’elle contourne la négativité à l’œuvre dans la perception des choses et leur accueil par le Dasein. Dans la foulée, une réflexion d’ensemble sur la comparaison entre le pseudesthai commun et le pseudesthai instruit, aurait expliqué les constantes autoanalyses de Heidegger, qui empêchent de considérer sa lecture des Mégariques comme une erreur d’interprétation : la polémique est remarquablement renseignée justifie, en fait, l’attitude nuancée de Heidegger. L’auteur, p. 353, montre que pour Heidegger comme pour les Mégariques, le Logos humain, fini, ne peut effectivement se représenter un possible sans réalisation. Cela ne signifiait pas du tout fonder l’ontologie sur les limites de la logique, comme le dit Pierre Aubenque : Paul Slama s’efforce au contraire de jeter les bases d’une nouvelle logique inspirée de la Phénoménologie, loin de la philosophie dite analytique (cf. note p. 6, p. 353).
Mais peut-être le souci de pointer le signal de l’être dans la négativité explique-t-il la manière « décevante », dit l’auteur p. 358, qu’a Heidegger de présenter la source de la doctrine mégarique du mouvement. Car non seulement il l’éléatise, mais il y voit encore l’opposition « l’être est, le non-être n’est pas ». Sa réfutation des Mégariques (il affirme que tout étant est pourtant non-étant, le ne-pas s’entremêlant à l’être dans le ne-pas-encore et dans le ne-plus), ressemble plus à une de ces nombreuses références à la négativité qu’on trouve chez lui, qu’à une vraie réponse aux doctrines mégariques. C’est d’ailleurs l’absence de conscience claire de la problématique de l’être qui rend confuses les doctrines mégariques autant que leurs réfutations. Tout ce beau monde, a l’air de dire Heidegger, ne se rend pas compte de la nature de ce à quoi il a « touché » : l’être, dont le héraut solennel « est » le néant.
Toutefois, l’auteur voit que le Professeur Heidegger a à cœur d’exposer les doctrines mégariques fidèlement, p. 364, à savoir : les Mégariques ne nient pas le mouvement (Heidegger se défend ici de les confondre avec les Eléates !), mais ils pensent au contraire que le « possible », dans le non-encore-réalisé, est en fait la réalisation elle-même, la production (la poiésis). Or cela va justement dans le sens de la philosophie personnelle de Heidegger – pour qui « poièsis » ne signifie pas autre chose que « praxis », à savoir engagement du Dasein dans son environnement social et technique. La primauté du fameux accomplissement (Vollzug) qui, de Hegel à Husserl, traverse la considération des phénomènes, ne vaudrait pas pour la possibilité, mais pour un discours théorique sur le possible et le contingent, l’impossible et le nécessaire. La doctrine mégarique serait donc relue en fonction de ce point de vue pratique, qui est celui de Heidegger à cette époque de sa pensée. Ce sera d’ailleurs le drame du Gestell que ce soit précisément dans la poièsis matérielle de la technique que l’être se déploie de façon souveraine et terrifiante sur l’écran de l’étant omniprésent.
C’est ce que l’auteur laisse entendre lorsqu’il écrit, p. 370 à 371 :
« Heidegger, à juste titre, rapporte la thèse mégarique contestée par Aristote à une thèse sur le possible, mais un possible qui se trouverait dans l’être lui-même et qui interdirait de penser la dunamis elle-même comme étant, parce que les Mégariques ne parviennent pas à concevoir le passage d’un état à l’autre. […] Il faut parvenir à penser non pas un pur commencement de l’art avec son effectuation, mais bien différemment il faut entendre le fait que toujours depuis le premier apprentissage l’art est possible en acte, et présent en puissance. […] Ce qui est en jeu dans la discussion avec les Mégariques est bien le possible en tant qu’il est dans les choses mêmes, en tant qu’il autorise ou n’autorise pas la chose à venir à l’être. »
Les études fines de Paul Slama permettent, répétons-le, de détecter une phénoménologie de l’inapparent qu’on ne lui prête habituellement qu’après Zeit und Sein, en 1962. Les Mégariques avaient décillé Heidegger, en substituant à l’instantané inauthentique captivé par le disponible, une tout autre présence (Anwesenheit), oscillatoire, irréelle d’apparence (cf. p. 377), car la puissance qui s’y déploie ne se présente pas, s’absente. L’étant émerge d’une présence préalable, « spécifique et remarquable » : l’esprit est invité à considérer les phénomènes en y cherchant ce qui s’y cache, non pour l’exhiber, mais pour constater que « cela » s’y cache – tout « en se laissant approcher par une conceptualité philosophique plus haute – celle de la dunamis » (p. 378). On apprécie la formulation : « L’invisibilité de la dunamis n’est pas telle qu’elle ne tende pas vers le phénomène – au contraire, pour qui sait tendre l’oreille, elle peut apparaître plus intensément et profondément. » (p. 379) L’exemple du progrès des musiciens entre deux répétitions conforte la référence heideggérienne à la musique comme paradigme du Logos. L’auteur laisse entendre (!) que l’écoute est jeu d’un logos temporel, une fois musique, une fois logique, qui progresse dans l’implicite. Le discours prédicatif, vu sous l’angle de la créativité, sait se donner son « instrument », son organon – sa logique, de même que la musique se donne sa théorie hors de tout voir.
Car « le voir est dans un rapport fondamental à la temporalité, mais à la temporalité du passé, toujours en retard sur l’événement du mouvement lui-même », écrit notre auteur p. 385. D’où les apories d’une pensée fondée sur le voir – et de façon concomitante sur le passé : elle ne peut rendre compte du passage d’un lieu à un autre d’un corps sans parties. Or la musique peut saisir la balle au bond, elle ne fait que cela – elle joue. Que Heidegger ait placé, entre « espace » et « temps », le mot « jeu », dans son concept plus tardif de Zeitspielraum, jeu d’espace-temps, découle de ses recherches polyphoniques sur Aristote, Socrate, les Eléates, les Mégariques. « L’indexation du possible logique sur la possibilité physique » (p. 392) imputée à Aristote et reprise par Heidegger ne serait pas, dès lors, un contresens, mais l’exercice même d’une « mélodie » (Weise) faisant signe vers l’invisible au sein de la contingence venant du futur. Il y aurait un autre mode du logos, un dit déployant, à côté d’une logique des choses qui porte le nom de philosophie, un Voisinage audible. Socrate, maître des Mégariques, ne reçut-il pas, un peu tard il est vrai, l’ordre d’exercer la musique ?
En bref, Paul Slama montre le contrepoint (die Fuge) de l’être et de l’étant à l’intérieur d’un Logos excédant l’ébruitement de mots (die Verlautbarung) : il détecte chez Heidegger la nostalgie d’un état du Dire qui ne soit pas seulement poésie, mais musique. En ce sens, une musicologie du déplacement, en GA 10 p. 132-133, de Nihil est sine ratione, rien n’est sans raison d’être – vers Nihil est sine ratione, rien n’est sans raison d’être – ajouterait aux « Elementa » présentés dans ce livre les arguments supplémentaires d’une structure cachée de la Ratio heideggérienne, digne descendante de ce « baroque » (cf. GA 42, p. 57) salué dans la logique de Schelling (p. 42). Celui-ci ressuscita la lumière aristotélicienne de la copule en faisant de l’identité du « est » le contrepoint du soleil noir de la négativité hégélienne. Une référence à un ouvrage d’un an à peine plus vieux que l’Introduction à la métaphysique aurait ajouté une donnée de taille à l’analyse de la lecture heideggérienne de la copule. Citons Heidegger commentant en 1936 le Traité de la liberté humaine(GA 42 p. 134-135). Nous encadrons chaque logos apophantikos :
« Soit la proposition : « Le parfait est l’imparfait ! » Le sujet est le prédicat : c’est là une identité, en tant que proposition (als Satz)….Sa signification appert quand elle est bien accentuée (in der rechten Betonung); non le parfait est l’imparfait mais le parfait est l’imparfait. Ce qui signifie que ce qu’il y a d’étant dans l’imparfait est toujours assumé par le parfait ; l’imparfait de son côté ne se charge que du manque, de ce qui en lui n’est pas étant. Le parfait « est », c’est-à-dire assume la possibilisation de l’imparfait comme l’une de ses modifications (Das Vollkommene « ist », d. h. es übernimmt die Ermöglichung des Unvollkommenen als einer Abwandlung seiner). […] Il faut donc penser dans le « est » beaucoup plus et tout autre chose que le simple « pareil au même » où on jette pêle-mêle sujet et prédicat au point qu’ils apparaissent comme des termes susceptibles de s’échanger à volonté. »
Mais revenons à l’insistance existentiale sur l’intentionnalité pratique du discours, qui tient encore fermée la fenêtre qui mène de la nature contemplative de la parole à la parole contemplative de la nature. Malgré l’impossibilité de fait de séparer le pratique du théorique, ou d’aliéner l’un à l’autre (p. 369-370), Heidegger, commentant l’exemple aristotélicien de dunamis – l’architecte bâtisseur –, fait du point de vue pratique le moteur de la visée de l’être. L’auteur a raison de le souligner :
« Heidegger, à juste titre, rapporte la thèse mégarique contestée par Aristote à une thèse sur le possible, mais un possible qui se trouverait dans l’être lui-même et qui interdirait de penser la dunamis elle-même comme étant […] – la dunamis ne concernant pas seulement la possibilité, mais touchant bel et bien le mouvement de l’être (ce qui est en jeu, ce n’est pas simplement la construction de la maison mais aussi la possibilité pour l’architecte de se mouvoir de telle sorte qu’il se mette à construire la maison). »
Pourtant, que le Dasein parte de la pratique n’implique pas qu’il y reste, et les cours des années 1927 et 1928 font droit à l’Erschlossenheit, à l’Ouvert, devant un étant qui n’est pas seulement manipulable mais offert à l’admiration. Nous avons vu sur cette avancée débouchera sur une théorie de l’art. D’autre part, conjoindre cet esprit contemplatif, qui rythme le parler, avec l’aspect pratique qui reçoit et transmet les « infos » de l’étant, aurait renforcé la thèse d’une double dette de Heidegger envers Aristote, dont on connaît la dualité du praktikon et du théorètikon : duo de solistes, celui de l’homme royal (engagé par son intellect délibératif) et du sage (qui intuitionne tous les niveaux du noein). Le problème qui oriente avidement Heidegger vers Aristote et lui fait poser la question de l’Existence – comment une parole intelligente portant sur le futur peut-elle être dite ? – n’est donc pas seulement un problème structurant la parole publique, mais la question de la parole philosophique, logicienne et contemplative.
Chapitre 2 : l’interprétation phénoménologique du De Interpretatione, 9 face à l’Argument Dominateur – la finitude du logos
Mais l’auteur montre bien l’objectif principal de Heidegger, qui dépasse l’opposition entre théorique et pratique : réformer la philosophie en plaçant la pensée sous l’obédience de l’être, de l’être comme à-venir. Cela impliquait une critique particulière du troisième moment de ce que l’Antiquité, résumant les théories mégariques, appelait l’Argument Dominateur : « il y a un possible qui n’est pas (actuellement) vrai, et qui ne le sera pas » – ainsi que l’opposition entre le passé (qui serait nécessaire) et le futur (qui serait contingent) (cf. p. 398). L’auteur montre en effet l’embarras de Heidegger devant les Mégariques, pour qui faire découler l’impossible (que ceci n’ait pas été alors que ce fut) du possible (qu’avant d’arriver, que ce ne fût pas impossible) est absurde. Mais cet embarras ne vient-il pas de la préséance phénoménologique du possible sur le réel, au nom du choix qui transforme en impossible le possible non choisi, « impossibilisé » ? Ce passage de GA 33, p. 144-145 explique par un regard tourné ailleurs, non par l’ignorance, les contresens heideggériens sur les Mégariques :
« Pourquoi y a-t-il dans le discours (λόγος)cette opposition (Gegensätzlichkeit) entre positif et négatif? Parce qu’avec le « en tant que », ceci ou cela est à chaque fois décidé, tranché – et retranché. Pourquoi le « en tant que » (das Als) appartient-il au λόγος? Parce que donner à connaître (die Kundgabe) ressortit au fait d’informer (Kundschaft) qui, originairement, répond à une demande d’information (einem Erkunden antwortet). Or s’informer, c’est nécessairement s’engager dans une voie (Weg-einschlagen) ; c’est toujours le choix d’un seul chemin, sous condition de renoncement (unter Aufgabe) à l’autre ; c’est simultanément assumer (Übernehmen) telle position et renoncer telle autre. A l’information appartient cette (limite interne) – en même temps que naît, de l’engagement de l’exploration d’une voie, l’absence d’exploration de l’autre. Mais cette limite interne de l’information ne laisse pas d’être sa puissance la plus propre. En elle réside la garantie possible de la grandeur de l’enjeu de l’existence humaine (Existenz). »
La nécessité suit du choix. Sauver la contingence pour fonder la liberté impliquait une conception du possible où le temps entende la quête du sens. Le Logos s’entend comme « ontochronie » (Jean Greisch, dans Ontologie et Temporalité relève ce terme en GA 32, p. 144). S’il est vrai que l’Organon d’Aristote inclut la temporalité du dis-cours au passage de l’être-en-puissance à l’être-en-acte, et que Heidegger a dialogué avec le Stagirite pour passer la logique des choses au spectre de la Différence ontologique, alors la Temporalité du Temps lui-même (Temporalität et non plus seulement du Dasein (Zeitlichkeit) traverse le Logos en son temps authentique, le futur. Cette version moderne des futurs contingents (dont l’auteur fait un exposé approfondi), c’est l’Histoire, qui laisse la liberté témoigner de l’intelligence de l’être. Mais la distinction de Paul Slama (p. 408 à 414) entre la nécessité purement logique et la nécessité réelle (qui porte sur un événement singulier indexé dans le temps) doit être, nous le répétons, éclairée par la négativité : Heidegger relie toujours liberté, néant et temporalité. Si l’on confie au langage le tempo de l’existence authentique (Existenz), c’est que le choix est en phase avec l’annonce que ceci est en tant que ceci et que cela est en tant que cela. Aristote, non les Mégariques, a soufflé à Heidegger l’idée de donner au possible une valeur ontologique – et celle que le futur est à- venir, Zu-kunft, dévolu à l’existence humaine sous forme alternative proposée à son choix. Toute dualité se manifeste à nous comme limite formée par le « ent » de l’Entscheidung – la décision.
A cette lumière noire où se révèle la liberté, la nécessité (Notwendigkeit) indique chez Heidegger la détresse (Not) d’une situation (Begebenheit) – non la confrontation entre contingence et nécessité. La parole n’a pas juré allégeance à une loi aliénant le modal au réel. L’amour heideggérien de la facticité est tout le contraire d’un « rendre raison » (logon didonai) du passé. Heidegger n’a pas non plus repris la formule hegelienne : l’essence est ce qui est devenu être (Wesen ist, was gewesen ist). A ses yeux, l’essence est au contraire identité (Selbigkeit) par déploiement (Wesung) éclairé par le futur. La modalité est une constellation de modes appartenant au Dasein – non un moment intermédiaire entre le futur encore contingent et le passé prétendument nécessaire. Tout événement est réinterprétable, et comme l’interprétation n’est autre que la compréhension que l’être a de lui-même à travers le là de l’être-là, la réinterprétation du passé constitue un nouveau futur contingent, un nouvel horizon de projets. L’auteur le dit dans une remarquable glose de GA 33, p. 428-429 :
« Ce que Heidegger a montré avec une force incomparable, […] c’est que la réalisation, l’effectuation, la production, étaient toujours antérieures à la possibilité et à la puissance. L’espoir est chose présente, tout comme l’attente ou l’angoisse de ce qui est à venir. C’est toujours actualisée que la chose possible nous parle, c’est dans sa réalisation, et jusqu’aux conséquences mêmes de cette réalisation que nous espérons ou redoutons, que le possible est possible pour nous – c’est-à-dire, pour le logos que nous portons en nous. Et même quand nous ne savons comment accomplir la chose, quand nous ignorons les moyens pour parvenir à la réalisation, même alors, la réalisation s’impose plus intensément encore, lorsque l’espoir nous torture le cœur à la mesure de l’inaccessibilité de la chose même. »
Mais Heidegger n’a pu considérer ces futurs vrais à l’avance que parce qu’il a peu à peu aboli la frontière entre l’ontologique (la vérité de l’être) et le logique (la vérité du parler). Penser, c’est être une temporalité personnelle (Zeitlichkeit) qui dit et se dit la temporalité de l’être (Temporalität). Parler, c’est éclairer le carrefour spatio-temporel. D’où aussi le signe fait à quelqu’un (Wink) : annoncer, informer, c’est s’adresser par signes à des hommes libres, non à des superstitieux curieux d’un avenir tout fait. C’est pourquoi Paul Slama a eu raison de parler d’imminence (Imstandesein – la force du coureur prêt à partir, déjà en train – en rapport avec l’immanence (Inständigkeit) du temps publié, haut et clair : « los ! », « partez ! ». Car pour Heidegger la déclaration, discours d’annonce (Kundgabe), révèle la « force » (Kraft) de la finitude, sa vertu. L’être-en-puissance est une notion logique, certes, mais référée à l’énergie de l’être, voilà ce que dit le mot « dynamique » (dunamis).
Ajoutons : il ne s’agit pas de puissance (Macht), concept lié depuis Nietzsche à une revanche du sensible sur l’intelligible et glissant dans les machinations du pouvoir (Machenschaften). Il s’agit du privilège qu’a le Dasein de déployer lui-même son identité. A la Als-Struktur aristotélicienne, Heidegger substitue une Selbststruktur dont la mêmeté (Selbigkeit), loin de s’opposer au temps se nourrit des confrontations qu’il offre. Montrer l’assomption du als par le selbst aurait donc clarifié le propos. Car à l’ipséité (Selbstheit) se joint le souci de l’étant, de façon indissociable. Et cela, Heidegger ne l’a pas appris de Husserl – dont le monde tourne encore autour du Moi, ce Moi dont l’être conscient (Bewußtsein) sera « réduit » par Heidegger à l’être-là (Dasein) – mais d’Aristote. Rappeler la définition du changement chez Aristote aurait également permis de penser l’Autre dans la compréhension de l’identité, qui n’est pas une singularité fermée sur un « en tant que » dévolu à l’annonce, mais une onde de rencontres entre familier et étranger, onde qui porte la singularité. Heidegger est maintes fois revenu sur ce thème, notamment dans les commentaires du « Dit » (Sage) de Hölderlin, clé d’un autre Logos et d’une « autre pensée ». A la logique des choses devrait donc s’ajouter une logique du singulier, de type héraclitéen – ou taoïste ! – que Heidegger a nommée « Jeu », dans les dernières conférences et les derniers séminaires. Personne n’a pris ce stade ultime des recherches logiques de Heidegger au sérieux : on n’y voit que littérature. L’auteur, n’a pas, quant à lui, occulté ce pan de la recherche heideggérienne, qui était, comme celle de son maître vénéré, tout ce qu’il y a de plus logique. Reste à savoir si sa méthode pourrait s’appliquer à la suite de l’œuvre, comme nous l’avons déjà dit.
Conclusion : vers l’historicisation du logos
D’un point de vue général, Paul Slama fait sentir la difficulté de penser le mot grec « logos », qui désigne simultanément pensée et langage, raisonnement et phrase. Le Professeur Heidegger invite ses étudiants chez le Stagirite pour puiser l’audace d’entremêler langage et logique, pour se préparer à la polysémie de l’être, comme fait (daß) et comme mode (als). La démarche pédagogique de Heidegger exprime une rationalité engagée dans la vérité non seulement comme désoccultation mais aussi comme véridicité : le « als » accomplit le dévoilement par la grâce du dire. La reprise d’Aristote invalide l’interprétation biologiste de l’animal logon ekhôn. S’il y a « vivant », c’est au sens d’une vie de l’esprit ; la facticité est littéralement « en phase » avec l’engagement dans le discours.
D’un point de vue plus spécial, l’auteur montre la richesse du retour heideggérien à Aristote, contre le logicisme régnant au tournant des deux siècles, XIXe et XXe, et pour l’élaboration résolue de la différence entre ontique et ontologique, révélation secrète du De Interpretatione et du livre Théta de la Métaphysique. Heidegger a appris d’Aristote à partir du témoignage de la compréhension de l’être, la Parole qui n’est pas immanence du vrai à soi, mais à l’étant (Inständigkeit). Tout le livre montre cet engagement dans une telle philosophie du Langage. L’adhésion enthousiaste de son auteur à la phénoménologie concerne celle de Heidegger, non la phénoménologie en général, car Husserl, et, en amont, Kant, gardent une position subjective qui ne permet pas l’ancrage de la parole dans les choses, à cause du balancement entre sensible et intelligible et de la conservation du statut hiérarchique de l’entendement, que celui-ci s’élève, en montant de la perception, ou qu’il s’abaisse vers elle. Ce qui fascine notre auteur, chez Heidegger, ce n’est pas le moyen de connaissance, mais sa structure : il ne faut jurer que par la saisie, parallèle, des choses et des mots. La structure réceptive de l’information explique que le Dasein lise le monde dans une lumière d’unité, temporalité globale qui est en même temps le temps du monde et le temps de l’homme. Ce double enthousiasme – phénoméno-logique ! – se lit p. 484 :
« Refusant la version « logiciste » de l’interprétation brentanienne, qui reconduit le sens de l’on hôs alèthe à un plan seulement formel, non réel, […] Heidegger interprète unilatéralement les passages pourtant problématiques de la Métaphysique, de façon « ontologisante ». […] Cependant, il est tout aussi indéniable qu’une telle position est foncièrement phénoménologique, en tant qu’elle prétend rendre caduque la vaine séparation entre plan de la pensée et plan du réel et qu’elle promet une donation originaire qui fait entrer dans l’âme l’étant tout entier, et qui ne saurait considérer un plan de l’étant indépendamment du Dasein qui l’accueille. Si le monde est à toutes les étapes logiques du texte d’Aristote selon Heidegger, il l’est aussi à la plus originaire sur le plan des phénomènes : le Vernehmen. Dans cette discussion ontologique, l’unité est celle de l’étant lui-même, qui se donne unitairement dans la proposition, c’est-à-dire dans le rapport pratique que la proposition peut entretenir, le plus couramment, avec lui : le contexte dans lequel j’énonce que « les fleurs sont belles » s’est déjà à l’avance rassemblé pour donner l’étant unitairement, dans le contexte d’énonciation qui assigne à l’énoncé sa signification. « Les fleurs sont belles » : les odeurs, le ciel bleu, la douceur, le jardin, les allées, l’amitié ou le sentiment amoureux etc., se sont à l’avance rassemblés pour que la proposition signifie de façon unitaire, non pas qu’à tel sujet appartient tel prédicat, mais qu’à tel Dasein correspond telle façon d’être-au-monde, dans l’unité de ses déterminations. »
Est-ce par la médiation d’Aristote que ce recueil de l’étant qu’accomplit le discours se détachera de la phénoménologie de Husserl ? Car celui-ci, bien qu’éclaireur d’une logique des choses mêmes, considérait encore le langage comme un instrument de la pensée. Est-ce encore à Aristote que Heidegger dut la confirmation de la souveraineté du possible sur l’étant disponible ? Est-ce lui qui lui suggéra de migrer de l’ouverture au monde (Erschlossenheit) vers la décision d’assumer le fait d’être-au-monde (Entschlossenheit), et de passer de la subjectivité atemporelle du Moi constitutif à la saisie décisive de l’identité (Eigenheit), avec autrui, auprès des choses ? Oui, certes, et l’auteur a raison de le penser. Mais si, avec Être et Temps, on sort de l’idolâtrie de l’à-présent pour se laisser visiter par les « futurs contingents » de la tradition scolastique, c’est que ce fondement pratique de l’immanence du Logos au monde a la couleur de la négativité : l’impossibilité d’avoir en même temps ceci et cela dépend d’une négativité propre à la structure même du Dasein, qui est d’être choix. Car la liberté fait rejeter le non-choisi en temporalisant le choisi, et fonde le choix d’une possibilité plutôt que d’une autre, déterminant les possibilités personnellement dévolues, jamais rapportées à des notions atemporelles et générales. Le titre du livre de Paul Slama – Logos, être et temporalité – implique un « premier moteur », apophatique, en creux, à savoir « le Libre » (das Freie), que les contemporains refoulent à la périphérie des sciences humaines en même temps que le concept d’engagement.
Faut-il regretter que l’auteur n’ait pas assez insisté sur le suivi des recherches phénoménologiques du jeune Heidegger sur le temps, qui l’ont amené à établir que le temps du Dasein ne relève pas de la durée ontique (par exemple celle de l’horloge, décrite aussi bien dans GA 20 (1925), qui traite expressément du concept de Temps, que dans les tardifs Séminaires de psychanalyse), mais d’une temporalité existentiale, ontologique, celle qui est propre à chaque Dasein ? Peut-être, car c’est Husserl qui a donné à Heidegger l’intuition d’un temps humain adapté au temps de l’être par un mouvement en avant de lui-même. Un livre portant sur la lecture d’Aristote ne doit pas occulter l’influence omniprésente de Husserl, mais intégrer la polémique de la « logique transcendantale » (qui vise l’être) contre la logistique. On est surpris de ne voir point mentionné ni Logique formelle et logique transcendantale ni quelque développement important des Ideen. Ce n’est que par une telle provenance que Heidegger sut se détacher du lien apophantique entre aïsthésis et noein, pour explorer une « apophase » qui est à la fois déclaration et négation. La lecture non dialectique que Heidegger fit constamment de Hegel s’est mariée dès le début à la nourriture phénoménologique. Toutes deux convenaient en effet sur le même lien à l’être, et rejetaient les arguties de l’abstraction issues d’un nominalisme niant la prétention philosophique d’atteindre le réel, par le même acharnement qui fit que les hommes de foi de jadis usèrent du scepticisme pour ôter au langage le pouvoir de s’adapter au réel, en traitant le discours philosophique de circonvolutions langagières. La déconstruction de la logique – et non sa destruction – irait alors de pair, non seulement avec le refus d’une caractéristique universelle, mais aussi, comme l’auteur le suggère p. 493 et 497, avec l’examen sceptique des mots aliénés par la grammaire. Il faut libérer le dire philosophique d’une réglementation langagière qui prévaut depuis le malentendu d’un Aristote manifeste – afin de mettre à jour une grammaire de l’être possédée jadis par un Aristote latent.
L’hypothèse aristotélicienne de lecture faite par Paul Slama laisse donc entrevoir un horizon heideggérien plus frais, plus juste au sens musical, plus éclairé, que mainte glose, pieuse ou malveillante, insoucieuse des sources antiques, du philosophe allemand. Car, l’auteur le souligne, Heidegger n’a jamais trahi ni germanisé le propos grec : il a plutôt hellénisé, nouvel Hyperion, la philosophie allemande ! L’excellente connaissance de la langue allemande de notre auteur laisse présager une étude précise du rapport entre le thigein de Métaphysique Θ et l’ahnen des Contributions à la Philosophie – toucher ce qui est, pressentir ce qui vient. La fameuse quête de l’être sans considération de l’étant serait alors enfin lavée de tout soupçon de romantisme frelaté. Car pressentir joue le dessus de la basse continue du toucher. Les années philosophiques d’après 1931 ne relèvent pas d’une météorologie mentale subitement sombre, mais de l’amplification de la fonction révélatrice du pseudesthai chez Aristote qui débouchera sur une prédicatio incluant enfin la de-precatio, le Logos prophétique, oui, sur un dit poétique incluant l’annonce « précaire » concernant l’avenir. C’est d’ailleurs ce que suggère Heidegger lui-même, cité p. 499.
Cette fraîcheur souffle sa brise sur le mot aristotélicien de l’énigme, qui rassemble dire vrai et être-en-puissance : « nature » (phusis), Paul Slama le devine (cf. p. 489). Aristote a joué un rôle de premier plan dans la future méditation heideggérienne de l’essence de la nature et du Gestell. Un coup d’œil sur sa conférence nommée L’essence et le concept de phusis chez Aristote (1939) le confirme, qui rattache le concept de phusis à celui de logos : Heidegger y lie le mouvement à la possibilité et à l’identité. La copule, dont notre auteur souligne l’équivocité (escamotage et/ou signal d’être) y est couplée à la théorie du mouvement, lié au Possible : l’être s’avance dans l’étant. La logique aussi est mouvement, épagogè, le discours venant d’un mouvement qui, au cœur de l’étant, vient de l’être.
Mais peut-être le plus beau mérite de Paul Slama est-il de montrer la diversité de l’acte commentateur en philosophie, étude riche de débats où nulle autorité définitive ne peut hiérarchiquement trancher. Même les découvertes textuelles objectives (par exemple une meilleure traduction de la langue d’origine) ne ferme aucune controverse, mais la fait repartir sur de nouveaux chemins. Tout est une question d’horizon. L’auteur le note, p. 222 : « Ce qui est intéressant, c’est la façon dont Heidegger reprend les mêmes textes pour les interpréter dans le sens très exactement contraire. »
Dans la même tonalité, voici une remarque de notre auteur qui vaut pour tout maître, surtout celui dont nous avons lu les lignes : « L’intuition qui n’est pas menée jusqu’au bout, peut-être même une intuition qui a trouvé son origine dans la discussion avec les étudiants du cours, est la plus profonde et la plus riche pour l’interprétation de la tradition. » (p. 363)