Hervé Pasqua qui a déjà traduit, introduit et commenté de nombreux ouvrages du Cusain (Du non-autre ; La docte ignorance ; La Paix de la foi ; Les dialogues de l’Idiot…) nous propose ici une nouvelle traduction du latin des opuscules que Nicolas de Cues rédigea lors de séjour en Allemagne (entre 1440 et 1449). Cette traduction1 est accompagnée d’une introduction très développée (un grand nombre de notes à la fin du volume) et très claire qui nous permet d’envisager l’importance de ces écrits et leur rôle dans la théologie de Nicolas de Cues. On y voit en effet apparaître les principaux thèmes de sa doctrine. Ici, le Cusain nous propose un approfondissement des notions qu’il avait développées dans le De docta ignorantia et dans le De conjecturis. Dans son introduction, Hervé Pasqua montre, en révélant l’étape importante qu’ils constituent dans l’approfondissement de la pensée du Cusain, que tous ces opuscules traitent de Dieu conçu comme Unité absolue. Ce faisant, Hervé Pasqua soulève la question du rapport entre l’Un et l’Être qui anime tout son travail de traduction de l’œuvre cusaine : l’unité pure et nue est absolue, au-delà de l’être et du néant. Toutefois, le néant ne doit pas être entendu ici comme non-être, mais comme non-étant ; seul l’Un pur et nu est non-être, il est au-delà de l’être. Ainsi Hervé Pasqua montre comment la pensée du Cusain pose la question du statut ontologique du réel.
Si chaque opuscule développe une idée force, tous les opuscules posent Dieu comme Unité absolue. Et en tant que tel, Dieu ne peut être saisi au niveau de la raison ou de l’intellect. Dans Le dialogus de Deo abscondito, Nicolas de Cues développe l’idée que Dieu est au-delà de toute connaissance possible, et approfondit les conclusions de la Docte ignorance. Il précède tout discours, il est antérieur au monde multiple des étants, il est un mot au-delà de l’être et du non-être et se retire de tout ce qui est au moment même où tout ce qui est se met à ex-sister.
Dans le De quaerendo Deum on retrouve toute la pensée du De conjecturis. Cet opuscule cherche une nouvelle voie d’accès à Dieu dans la réflexion sur l’acte de connaissance, qui permet d’identifier Dieu avec l’intellect. Ici, Nicolas rejette tout rapport analogique au profit du rapport symbolique en raison de son option hénologique. Si l’Un est tout, tout doit être Un dans l’Un. Engagé dans une conception dialectique du rapport entre l’homme et Dieu, le Cusain instaure une relation d’exclusion, explique Hervé Pasqua, une séparation entre le fini et l’infini. Dieu demeure un objet de recherche et non pas de connaissance. Et la recherche est une course jamais achevée.
Dans le De filiatione Dei, Nicolas de Cues identifie la filiation divine à la théosis comprise comme communication de l’être divin lui-même. Le problème soulevé ici est de savoir si la filiation divine est adoptive ou naturelle. Reprenant le terme d’adoption, Nicolas de Cues se défend toutefois de lui donner le sens d’ « absorption ». Il s’agit bien de maintenir la distinction de nature entre le Fils de Dieu et les fils de Dieu par adoption. Pour l’intellect humain, la filiation consiste à se reconnaître dans le Verbe divin lui-même comme pur reflet de ce dernier et à reconnaître en soi le reflet de toutes les choses créées en tant qu’elles sont reflétées par le miroir parfait qu’est le Verbe divin. Dans cet opuscule on comprend mieux comment l’intellect, en jaillissant du fond sans fond de l’Un pur et nu, devient le fond de tout ce qui est, la forme de toutes les formes et l’Un transcendant demeure dans son retrait. Nicolas de Cues conçoit la distinction entre l’Un au-delà de l’être et l’Un dans l’être à la lumière de la naissance éternelle du Verbe dans le sein du Père.
Dans le De dato patris luminum, Nicolas de Cues traite le même sujet que dans le De quaerendo Deum, mais il le complète. Toutefois, dans cet opuscule, le Cusain ne procède plus par la voie ascendante (comme dans le De quaerendo Deum) mais par la voie descendante. Pour ce faire, il part d’un texte de saint Jacques et expose comment tout vient de Dieu. Il montre ainsi que tout bien descend du Père des lumières et que la lumière est théophanique. L’influence de Jean Scot Erigène est ici manifeste. Mais le Cusain affirme son originalité en articulant la conception néoplatonicienne du Bien diffusif de soi avec la conception aristotélicienne de Dieu comme donneur de l’être par l’intermédiaire de la forme. Dieu est l’éternité qui se contracte dans le temps.
Dans cet opuscule, Nicolas de Cues expose finalement une doctrine selon laquelle le retour des créatures à Dieu s’effectue dialectiquement. Toutes les choses créées ne sont que des lumières qui se diffusent en descendant du Père des lumières. Elles remontent vers Dieu au moyen de l’intellect. Enfin, dans le De dato patris luminum, le Cusain tente de sauver l’unité de l’Un sans l’être, sans se retrouver devant la nécessité de déréaliser le créé. L’apparence devient transparence, dans une chute de lumière qui rejaillit en cascade depuis sa source. Il amorce ainsi le virage qui fera passer de la philosophie de l’être à la philosophie de la connaissance, d’une théologie de la création à une théologie de la donation.
Quant au De conjectura de ultimis diebus, il s’inscrit dans le cadre de la conception cusaine du caractère conjectural de toute connaissance, qui avance par approximations successives. Cette méthode est appliquée à l’avenir de l’Eglise. La vision de l’histoire de l’Eglise qui s’en dégage révèle un aspect déterminant de l’ecclésiologie cusaine. Dans cet opuscule, l’Eglise est décrite comme Epouse : temple indestructible de la présence réelle de Dieu incarné. Cors mystique du Christ, la vie de l’Eglise reproduit la vie du Christ : naissance, mort et résurrection, ascension. Comme le Christ, elle connaîtra la persécution, la Croix, la gloire de la résurrection, puis comme le Christ, elle montera au ciel aux derniers jours.
Dans le Dialogus de Genesi, le Cusain définit la création comme assimilation, au sens où le néant, c’est-à-dire le non-identique, est appelé à l’identique. L’unique interlocuteur de cet opuscule est Conrad de Waterberg (à qui Nicolas de Cues a dédié le De filiatione Dei) L’identique absolu, c’est-à-dire l’Unité pure et nue de l’être, ne peut ni augmenter ni diminuer : il est incommensurable. L’identique ne peut produire que de l’identique. La création est donc assimilation du non identique à l’identique. Les choses ne sont donc pas ce qu’elles sont en vertu d’un acte d’être propre, mais en fonction de ce qui les identifie, c’est-à-dire de ce qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont et de la manière dont elles sont. Ainsi l’option cusaine est essentialiste : il identifie l’être et l’essence. Ensuite, Nicolas de Cues montre comment la création s’opère à partir de l’identique absolu. Comment donc Dieu a-t-il créé le monde ? Pour expliquer le processus de l’acte créateur, Nicolas donne trois exemples : celui du souffleur de verre, celui de la relation de maître à disciple et celui d’un livre écrit dans une langue étrangère.
Les opuscules de l’année 1459 sont deux courts traités rédigés à Rome. L’un et l’autre se présentent au lecteur comme des exercices intellectuels, destinés à lui montrer comment user de son esprit pour, dans le premier cas, penser la Trinité et l’Incarnation et, dans le second, penser le Principe ou l’Absolu. Dans le De aequalitate, trois thèmes retiennent l’attention : la conception de l’intellect à la lumière de l’Unité comme Egalité ; l’énigme de l’âme comme image de la Trinité ; le concept de l’Egalité en tant que tel. Quant au De principio, il part du passage de l’Evangile de Jean, « Toi, qui es-tu ? Jésus répondit : je suis le principe, moi qui vous parle. » Cette question offre au Cusain l’occasion de traiter du Principe, à la fois un et trine, comme fondement de la multiplicité du monde des étants. Il développe son analyse en s’appuyant sur le Commentaire du Parménide de Platon de Proclus.
Après avoir montré la nécessité de l’Unité, Nicolas de Cues tente d’en approfondir le sens. Une chose est certaine, à savoir que le Principe n’est rien des principiés. Le Principe est la négation de toute détermination, qui est propre au fini et au multiple. Il se présente donc au Cusain comme négation de la diversité et de l’altérité caractéristique du fini et, par conséquent, comme négation de ce qui le nie, il est comme disait Eckhart, negatio negationis. Ainsi l’Un est-il négation du Non-Un.
L’Un, conclut le Cusain, en tant que Principe, transcende toute distinction et toute opposition, il n’est rien de ce qui procède de lui, il se retire de toute ce qui ex-siste. Et, en même temps, en tant qu’aequalitas essendi, l’Un est tous les étants, sans se confondre avec eux. Cette doctrine implique le renoncement à l’être et entraîne l’irréalité ontologique de la créature. L’Un comme Principe est retrait, il est au-delà de l’Etant compris comme Forme des formes qui « complique » tous les étants.