Le 2 mai 2011 disparaissait Alain-Philippe Segonds, éditeur de grande valeur aux Belles Lettres, et inlassable promoteur éditorial de la belle pensée néoplatonicienne dont il traduisit Jamblique, Proclus, Damascius et Porphyre. Exigeant et érudit, il avait relu la remarquable édition du De coniecturis que venait d’établir Jean-Michel Counet, publiée en janvier de l’année 2011 aux Belles Lettres1 et dont nous allons ici proposer une recension en hommage à ce grand éditeur.
A : Histoire des éditions françaises
Comme souvent avec Nicolas de Cues, le lecteur français ne put, pendant longtemps, bénéficier que de la traduction qu’avait menée Maurice de Gandillac du De coniecturis au sein du célèbre volume des Œuvres de Nicolas, publié chez Aubier-Montaigne. Gandillac avait retenu du De coniecturis quatre passages, les chapitres VIII et IX du livre I, soit les réflexions cusaines autour de l’unité et de l’altérité, ainsi que les chapitres VIII et X du livre II, soit les questions consacrées à la différence entre individus et entre l’âme et le corps. Les extraits choisis occupaient ainsi huit pages des Œuvres de Nicolas2 Autant dire que le matériau, quoiqu’intéressant, s’avérait nettement insuffisant pour qui souhaitait approfondir ce difficile traité, dont on situe la rédaction entre 1440 et 1444.
Bien plus tard, Jean-Michel Counet – déjà lui ! –, dans son célèbre ouvrage consacré à la mathématique et la dialectique chez Nicolas3, décida de traduire au sein de son étude de longs passages du de coniecturis, donnant ainsi accès en français aux passages essentiels de ce grand texte du Cusain. Plus d’une vingtaine de longues citations tirées du De coniecturis venaient ainsi émailler l’analyse de la dialectique et de la mathématique, ménageant par là même un terrain propice à la publication du texte en son entier, dans la mesure où son importance spéculative avait été révélée par ladite étude. Toutefois, il fallut attendre début 2011 pour que parût enfin ce de coniecturis dans une édition remarquable à tous égards, qu’il convient ici de saluer, et dont nous allons souligner les grandes qualités.
B : Une édition parfaite
L’édition de ce de coniecturis présente sans aucun doute ce que l’on peut espérer de mieux quant à une œuvre classique, tant chaque détail semble soigné et élaboré en vue de faciliter la lecture. L’édition est d’abord, conformément au principe des Belles-Lettres, bilingue, avec le texte français sur la page de gauche et le texte latin sur celle de droite. La précision n’est pas anodine car, le regard étant attiré par la page de droite, cela signifie que prime toujours le texte original, dont la page de gauche n’est jamais que la traduction, procédé signifiant donc la priorité accordée au latin.
La traduction est absolument remarquable car ciselée afin de coller au plus près de la technicité du texte latin. Il faut rappeler que Nicolas n’est pas un auteur aisé à traduire, son latin étant parfois fluctuant compte-tenu de ses nombreuses activités diplomatiques et ecclésiastiques. Counet s’en explique d’ailleurs dans la longue introduction qui ouvre le volume : « il n’est pas étonnant, note ce dernier, que l’expression soit quelque peu fluctuante tout au long de l’œuvre et se caractérise parfois par un caractère elliptique ou imprécis, qui ne facilite pas la tâche du traducteur. »4 La difficulté habituelle est ici redoublée par la dimension très spéculative du traité – nous supposons ici qu’il s’agit d’un traité, fût-il presque épistolaire ainsi que le remarqua à juste titre Kurt Flasch – dont la langue constitue pour cette raison le lieu expressif de l’intensité intellectuelle. Dans le détail, il convient de préciser comment Counet choisit de traduire certains concepts clés de la spéculation cusaine, au premier rang desquels les couples complicatio / explicatio et absolutus / contractus. Il est d’usage de traduire complicatio / explicatio par développement et enveloppement depuis que Gandillac en fixa la norme : pourtant, ainsi que le rappelle Counet, Hervé Pasqua a préféré, notamment dans sa traduction de la Docte ignorance, retenir les termes translittérés de complication / explication, en vue de montrer la technicité de ces concepts. Si Counet reconnaît la pertinence d’une telle démarche, il préfère conserver les traductions classiques de développement / enveloppement, en vue de coller au langage ordinaire. Sans doute peut-on défendre chacun des deux choix, l’essentiel étant de préciser les raisons de ceux-ci de manière très précise, ce que font aussi bien Pasqua que Counet.
Le couple contractus / absolutus est, quant à lui, porteur de difficultés presque insolubles. Si contractus est traduit par « restreint » et non par « contracté », absolutus ne peut être traduit de manière univoque : ce sont ainsi les contextes qui dicteront le sens et, partant, le mot à retenir jugé le plus propice quant à la spéculation idoine. Enfin, la question des connecteurs est posée, car ces derniers sont très présents au sein du texte du Cusain. « Nous avons opté, explique Counet, pour une traduction très proche du texte, en respectant dans la mesure du possible les opérations de liaisons que sont les termes itaque, ergo, quidem, enim, sed, hinc, etc. Le prix en est certes une certaine lourdeur, mais nous avons pensé qu’il importait avant tout de rendre tangible l’étonnante tentative intellectuelle qu’a été pour Nicolas l’exploration de la notion de la conjecture […]. »5
Ajoutons à ces choix de traduction plusieurs précisions. D’abord nous faut-il signaler que l’ouvrage se clôt par près de 500 notes, dont beaucoup sont précieuses et fort éclairantes. A cela s’ajoutent un excellent glossaire latin-français permettant de retrouver en un instant n’importe quel concept structurant de l’ouvrage, ainsi qu’un index des noms, différencié selon les noms modernes et anciens. Il s’agit donc d’un instrument de travail soigné ainsi que d’une clé permettant d’entrer dans l’œuvre entière du Cusain de manière quelque peu métonymique.
C : La pensée du Cusain
En plus des qualités éditoriales qui nous semblent en tout point remarquables, il convient de préciser que le volume s’ouvre par une très longue introduction de 150 pages, sorte de petit essai sur Nicolas de Cues et sa pensée, permettant de préciser des aspects décisifs de sa vie, sa pensée, ses influences et sa postérité. Quatre chapitres structurent ainsi cette belle introduction, un d’ordre biographique, un deuxième statuant quant à l’insertion de Nicolas dans le cadre diachronique de ce qu’il reçut et de ce qu’il donna, un centré autour du de coniecturis présentant les difficultés inhérentes à ce texte précis, et un dernier retraçant l’histoire des éditions du texte.
Plusieurs objets de débats se trouvent ainsi abordés, notamment celui de la place historique de Nicolas au regard du monde médiéval et renaissant. Counet restitue fort nettement les ambiguïtés de la pensée du Cusain, charriant à la fois des problèmes très médiévaux – il fut formé au nominalisme – mais présentant en même temps ces derniers de manière très neuve. Même son rapport à l’humanisme se trouve frappé d’ambiguïté car si sa volonté de syncrétisme entre le monde païen et le monde chrétien est indiscutable, il n’en demeure pas moins que la spéculation des ses œuvres le place en-dehors d’un courant qui ne serait qu’ humaniste. « Ces péripéties, note Counet, nous montrent un Nicolas de Cues ouvert au courant humaniste, même s’il était sans doute trop spéculatif, nous dit avec raison Meuthen, pour se satisfaire de leur approche littéraire de la réalité. »6 De la même manière, ambiguë se trouve être la théorie de la connaissance qu’il élabore car elle revient à poser que l’optimum de la connaissance coïncide avec la découverte de sa pleine limitation. Bref, le savoir humain « atteint sa plénitude lorsqu’il prend réflexivement conscience de sa fondamentale limitation. »7
Une des forces de l’introduction de Counet est aussi de faire jouer comparativement Nicolas à ses prédécesseurs, notamment Aristote : l’intuition de la coïncidence des opposés présente dans la docte ignorance et transcendée par Dieu dans le de coniecturis revient à rompre avec bon nombre de principes aristotéliciens, tant logiques que métaphysiques. Le sensible, le principe de non-contradiction, autant d’outils qui ne présente de pertinence qu’en tant qu’ils demeurent cantonnés au fini mais qui s’effondrent dès lors que se trouve visé l’infini. « La vraie théologie ne commence que lorsqu’on renonce à l’application à Dieu des catégories aristotéliciennes et du principe logique de non-contradiction qui ne convient qu’au monde du fini ; dans l’optique du Cusain, il s’agit d’approcher Dieu par un double dépassement du sensible : dans une première étape, marquée par la raison, l’esprit passe des choses matérielles changeantes à des réalités de type mathématique qui échappent au devenir, mais il s’agit ensuite de dépasser cette première étape en introduisant, par une sorte de passage à la limite, la coïncidence des opposés et d’accéder ainsi à la docte ignorance, le seul rapport un tant soit peu adéquat accessible à l’homme vis-à-vis d’un être qui nous dépasse infiniment. »8 De manière significative, Counet note également que si le Cusain lut sans aucun doute Thomas, il n’en fut guère marqué, alors le maître de ce dernier, Albert, exerça sur lui une grande influence.
La question des sources occupe ainsi une place assez importante dans cette introduction, où défilent Augusin, Albert le Grand, Jean Duns Scot, Maître Eckhart, Raymond Lulle, et évidemment Denys l’Aréopagite. « Denys, affirme Counet, est incontestablement la référence majeure qui a permis à Nicolas d’avancer dans la voie qui est la sienne. »9 On croise également Boèce et Proclus, particulièrement présent dans le de coniecturis. C’est ainsi à un vaste quoique précis panorama intellectuel que nous convie Counet, commettant l’exploit en quelques pages de brosser de solides analyses ayant trait aux pensées auxquelles s’abreuva l’auteur du de visione dei.
Enfin, et ce n’est pas là la moindre des difficultés, Counet établit très clairement ce que sont les conjectures dont parle si souvent Nicolas en un sens qui lui est propre, quand bien même trouve-t-on, bien avant lui, de nombreuses occurrences de ce terme. Lulle n’est d’ailleurs pas étranger à ce concept, mais le sens que lui réserve le Cusain diffère légèrement de celui thématisé par l’auteur de l’art bref.Counet présente à de nombreuses reprises la conjecture comme le signe d’une démarche perspectiviste, c’est-à-dire d’une pensée pour laquelle le point de vue est constitutif du discours – ce que redira Hegel en affirmant que la vérité n’est pas substance mais aussi sujet –, ce qui revient à poser l’impossibilité d’être soi-même universel, tout en libérant une condition de possibilité de compréhension de l’absolu comme ce qui est justement au-delà de la particularité des points de vue. Bref, si Nicolas se réfère à ce terme, « c’est qu’une conjecture (…) est fondamentalement un point de vue, une perspective sur un objet, qui en appelle d’autres à titre de compléments. Chaque point de vue a sa légitimité, et l’Art des conjectures consiste notamment dans l’intégration des différents points de vue possibles pour approcher, autant que possible, la vérité de l’objet. »10 Ainsi Counet en vient-il à penser la conjecture selon 8 étapes qu’il résume ainsi : « Toute conjecture est ainsi l’œuvre d’un homme situé, qui découvre que sa vision limitée appelle d’elle-même d’autres points de vue pour la compléter. »11
1) une similitude de ce qui est connu.
2) C’est une connaissance améliorable et limitée.
3) Elle porte sur un ensemble, sur le tout de la réalité.
4) La conjecture saisit son objet mais d’un point de vue particulier. « On peut parler d’un perspectivisme de la conjecture. » (p. LXXVI)
5) C’est une production de l’esprit humain qui manifeste sa vocation créatrice.
6) La conjecture appelle d’autres conjectures venant compléter les conjectures antérieures.
7) La conjecture n’est pas autre chose que la façon humaine de connaître.
8) En étant conscient du caractère conjectural de ses connaissances l’homme peut se connaître lui-même conjecturalement.
Conclusion
Les éditions des œuvres de Nicolas de Cues connaissent actuellement un essor sans précédent et cela constitue une bonne nouvelle pour tous les amoureux de ce grand penseur, que Cassirer et Cohen avaient déjà, en leur temps, mis à l’honneur. Avec les traductions actives d’Hervé Pasqua, ce nouveau volume publié par les Belles Lettres constitue une preuve de plus de la vitalité de cette belle pensée que le lecteur français découvre selon un rythme de publication désormais soutenu et dont l’enjeu n’est autre que celui du rapport à Dieu, pensé à partir de soi. « Tu seras dès lors capable, à partir de toi-même, affirme le Cusain à Cesarini, de poser des choix qui rendent déiforme. »12 Accéder par soi à Dieu, tel est l’enjeu du de coniecturis qui, significativement, se clôt par des réflexions organisées autour de l’amour divin : si Dieu est véritablement amour [caritas], alors aimer c’est être capable de Dieu, et plus l’homme aimera, plus il participera à la divinité.
- Nicolas de Cues, Les conjectures. De coniecturis, Traduction Jean-Michel Counet, Les Belles-Lettres, Paris, 2011
- cf. Nicolas de Cues, Œuvres choisies, Traduction Maurice de Gandillac, Aubier-Montaigne, Paris, 1942, pp. 157-165
- cf. Jean-Michel Counet, Mathématique et dialectique chez Nicolas de Cues, Vrin, Paris, 2000
- Counet, Introduction au de coniecturis, édition citée, pp. CXXLII-CXLIII
- Ibid., p. CXLIII
- Ibid., p. XIV
- Ibid., p. XX
- Ibid., p. 21
- Ibid., p. XXXV
- Ibid., p. XLIII
- Ibid. p. LXXVIII
- Ibid., § 182, p. 158