Paul Clavier : Les avatars de la preuve cosmologique. Essai sur l’argument de la contingence

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Dans ce nouveau livre, Paul Clavier, professeur à l’Université de Lorraine et membre des Archives Poincaré, auteur de nombreux livres soignés et savants[1], revient sur une des preuves les plus fameuses de l’existence de Dieu, la preuve dite cosmologique, ou a posteriori, ou « à partir de la contingence du monde » (a contingentia mundi). L’argument se présente ainsi :

« (1) Le monde est contingent : il aurait pu ne pas exister.

(2) Tout ce qui existe doit avoir une raison ultime de son existence.

(3) Ce qui est contingent ne contient en soi la raison ultime de l’existence d’aucune chose.

(4) Ce qui est nécessaire contient en soi la raison ultime de son existence.

D’où l’on conclut :

(5) Il y a donc un être nécessaire par soi, distinct du monde, dont il est la raison ultime de l’existence, et qui contient en soi la raison ultime de sa propre existence. » (p.9)

Or, cet antique et vénérable argument est gros de tout un passé qui l’accompagne, et de multiples versions et formes que lui ont données les philosophes, qui lui sont autant d’« avatars », comme dit l’auteur. « A partir des concepts qu’il mobilise et des problèmes qu’il soulève, je propose de revisiter les principales occurrences de l’argument ontologique. » (p.18). Le but est bien sûr d’enquêter sur l’existence de Dieu, mais cela fournit aussi l’occasion de reparcourir une multitude de concepts mis en jeu par la preuve cosmologique. Celle-ci, en effet, est « le foyer d’une interrogation cruciale, au carrefour des concepts de cause, de raison, de contingence, d’existence, d’autonomie, de dépendance. Elle pose le problème de la transmission des propriétés des composants au composé, d’un éventuel lien entre contingence et dépendance causale, de la possibilité d’une régression des causes à l’infini, etc. » (p.18). C’est donc un pan majeur de la métaphysique que l’enquête sur la preuve cosmologique invite à parcourir, et que le livre de Paul Clavier nous fait explorer.

Comme dans son maître-livre, Ex Nihilo, enquête sur l’introduction et la sortie du concept de création en philosophie, sa méthode est à la fois historique et spéculative. Il n’était certes pas possible d’omettre l’histoire lorsqu’on entreprend d’examiner une telle question, si bien que Clavier s’attache à restituer les argumentations des philosophes. À trois reprises, il fait une sorte d’histoire des variations des arguments, de Platon à Rousseau, en passant par Aristote, Avicenne, Anselme, Thomas d’Aquin et Duns Scot, puis Leibniz. L’étude peut se faire encore plus érudite, par exemple lorsqu’elle s’intéresse à propos du concept d’être indépendant, existant par lui-même, et montre l’importance à ce sujet des philosophes de la théologie rationnelle du XVIIIème : Clarke (Discours concernant l’existence et les attributs de Dieu), Wolff (Theologia rationalis), Mendelssohn (Heures matinales), Voltaire (Traité de métaphysique), Formey (Les preuves de l’existence de Dieu, ramenées aux notions communes).

Toutefois, l’enjeu n’est certes pas seulement historique, mais bien philosophique, et l’histoire joue ici le rôle d’une mine d’arguments, aux légères variantes. On appréciera les nombreuses recompositions des raisonnements, que les philosophes analytiques aiment, et qui exhibent les structures logiques ou pointent au contraire les présupposés insuffisamment analysés. Paul Clavier passe toutes les variantes de l’argument cosmologique au crible de l’analyse logique, art qu’il maîtrise rigoureusement, comme un bon philosophe analytique. Nulle technicité ne le rebute : au contraire ! Pour ne donner qu’un exemple, le plus impressionnant, il poursuit sur un chapitre entier – plus de vingt pages – une discussion serrée avec Frédéric Guillaud à propos de la démonstration de l’impossibilité du passé infini[2]. Pour Clavier, les tentatives de réfutation a priori de la possibilité d’un passé infini, dans la ligne des philosophes arabes du kalâm, ne prouvent rien d’autre que notre incapacité à nous débarrasser de critères et de présupposés finitistes ; ce n’est pas parce qu’on ne peut imaginer une série causale infinie dans le passé qu’elle n’est pas logiquement possible.

Cela dit, la discussion de l’argument cosmologique ne puise pas seulement chez les grands métaphysiciens de la tradition, mais se poursuit aussi avec de nombreux philosophes contemporains, principalement anglo-saxons et analytiques, souvent assez peu connus en France – ainsi J. L. Mackie (Miracle of Theism, 1982), W. Rowe (Philosophy of Religion, 1993), R. Swinburne (The Existence of God, 2004), N. Everitt (The Non-Existence of God, 2004), B. Rundle (Why There is Something Rather than Nothing), J. H. Sobel (Logic and Theism, 2004), W. L. Craig (Reasonable Faith, 2008), T. O’Connor (Theism and Ultimate Explanation, The Necessary Shape of Contingency, 2012), P. Van Inwagen (Metaphysics, 2015), E. Feser (Five Proofs of the existence of God, 2017) – dont le nombre prouve assez la vitalité des approches contemporaines de métaphysique et de philosophie de la religion[3].

 

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Nous pourrions résumer chacun des dix chapitres, qui étudient les divers aspects de la preuve cosmologique (« Cause du monde », « Contingence », « Être indépendant », « Principe de raison suffisante », « Mouvement », etc.). Mais lire le livre y suffit, et il nous semble plus opportun de discuter, avec P. Clavier, voire contre lui, certains points plus saillants ou plus problématiques. À mon sens, trois problèmes se posent particulièrement à la lecture de la réflexion de P. Clavier : 1/ la cause d’existence (causa essendi), 2/ le concept de monde, 3/ la régression à l’infini et la principialité.

 

1/ Le premier problème a trait à ce dont la cause première qu’on recherche est cause. L’argument de la contingence se fonde en effet sur la causalité : on constate qu’il y a des enchaînements de causes et d’effets, et on recherche la cause initiale, qui commence cette série. Mais de quelle causalité est-il question ? Ici, il faut distinguer, avec Thomas d’Aquin, entre cause d’existence (causa essendi) et cause de devenir (causa fiendi). « On appelle cause ce dont quelque chose d’autre dépend soit pour son existence, soit pour son devenir » (cité p.25). Or, Clavier s’interroge sur le sens et la possibilité d’une cause de l’existence : « on peut se demander si nous sommes en mesure d’attribuer à A la production radicale de l’existence B, ou seulement la transformation de facteurs et d’éléments qui vont entrer dans la constitution de B » (p.25). La même interrogation est formulée plus loin : « Tout d’abord, l’application de la catégorie de causalité à l’existence peut à bon droit susciter des critiques. Au fond, avons-nous jamais assisté à autre chose qu’à des transformations ? » (p.103). Les choses ont-elles des causes d’existence radicalement ? Tout ne vient-il pas à l’être que par devenir, transformation, composition d’éléments antérieurs particuliers, qui en sont donc les causes ? Est-il seulement possible de poser la question d’une cause, totale et radicale, de l’existence en tant que telle ?

L’enjeu est l’argument cosmologique lui-même, parce qu’il repose sur la nécessité d’une cause absolument première, qui cause l’existence même des choses, qui donne l’être, c’est-à-dire qui crée. S’il n’y a jamais que des transformations, on n’est nullement obligé de supposer une première cause, tout pourrait provenir d’éléments éternels. Il n’y aurait pas une cause du monde, mais de multiples et particulières causes de tous les devenirs des choses.

Ce qui pose question, c’est donc la possibilité d’une cause de l’existence. « Sommes-nous vraiment en mesure d’identifier des causes d’existence ? […] La cause d’un fait, autrement dit la cause de l’existence d’un état de chose, c’est une suite de combinaisons, de séparations, de réarrangements d’éléments préexistants. Nous expliquons causalement des transformations d’existence, non l’existence elle-même. » (p.38). Clavier fait droit ici à la thèse sartrienne d’une contingence essentielle des étants, c’est-à-dire de leur gratuité absolue. Ce qui existe existe sans raison, purement et simplement, et, comme dit Sartre dans La Nausée, « jamais un existant ne peut justifier l’existence d’un autre existant » (cité p.50, n.13). Il n’y a aucun sens à questionner la cause des existants en tant qu’existants, puisqu’ils sont contingents, arbitraires, gratuits.

Or, il me semble qu’on ne peut comprendre la preuve cosmologique, au moins dans sa version thomiste, sans bien saisir cette distinction entre cause du devenir et cause de l’existence. Au fond, il en va du passage du niveau physique, où l’explication, en effet, ne connaît que des causes du devenir, au niveau proprement métaphysique. Certes, nous n’avons jamais vu et perçu autre chose que des transformations. Mais cela ne signifie pas pour autant que le niveau du mouvement et du devenir soit ultime. On peut encore approfondir la question et interroger, radicalement, l’existence même, le fait d’être. L’historien de la métaphysique Étienne Gilson a montré dans sa magistrale enquête métaphysique L’Être et l’essence en quoi la radicalisation de la question supposait le concept théologique de création. Pour Gilson, un Aristote, parce qu’il n’en dispose pas, ne peut dépasser le niveau de l’essence et de la forme (pourquoi la chose est-elle telle ?)[4] et poser, au niveau de l’existence, l’ultime question (pourquoi la chose existe-t-elle ?), qu’au contraire un Thomas d’Aquin pose – et dont Leibniz fournira la célèbre formule : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Récuser cette dernière question en tant qu’elle échappe aux prises de nos vues sensibles et nier la métaphysique ne sont qu’une seule et même chose, certes courante en philosophie moderne, mais ce n’est qu’un aveu d’incompréhension de la nature même de la métaphysique, ou un préjugé positiviste[5]. On ne voit pas ce qui pourrait interdire a priori la question. Que nous n’ayons pas d’expérience directe d’une cause de l’existence ne peut suffire à en nier la possibilité logique, mais laisse plutôt au métaphysicien la charge d’en montrer l’effectivité. Comme toujours, la négation de la métaphysique du point de vue de la physique ne prouve rien, sinon précisément ce défaut d’accession au point de vue métaphysique. P. Clavier, dans sa restitution de ces débats, laisse peut-être trop de place à cette pénétration indue du physique dans le métaphysique et ne fait pas assez droit à la spécificité de l’explication métaphysique, qui interroge, littéralement, au-delà du physique, donc au-delà du devenir qu’expliquent les causes matérielles et efficientes observables expérimentalement.

Si donc on admet la légitimité de la recherche des causes des existences, il faut chercher une cause aussi universelle que cet « être » (esse) qui est commun à toutes choses et antérieur à toute autre détermination. P. Clavier reconstitue l’argumentation thomiste de cette manière-là :

« 1. Plus un effet est universel, plus sa cause est universelle et est élevée.

  1. Or, l’effet le plus universel de tous est l’existence (esse).
  2. Donc l’existence doit être l’effet propre de la cause la plus universelle et la plus élevée, Dieu. » (p.38, qui renvoie en n.29 à Somme théologique, I, q.45, a.5, resp.).

 

 

2/ Autre est la difficulté relative à l’existence non pas d’une chose déterminée, mais du monde en tant que monde. « N’expliquons-nous pas toujours contextuellement l’existence de tel phénomène, de telle situation, de tel événement ou classe d’événements ? Qu’y a-t-il à expliquer dans l’existence pure et simple d’un monde […] ? » (p.112). Ici encore, ce sont la possibilité et le sens de la question qui sont incertains. La preuve cosmologique demande en effet non seulement d’expliquer l’existence des étants particuliers – ce dont nous venons de défendre la possibilité –, mais aussi l’existence du monde en son tout, ou plutôt en tant que tout. Affirmer la contingence du monde – ce qui est requis pour exiger qu’il ait une cause nécessaire – suppose de pouvoir inférer de la contingence des parties au tout. « Question redoutable : un monde constitué d’êtres contingents est-il contingent ? » (p.53). Il se pourrait que le monde en tant que tout existe nécessairement, quoique ses parties soient contingentes, c’est-à-dire quoiqu’elles puissent avoir d’autres formes et d’autres mouvements – à condition que la contingence ne soit pas « compositionnelle », c’est-à-dire ne s’étende pas des parties au tout. C’est le problème logique, nous dit P. Clavier, de la composition. Peut-on transférer au tout les propriétés des parties ? Ici, l’enjeu est la possibilité d’une cause du monde en tant que tel, distincte des causes de ses parties – ce qui fait pour ainsi dire ressurgir la querelle des universaux ! La principale critique contre cette possibilité consiste à réduire le monde à ses parties et à affirmer qu’expliquer celles-ci suffit à expliquer celui-là et donc rend superflu d’en rechercher une cause propre. Tel est « le principe de Hume-Edwards » : « Dès lors que l’existence de chaque élément d’un ensemble est expliquée, l’existence de l’ensemble est expliquée par là-même » (p.74-75). Le tout est-il autre chose ou plus que ses parties, auquel cas il aurait une cause propre ? W. Rowe réplique à P. Edwards : « c’est une chose d’expliquer l’existence de chaque être dépendant, c’en est une autre d’expliquer pourquoi tout simplement il existe des êtres dépendants. » (p.75).

Y a-t-il une raison ou une cause du monde lui-même ? Est en jeu également la légitimité de l’extension de l’enquête causale au tout du monde. Peut-on outrepasser le « caractère toujours interne, local et relatif de l’enquête causale » (p.43) qu’affirmait Russel ? Se profile derrière la critique kantienne du  concept de monde, auquel il n’est pas possible d’appliquer la causalité, qui n’est qu’une catégorie valant pour les phénomènes. « La loi de causalité peut être appliquée à tous les objets de l’univers, mais non pas à l’univers lui-même, car elle est immanente au monde, et non pas transcendante ; elle est donnée avec lui, avec lui elle disparaît » (cité p.17), écrit Schopenhauer dans le droit fil de Kant.

À vrai dire, P. Clavier, qui avait travaillé par ailleurs sur Le concept de monde, ne tranche pas vraiment la discussion. Il montre la difficulté du concept de monde et donc celle de « cause du monde ». Il n’est pas sûr que le concept de monde soit légitime, ni que l’enquête causale à son propos le soit. Mais ne pourrait-on pas objecter ici encore, comme pour la question de l’existence, que c’est par manque de métaphysique qu’on s’interdit d’interroger l’origine de tout et du tout ? La philosophie ne commence-t-elle pas, dans la Métaphysique d’Aristote, par étendre au tout la recherche de cause ? L’interdit kantien n’est-il pas une démission de la métaphysique et, partant, de la pensée elle-même ?

 

3/ Enfin, nous souhaiterions examiner plus précisément une ultime difficulté : poser un principe pour éviter la régression à l’infini. L’impossibilité de la régression à l’infini est, depuis Aristote, le nerf de l’argument cosmologique. Il faut au mouvement ou à l’existence contingente une cause, et la remontée de la chaîne causale nous mène à une première cause, sans laquelle la chaîne causale serait infinie, ce qui est absurde et impossible. Or, P. Clavier interroge cette prétendue impossibilité de la régression à l’infini et par conséquent la principialité d’une première cause.

La critique porte sur l’exception du premier principe ou de la première cause au régime commun de la causalité. Clavier rappelle la critique par Schopenhauer de l’usage du principe de raison suffisante comme d’un « fiacre » : on ne peut faire fond tout au long de la régression causale sur ce principe de causalité et finalement l’abandonner en arguant une première cause. « La loi de causalité n’est pas accommodante au point de se laisser utiliser comme un fiacre qu’on renvoie une fois qu’on est arrivé à destination » (De la quadruple racine du principe de raison suffisante, cité p.154). Le principe de raison suffisante doit s’étendre à toute chose, y compris la première cause ou la raison ultime. La chaîne causale est donc nécessairement infinie, puisqu’il est illégitime de poser une première cause dont on ne pourrait demander la cause. « Si toute chose doit avoir une cause, alors Dieu doit avoir une cause » (cité p.158), et donc nulle première cause ne peut être atteinte.

Que peut-on répondre à ces critiques qui semblent montrer la contradiction de la preuve cosmologique ?  Tout simplement qu’elles méconnaissent le principe… d’un principe ! Une première cause, un premier principe, un être indépendant et nécessaire, tel que celui auquel remontent les différents versions de l’argument cosmologique, est telle, par définition, que sa principialité implique sa transcendance. Une première cause, elle-même incausée, un premier moteur immobile, a un tout autre régime d’existence que celui des choses causées et contingentes. Thomas d’Aquin sera sûrement celui qui tirera le mieux les conséquences de la preuve cosmologique – les fameuses cinq « voies » de la deuxième question de la Somme théologique – en concevant Dieu comme acte pur d’être, être dont l’essence est d’être. Bien entendu, nous ne rencontrons jamais de tels êtres dans notre expérience, nous ne pouvons l’imaginer ou nous le représenter, mais on peut le penser, conceptuellement, analogiquement. La régression causale atteint un premier terme, dont la nature de cause première le fait différer absolument de ses effets.

  1. Clavier, lorsqu’il restitue la version thomiste de la preuve, spécialement la seconde « voie », critique son argumentation. Thomas affirme que s’il n’y avait pas de première cause, il n’y aurait pas de causes intermédiaires, ni de causes dernières, ce que nous percevons pourtant. « Mais l’inférence suivante : pas de premier terme → pas de dernier terme, qui permettrait de poursuivre : remontée à l’infini → pas de dernier terme, or, il y a bien un dernier terme, donc la remontée à l’infini est impossible, cette inférence, disons-nous, est discutable. […] S’il n’y a pas de cause première productrice, il n’y aura que des causes intermédiaires. Certes, aucune ne sera l’effet d’une cause première, puisqu’il n’y en a pas. Toute cause sera précédée par une cause antécédente. Mais, à moins de présupposer que la causalité efficiente ne fonctionne pas sans première cause, on ne voit pas comment Thomas peut conclure à la nécessité d’une cause première. » (p.146).

Il me semble ici que précisément Thomas présuppose en effet que « la causalité efficiente ne fonctionne pas sans première cause », et le présuppose comme un principe. Au fond, les débats à propos de l’argument cosmologique mettent aux prises des conceptions totales du monde, des métaphysiques entières. Dans la métaphysique thomiste, dans l’univers chrétien que saint Thomas conçoit, dans un univers fait d’existants, qui ont reçu l’acte d’être, il est absolument inconcevable que la causalité de l’existence (causa essendi), dont nous parlions plus haut, soit infinie. Sans doute, comme le dit bien P. Clavier, on peut « remonter à l’infini par accident dans les causes productrices » (cité p.146), ou causes accidentelles, mais évidemment pas dans les causes par soi et a fortiori les causes essentielles, causes d’être, et non seulement de devenir. Les causes peuvent bien s’enchaîner à l’infini, dans un certain genre homogène et univoque, mais il faut une cause d’un autre autre, équivoque, en acte, supérieure et plus parfaite, qui cause cet ordre inférieur. Nous n’avons pas le temps d’entrer dans toutes les distinctions thomistes requises pour bien entendre la différence. Quoi qu’il en soit, on ne peut reprocher à Thomas d’avoir des principes, dont celui selon lequel « la causalité efficiente ne fonctionne pas sans première cause », qui, redisons-le encore, est un principe métaphysique, et non seulement physique. Un principe, en tant qu’il est premier, n’a pas de preuve, il ne se démontre pas autrement que circulairement, à partir de ce qu’il rend possible[6].

Dès lors, ce sont les métaphysiques elles-mêmes, en leur totalité, qu’il faut juger et confronter. Or, je ne connais aucune métaphysique qui affirme l’intelligibilité et l’ordre du monde, et se passe du théisme. Un Russel, qui trouve dénuée de sens l’expression « cause du monde », affirme – dans un débat avec Copleston, que P. Clavier traduit largement et commente au chapitre 8 – que « c’est une erreur de croire que le monde a une explication » (p.183), à quoi Copleston rétorque pourtant que la science n’est pas possible sans « présupposer l’ordre et l’intelligibilité de l’univers » (p.184). Au fond, le refus athée de la preuve cosmologique verse dans l’irrationalisme – même (surtout ?) lorsqu’il est le fait d’un logicien aussi réputé que Russel. Encore une fois, on peut débattre entre métaphysiques concurrentes – et le XXème siècle l’a fait –, mais le dialogue est nettement plus difficile entre les métaphysiques et leurs critiques externes, prétendument « scientifiques », en fait positivistes, qui ne se situent pas au même niveau. Critiquer logiquement les propositions thomistes à propos de l’impossibilité d’une régression à l’infini dans le domaine des causes essentielles, n’est-ce pas lâche, parce que manquant du courage de faire de la métaphysique ? La méthode de P. Clavier est ici en question : passer au crible de l’analyse logique tel ou tel argument risque de nous faire passer à côté des grands ensembles métaphysiques, dans lesquels s’inscrivent ces mêmes arguments. S’attaquer à telle partie, sans jamais prendre en vue le tout dont elle fait partie, critiquer telle affirmation hors de « l’écosystème[7]» dans lequel elle prend sens et portée, n’est-ce pas comme chicaner sur tel détail d’un tableau de maître qui, pour étrange qu’il semble pris en lui-même, révèle sa propre grandeur dès lors qu’on lève les yeux sur le tableau en sa totalité ? La critique purement logique des arguments cosmologiques, pour légitime qu’elle soit, me semble manquer de profondeur, en ne respectant pas les équilibres doctrinaux des diverses grandes métaphysiques. En outre, les déconstructions analytiques de détail, quasi-chirurgicales, d’un Hume ou d’un Russel laissent un champ de ruines, sur lequel on ne peut même pas construire véritablement un édifice scientifique, comme Kant en avait l’intention. Ne s’en dégage qu’un irrationalisme, qui est le péril de la philosophie.

 

*

« L’enquête sur la contingence de quoi que ce soit en général, sans plus ample informé, ne s’est pas révélée très fructueuse. On a vu à quelles objections elle se heurtait. » (p.233). En conclusion, P. Clavier liste toutes ces objections, c’est-à-dire les lourdes présuppositions de l’argument cosmologique. « Je conclus que l’argument cosmologique n’est pas concluant. La contingence du monde en général est difficile à établir, et la dépendance du contingent vis-à-vis d’une réalité ultime ne s’impose pas. Les manœuvres pour échapper à une régression causale infinie, ou pour aboutir à une cause unique de l’existence en général, sont trop présupposantes. » (p.235). On admirera la netteté du jugement de l’analyste minutieux de tous les recoins de l’argument, mais on déplorera la timidité spéculative d’un tel jugement. Comme nous le disions, toutes les versions de l’argument cosmologique ne résistent peut-être pas au crible de l’analyse logique, mais n’est-ce pas la proposition la plus solide métaphysiquement, la plus probable en l’absence d’alternative spéculative sérieuse ? De plus, la difficulté pour prouver Dieu prouve-t-elle autre chose que la faiblesse de notre entendement, qui peine à connaître le plus parfait et le plus intelligible, comme l’oiseau de nuit face au soleil, dont parlait Aristote à l’aube de l’histoire de la métaphysique ?

En revanche, le déplacement final de l’enquête n’est pas sans intérêt. « L’enquête sur la contingence de l’ordre du monde s’avère plus prometteuse. Elle consiste à interroger ce fait : l’univers présente des régularités structurales (il comporte des types d’entités spécifiques) et des régularités dispositionnelles (des lois d’interaction). Ce fait passe souvent inaperçu, puisqu’il est la condition nécessaire de l’intelligibilité de l’univers, et le présupposé méthodologique constant des sciences de la nature. C’est aussi le présupposé constant de l’action humaine. » (p.233). Cette ouverture de la réflexion philosophique, non plus seulement sur la contingence du monde, mais sur son ordre et son intelligibilité, nous semble très pertinente. En effet, c’est toute la métaphysique qui est engagée dans la question de l’existence de Dieu, et un seul argument n’est sans doute pas suffisant pour avoir une vue exacte et plus convaincante des rapports entre Dieu et le monde. Comme nous l’avons dit, l’argument de la contingence prend place dans un écosystème métaphysique plus vaste, dans une conception de l’ordre du monde, qu’il faut également étudier. Il n’y a plus qu’à attendre que P. Clavier nous fasse le cadeau de cette nouvelle enquête.

 

***

[1]    En particulier Kant. Les idées cosmologiques, Paris, PUF, 1997 ; Le concept de monde, Paris, PUF, 2000 ; Dieu sans barbe, Paris, La Table Ronde, 2002 ; Qu’est-ce que la théologie naturelle ?, Paris, Vrin, 2004 ; Qu’est-ce que le bien ?, Paris, Vrin, 2010 ; Ex Nihilo, enquête sur l’introduction et la sortie du concept de création en philosophie, Paris, Hermann, 2 vol., 2011 ; Qu’est-ce que le créationnisme ?, Paris, Vrin, 2012.

[2]    Clavier répond ici à l’article de Frédéric Guillaud, « ‘Ab initio de nihilo’, essai de reformulation de l’argument cosmologique », disponible en ligne : https://www.academia.edu/38295603/Ab_initio_de_nihilo_un_essai_de_formulation_de_largument_cosmologique

[3]    Voir Cyrille Michon & Roger Pouivet, Philosophie de la religion. Approches contemporaines, Paris, Vrin, coll. Textes clés, 2010. Avec des textes de W. Alston, S. Davies, P. Geach, J. Greco, N. Kretzmann & E. Stump, J. Mackie, G. Oppy, A. Platinga, W. Rowe, R. Swinburne, P. van Inwagen, N. Wolterstorff. Cf. aussi Analyse et théologie. Croyances religieuses et rationalité, dir. S. Bourgeois-Gironde, B. Gnassounou, R. Pouivet, Paris, Vrin, coll. Problèmes & controverses, 2002.

[4]    Notons, pour préciser les choses, qu’il y a trois niveaux d’explication : le niveau des causes matérielles et motrices, qui relève de la science ; le niveau des essences ou formes, qu’atteint Aristote ; le niveau des existences, ou pour parler comme Thomas d’Aquin, des « actes d’être ». Voir Thomas d’Aquin, De Potentia, q.3, a.5, qui présente une histoire des progrès de la découverte de l’être par les philosophes, des présocratiques à Avicenne.

[5]    C’est le cas de Russel, dont P. Clavier fait grand cas et résume ainsi la position : « Ce que revendique Russel, c’est le caractère toujours interne, local et relatif de l’enquête causale, qui ne saurait être métaphysique. On ne doit pas se demander pourquoi le monde existe, mais seulement (ce n’est déjà pas si mal) quelles sont les conditions antécédentes qui donnent lieu à tel et tel état physique observé, étant donné telles conditions présentes et telles lois en vigueur » (p.43).

[6]    Il est ainsi normal que « toute démonstration du PRS [principe de raison suffisante] [soit] circulaire » (p.106). Ce principe leibnizien prend tout son sens et sa nécessité, et manifeste sa fécondité, dans le système métaphysique global de Leibniz. Un principe est aussi indémontrable qu’évident : « Nous ne saurions le [le PRS] prouver ni le réfuter sans le présupposer. Puisque nous le présupposons constamment, autant le reconnaître. » (p.106). N’en déplaise à Heidegger.

[7]    L’expression est de Thierry-Dominique Humbrecht à propos de saint Thomas d’Aquin. Cf. Introduction à la métaphysique de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2023, p.134 : « Les œuvres de Thomas manifestent au contraire une constante interaction entre les concepts et les ensembles où ils sont produits, trame serrée et homogène qui s’apparente à un écosystème, où tout s’équilibre et se répond. »

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