Après avoir publié un fort et remarquable volume consacré à Hegel dont on peut consulter la recension à cette adresse, les éditions du CNRS ont édité la thèse d’Olivier Tinland1, contributeur du volume précité, et maître de conférences à l’Université Montpellier III. Il s’agit pour lui d’interroger le sens de l’idéalisme hégélien, d’en cerner la définition exacte, et d’en déterminer l’existence effective au sein de la pensée hégélienne. Si cette dernière est en effet bien souvent associée à l’idéalisme absolu, cela repose malheureusement sur une double mécompréhension portant à la fois sur la notion même d’idéalisme – que beaucoup réduisent à une sorte de coup de force intellectuel odieusement abstrait – et en même temps sur le contenu et la forme de la pensée hégélienne, réduite à n’être qu’un discours incapable d’atteindre le réel.
Avec son talent de pédagogue et de professeur qui se retrouve à chaque instant dans ces lignes claires et fermes, Olivier Tinland consacre là un ouvrage à un thème que l’on croit résolu et évident, alors qu’il en révèle au contraire toute la problématicité tout en insistant sur la rareté des études paradoxalement orientées vers la compréhension de ce que serait l’idéalisme hégélien. En d’autres termes, il est très clair que, contre toute attente, l’ouvrage d’O. Tinland vienne combler un manque dans les études hégéliennes, à tout le moins en français, et se présente d’ores et déjà comme un commentaire important quant à l’intelligibilité de la démarche et du projet hégéliens.
A : Idéalisme et idéalité
Les lecteurs de Michel Henry connaissent le célèbre appendice de l’Essence de la Manifestation où l’auteur cherche à expliquer que, contrairement à ce que prétend la doxa, la pensée hégélienne n’aurait rien d’idéaliste et ferait l’objet d’un contresens permanent auquel il conviendrait de mettre fin. C’est ce qu’ambitionne le 71 de l’Essence de la manifestation où Henry émet le raisonnement suivant : « L’affirmation centrale de la philosophie hégélienne, c’est que le réel est Esprit. »2 Or, explique Henry, la signification de ce réel comme Esprit est souvent interprétée à tort comme une primauté de l’Esprit alors qu’il conviendrait d’y voir, bien au contraire, une phénoménalité du réel qui se révèle et se manifeste sous forme phénoménale parce qu’il est Esprit. En d’autres termes, la pensée hégélienne ne consisterait pas tant à ériger l’Esprit comme seule certitude coupée du réel, mais élaborerait au contraire une saisie du réel à même sa phénoménalité, en vertu du fait que l’esprit ait pour essence de se manifester.
La question que l’on peut poser à Henry est la suivante : pour quelle raison la phénoménalisation de l’esprit en vertu de laquelle le réel est saisissable à même la phénoménalité interdirait-elle de faire de la pensée hégélienne un idéalisme ? Cela n’aurait de sens qu’à la condition de penser l’idéalisme comme une sorte de dualisme par lequel nous ne serions jamais qu’en relation avec des idées qui ne nous donneraient pas accès au réel : je n’aurais accès qu’à un monde idéel à jamais coupé de la réalité, un peu à la manière dont Kant décrète que le sujet ne peut entrer en relation qu’avec la phénoménalité qui se distingue des choses en soi. Or précisément, puisque Hegel considère que c’est dans la phénoménalité que se joue la réalité, il ne peut plus être idéaliste, à condition naturellement d’en admettre la définition implicite de Michel Henry.
D’une certaine manière, tout l’ouvrage d’Olivier Tinland vise à examiner à quelles conditions de possibilité il serait pourtant justifié, tout en admettant les analyses de départ de M. Henry, de maintenir Hegel dans le cadre idéaliste, c’est-à-dire de considérer qu’il est possible d’interpréter cette phénoménalité du réel parce qu’il est esprit comme un trait idéaliste. Et cela se laisse percevoir dès l’introduction où O. Tinland abat d’emblée ses cartes afin de justifier de quelle manière il faudrait faire du hégélianisme un idéalisme : « Notre hypothèse de lecture sera la suivante : si le hégélianisme est à comprendre comme un idéalisme, l’idéalisme lui-même est à comprendre non par référence à une instance subjective présupposée dont les capacités théoriques et pratiques s’assortiraient d’une idéalisation nécessaire du monde réel, mais en étroite corrélation avec le concept d’idéalité, concept au moyen duquel Hegel entend rendre compte, d’un même geste, du statut de la réalité, de la manière dont nous nous rapportons à elle et de la manière dont le savoir se rapporte à la question de sa propre possibilité et validité. »3 On le voit, il est clair que Hegel n’est pas idéaliste si l’on entend par là une sorte de subjectivité législatrice qui n’entrerait en relation qu’avec ses représentations qui ne seraient que des représentations et ne recouperaient pas l’être en soi ; mais la force de l’ouvrage de Tinland consiste justement à n’en pas rester à cette vision vulgaire de l’idéalisme afin de mieux comprendre ce qui fait le cœur de l’idéalisme, à savoir l’essence de l’idée, c’est-à-dire l’idéalité : quand nous sommes en rapport avec nos idées, quand nous y accédons, à quoi avons-nous réellement affaire ? Voilà la question posée par O. Tinland et qui mérite d’être examinée de près.
B : Une méthode très didactique : comprendre Hegel à partir de son rapport à l’histoire de la philosophie
Il ne serait sans doute pas inutile de revenir au projet général d’Olivier Tinland ; le présent ouvrage consacré à l’idéalisme est la reprise d’une thèse de doctorat dont des développements ont été produits sous forme d’articles, généralement assez denses, permettant d’identifier clairement les enjeux que soulève l’auteur. Or, dans le Cahier d’Histoire de la Philosophie consacré à Hegel, nous comprenons assez bien quelle est la thèse exacte de Tinland développée dans L’idéalisme hégélien : à partir notamment d’un usage soutenu et fort judicieux des Leçons sur l’histoire de la philosophie, Tinland rappelle le fait selon lequel Hegel nie que l’idéalisme se ramène à poser des représentations ; par conséquent, et contre un certain Kant, il faut redéfinir l’idéalisme à partir d’un concept qui ne ressortit plus à la représentation mentaliste de la subjectivité, et ce concept sera le concept d’idéalité. La force de l’idéalité est de ne pas être quelque chose en dehors de la réalité mais d’en être la vérité : là est toute la force de la pensée hégélienne que de faire de l’essence même de l’idée non pas ce qui renvoie à l’esprit mais bien plutôt ce qui renvoie à l’esprit en tant que réalité. Henry avait bien vu cela, mais il n’avait pas compris qu’une telle position pût être idéaliste, faute d’une élucidation élaborée de l’idéalité. En d’autres termes, l’être lui-même est idéel c’est-à-dire qu’il appartient à l’être que d’être pensé. « Considéré sous le prisme de l’idéalisme hégélien, écrit O. Tinland, l’esprit n’est idéalisant que parce qu’il est toujours déjà traversé par une idéalité constituante commune à lui-même et à son objet, car logiquement antérieure au partage assignant un statut déterminé à ces deux pôles de l’expérience. »4 Et Tinland de commenter ce coup de force hégélien : « Il revient à Hegel d’avoir poussé l’idéalisme jusqu’à ses plus extrêmes possibilités, renouant avec les promesses inexploitées de l’héraclitéisme pour faire de l’idéalité absolue le fossoyeur universel du réalisme philosophique. »5
Ce bref parcours dans un article antérieur nous permet de comprendre que ce qui se joue derrière la question de l’idéalisme n’est rien d’autre que la question du sens de l’être ; c’est pourquoi la première partie de l’ouvrage d’O. Tinland s’intitule « ontologie » et propose un très clair et très ferme parcours dans les ontologies de Leibniz, Kant, et Hegel, pour autant qu’il y ait une ontologie hégélienne. Et c’est là que se révèle une des vertus majeures de l’ouvrage de Tinland, qui n’est autre que de proposer une analyse de la pensée hégélienne à partir de l’histoire de la philosophie ; l’abord du massif hégélien suppose en effet de trouver un point d’entrée adéquat et pertinent, afin de dissiper l’impression parfois tenace d’un caractères arbitraire de ses écrits. Or la réfutation par Hegel des ontologies précédentes permet à la fois d’indiquer la singularité hégélienne et en même temps – et c’est là l’essentiel – de souligner le caractère motivé et non dogmatique des thèses de Hegel. Sans doute s’exprime ici l’appétence d’O. Tinland pour la clarté orale du professeur : pour nous qui avons eu la chance d’assister à nombre de ses cours, il nous semble à plusieurs reprises retrouver ici la démarche très didactique que celui-ci avait adoptée dans ses leçons, et dont il tire les fruits pour l’appliquer à l’écrit.
C : Ce qui est inconsistant dans l’empirisme
Concrètement parlant, à quelle pensée dans l’histoire de la philosophie, O. Tinland confronte-t-il Hegel afin de mieux comprendre les thèses de ce dernier ? Tinland va mettre en balance l’empirisme et la philosophie critique et expliquer le rapport que Hegel entretient avec eux. Et, cela fort est connu, rendre compte du fait que Hegel voit dans la philosophie critique une sorte d’empirisme qui n’admet comme seul sol de connaissances que l’expérience. La question est donc de comprendre précisément ce que reproche Hegel à l’empirisme. Le reproche est double : d’une part l’empirisme privilégie excessivement les perceptions sensibles au détriment de perceptions extra-sensorielles de l’expérience, et s’avère ainsi être un sensualisme ; d’autre part, l’espèce d’évidence ou de bon-sens dont l’empirisme prétend se parer pour justifier son accès aux choses procède déjà d’une décision métaphysique refoulée et non dite. « Ce que nous révèle la critique hégélienne de l’empirisme, c’est que celui-ci, en dépit de sa valorisation antimétaphysique du donné sensible, est lui-même indissociable d’une décision métaphysique relative à ce qui constitue en dernière instance l’essence du réel (les sense-data ou impressions élémentaires), ou encore qu’il suppose comme sa condition de possibilité un engagement ontologique en faveur d’une certaine conception de la réalité, conception dont l’élaboration suppose forcément de se placer en quelque façon au-delà (ou en deçà) de l’expérience sensible (…). »6
Mais l’intérêt de la critique de l’empirisme n’est pas tant de comprendre ce qu’est l’empirisme pour Hegel que de rendre intelligible la position hégélienne à partir de ce rejet. Si le simple fait d’énoncer la fidélité à l’expérience constitue une décision métaphysique, il faut en tirer toutes les conséquences : « Il faut donc inverser le diagnostic empiriste : non pas appauvrir la portée théorique du discours philosophique en raison d’une conception limitative de l’expérience, mais tout au contraire élargir le concept d’expérience pour qu’il soit à la mesure de la richesse spéculative du discours qui en dévoile les potentialités. »7
Et cette compréhension des limites de l’empirisme permet de comprendre par la suite ce que Kant peut apporter : Kant révèle l’inanité d’une expérience immédiate, non conceptuellement constituée, mais s’il permet de dépasser les erreurs aveugles de l’empirisme, il n’échappe pourtant pas à l’empirisme lui-même : les Leçons sur l’histoire de la philosophie permettent en effet de comprendre que Hegel reproche à Kant de restreindre le sens des catégories, de les cantonner à la sphère des phénomènes, et d’en interdire l’usage ailleurs. Or comment qualifier la croyance selon laquelle le sens des catégories est dicté par l’expérience phénoménale sinon par le terme d’empirisme ? Pis encore : « l’expérience y est appréhendée de façon statique comme un ensemble de phénomènes, et les catégories y sont saisies comme des concepts simplement trouvés en nous qui n’ont de sens et de consistance que lorsqu’ils se trouvent appliqués à l’expérience. »8Bref, « Si l’expérience se trouve partiellement délestée de son statut de référent unique de la théorie de la connaissance, elle demeure l’horizon ultime qui permet de donner à celle-ci un contenu véridique. »9
Mais une fois encore, la critique de Kant (génitif objectif) ne constitue pas la fin du propos ; la critique de Kant n’a de pertinence qu’à la condition de rendre intelligible la position propre de Hegel, et c’est ce que parvient à réaliser Tinland d’une manière tout à fait remarquable. Contre la thèse très répandue d’une régression dogmatique ou pré-critique de Hegel, croyance répandue par les néo-kantiens français (A. Philonenko, A. Renaut, L. Ferry), il faut répondre que Hegel ne critique pas tant chez Kant le geste critique qu’il ne lui reproche son cadre d’application ; plus clairement encore, Hegel tente de donner à la philosophie critique le cadre adéquat de son déploiement, c’est-à-dire ne pas cantonner la philosophie légitime à la seule sphère de la phénoménalité. « Contrairement à une légende tenace commente O. Tinland, le hégélianisme ne consiste décidément pas dans une régression dogmatique en deçà des avancées du criticisme kantien. Ce que Hegel reproche à la critique kantienne n’est pas de s’en prendre au projet ontologique, mais de le faire à partir d’un cadre philosophique inadéquat : dans cette perspective, Kant ne pèche pas par excès, mais par défaut d’attention critique, non plus à l’égard de l’ancienne métaphysique, mais à l’endroit de son propre discours. »