Maude Corrieras est une femme admirable : venue du secteur marchand, elle a monté une maison d’édition créative, courageuse et éclectique, Ipagine1, où se côtoient livres pour enfants, éditions rares destinées aux bibliophiles et ouvrages de philosophie. En plus de cela, elle a traduit le De beryllo de Nicolas de Cues alors qu’elle travaillait sous la direction de Ruedi Imbach à Paris IV, ouvrage qu’elle a édité dans sa propre maison et qui a paru il y a peu2. Le parcours courageux et entreprenant de Mme Corrieras tranche avec le confort feutré de la fonction publique dans lequel évoluent la plupart de ceux qui, aujourd’hui, s’intéressent de près à la philosophie, y compris l’auteur de ces lignes ; et, comme il fallait s’y attendre, l’édition de ce De beryllo est une réussite intégrale, de la qualité matérielle du papier et de la relecture, à l’élégance de la traduction, l’exigence de qualité étant le gage d’une confiance à établir avec le lecteur pour toute jeune maison d’édition.
A : Une édition soignée
Ce premier volume contient un court avant-propos ainsi que le texte intégral du De beryllo de Nicolas de Cues, ouvrage rédigé en 1458, et destiné, encore une fois, à illustrer et défendre la Docte ignorance. Un second volume suivra bientôt, contenant le commentaire intégral de ce texte, commentaire également de la main de Maude Corrieras.
L’idée générale de ce De beryllo est de délivrer une méthode singulière de connaissance, libérée des limitations aristotéliciennes imposées par le sclérosant principe de non-contradiction, afin de libérer les pouvoirs de l’intellect dont le béryl n’est jamais que l’outil métaphorique, c’est-à-dire cette pierre servant à polir les verres de lunettes par lesquelles la vue correcte sera retrouvée. « Le béryl, écrit Maude Corrieras, en tant qu’instrument pour mieux voir, est la méthode elle-même. »3 Mais cette amélioration de la connaissance que rend possible le béryl ne saurait s’en tenir à une réflexion sur l’intellect : c’est en réalité toute une ontologie qui se trouve déployée, faisant du monde à connaître cela même qui est précisément connaissable, c’est-à-dire adapté aux facultés humaines de connaissance. Reprenant Protagoras, et réfutant une fois de plus Aristote qui ne voyait dans l’idée selon laquelle l’homme est mesure de toutes choses qu’une banalité, Nicolas établit une pensée ferme dont l’homme devient le centre, au point de devenir du reste un « second Dieu » dans des conditions qu’il reste à préciser.
Livre décisif par l’importance des thèmes traités, il constitue une introduction générale à la pensée du Cusain par Nicolas lui-même, et Ipagine met celle-ci à disposition pour une somme modique : moins de 20€. Le texte est bilingue, latin sur la page de gauche, français sur la page de droite, publié sur papier glacé, avec un appareillage de notes tout à fait impressionnant, permettant de se référer à chaque instant aux auteurs et aux passages précis auxquels Nicolas fait appel pour justifier ses propres thèses ou pour en critiquer d’autres. Le travail est donc gigantesque, la mise en page très agréable – on notera le fait que, pour faciliter la lecture, l’éditrice a décidé de souligner les titres d’ouvrages évoqués en notes sans les mettre en italiques, ce qui permet en effet de retrouver en un instant les différents livres auxquels Nicolas songe lorsqu’il rédige tel ou tel passage – et la couverture à la fois originale et attrayante. Une réflexion sur l’aspect extérieur du livre a été menée, sans aucun doute, et cela se ressent agréablement tant dans le maniement de ce dernier que sur l’esthétique générale dont il procède.
B : L’intellect au-delà de la raison
Rentrons davantage à présent dans le texte du Cusain et essayons d’y voir ce qui en fait la singularité. Le premier point qui frappe à la lecture de ce grand texte est l’opposition qui y est thématisée à tous les instants entre la raison et l’intellect ; l’intellect peut atteindre des connaissances qui se projettent bien au-delà de ce que peut la raison, et ce en vertu du dépassement du principe de non-contradiction qui structure encore excessivement cette dernière. « Qui aura lu ce que j’ai écrit dans mes différents livres verra que je me suis souvent tourné vers la coïncidence des opposés, et que je me suis souvent efforcé de conclure selon une vision intellectuelle, qui dépasse la puissance de la raison. Donc, afin d’offrir au lecteur un concept aussi clair que possible, j’ajouterai un miroir et une énigme, pour que par là le faible intellect de chacun puisse s’aider et se diriger aux limites du connaissable. »4 La première gageure qui est celle du Cusain est donc de justifier la limitation de la raison, afin d’y substituer la puissance extraordinaire de l’intellect. Pareille entreprise avait déjà été tentée dans la Docte ignorance où Nicolas avait relégué la raison dans les mêmes régions d’incapacité que celles dont souffraient les sens et l’imagination : en 10. 27 par exemple, Nicolas affirmait que le Maximum ne pouvait être compris que si se trouvaient rejetés les sens, l’imagination et la raison. Le nom même du Maximum ne pouvait être compris par la raison, ce que Nicolas expliquait en ces termes : « Il est évident qu’aucun nom ne peut convenir en propre au Maximum, en tant qu’il est le Maximum absolu auquel rien ne s’oppose. Tous les noms, en effet, sont imposés par un choix singulier de la raison par lequel une chose est distinguée d’une autre. Or, là où tout est un, il ne peut y avoir de nom propre. »5
De manière plus générale, Nicolas de Cues établissait à partir de l’incapacité de la raison à s’affranchir du principe de non-contradiction, sa faiblesse intrinsèque à distinguer, à discriminer, et donc son infériorité vis-à-vis de l’intellect, à la fois plus subtil et plus puissant. « L’Unité, cependant, n’est pas le nom de Dieu à la façon dont nous nommons ou comprenons l’Unité, parce que de même que Dieu dépasse tout intellect, de même a fortiori il dépasse tout nom. Les noms sont imposés par un mouvement de la raison, qui est beaucoup plus inférieure que l’intellect, en vue de distinguer les choses. Et, parce que la raison ne peut dépasser les contradictoires, il n’y a pas de nom auquel un autre ne soit opposé selon le mouvement de la raison. »6 A cet égard, le De beryllo développe et défend cette idée qui structurait en partie la Docte ignorance, et fait de l’intellect le sommet de la raison.
De ce fait, si conjonction des opposés il y a, ce ne pourra pas être l’œuvre de la raison mais bien l’œuvre de l’intellect. Cette forme suprême de connaissance n’est accessible qu’à ce dernier, la raison ramenant sans cesse à de trop humaines réflexions : « Il est grand de pouvoir s’attacher fermement à la conjonction des opposés. Car bien que nous sachions que cela doit être fait ainsi, cependant, quand nous avons recours au discours de la raison, nous nous trompons souvent, et nous nous efforçons de donner les raisons de notre vision la plus certaine, qui est au-delà de toute raison, et ainsi, nous tombons des choses divines aux choses humaines et instables, et nous ajoutons de faibles raisons. »7 Il y a donc une dimension erratique inhérente à l’usage de la raison qui ne peut, tout au plus, ne nous mener qu’à des connaissances humaines, infiniment distantes de la connaissance suprême à laquelle veut nous convier le Cusain.
C : L’homme créateur
Un aspect également décisif de ce traité est la place qui revient à l’homme dans l’ordre de la création. S’appuyant sur Hermès, Nicolas fait de l’homme un second créateur, notamment en vertu de l’intellect qui est le sien. En effet, aux yeux d’Hermès, et formulé avec la réinterprétation du Cusain, l’homme est « créateur des êtres de raison et des formes de l’art qui ne sont rien d’autre que des similitudes de son intellect, de même que les créatures sont les similitudes de l’intellect divin. »8 La remarque est ici capitale car elle revient à établir une partition au sein des choses créées : si Dieu est bien créateur des êtres matériels, il ménage une place à l’activité humaine en tant qu’elle est intellectuelle, et l’homme peut ainsi, en vertu de son intellect, créer des formes qui reflèteront son intellect, tout comme les créatures en général sont des reflets de l’intellect divin.
Cette conception a deux conséquences majeures : d’une part, tout ce que Dieu a créé se déploie selon une certaine similitude puisque toute créature renvoie à un même objet, l’intellect divin ; Nicolas l’affirme du reste fort clairement : « Considère encore ce point : que toutes les créatures ne sont [rien d’autre] qu’une similitude. Car tout angle donné dit de lui-même qu’il n’est pas la vérité de l’angle. La vérité, en effet, n’admet pas de plus grand ni de plus petit. »9 A partir d’un raisonnement sur les angles qui ne sont jamais ce qu’ils sont, Nicolas établit la notion de similitude au sein des créatures qui, toutes, se réfèrent comme image à l’intellect divin qu’elles reflètent. Mais d’autre part, au sein de cette création qui, tout entière, ressemble à l’intellect divin, se creuse une place singulière dévolue à l’intellect humain qui dispose ainsi d’une initiative remarquable : il peut, lui aussi, créer. « Tu pourras donc voir aussi à travers le principe du béryl, écrit Nicolas, de la manière dont nous avons souvent parlé, comment toutes les formes sont divines en raison d’une similitude substantielle ou parfaite de la raison éternelle, comment en elles l’intellect créateur se manifeste lui-même, comment cette forme est le verbe ou l’intention de cet intellect qui se manifeste spécifiquement de cette façon, et qu’elle est la quiddité de tout individu. »10 On a là un raisonnement extrêmement subtil qui prend racine sur le sens véritable de la créature : la créature ne peut être appelée ainsi qu’en tant qu’elle procède de l’Unité et, en tant que procédant de cette Unité, elle présente un aspect éternel. Mais au sein des créatures humaines se retrouve cet intellect qui est à l’image du verbe en Dieu, l’image du Christ, voire le Christ lui-même comme le laisse entendre la Docte ignorance. A cet égard, au sein des créatures similaires à l’intellect divin, travaille cet intellect humain créateur, mais créateur uniquement d’êtres de raison et non matériels, par lesquels tout art devient possible.
Cette description ne serait pas complète si la visée ultime du texte ne s’en trouvait pas précisée. Si l’intellect est créateur, cela ne se peut comprendre que dans une perspective pratique, ainsi que le rappelle du reste fort opportunément Maude Corrieras dans son avant-propos. Une certaine forme de bonheur se présente comme étant le terme vers lequel tend l’activité pratique de l’intellect qui, à travers ses actes créateurs, parviendra à la science ultime qui lui confèrera une telle satisfaction. Mais que l’intellect puisse créer est une chose, qu’il sache l’orienter correctement en est une autre : « si l’intellect possède en lui l’art créateur de la vie et de la joie éternelle, il a obtenu la science ultime et le bonheur. »11 L’usage adéquat de l’intellect est donc à prendre au conditionnel, la découverte du sens réel d’un tel pouvoir créateur supposant déjà une certaine sagesse.
Conclusion
« Enfin… », tel est le mot unique du bandeau accolé à la jaquette de ce de beryllo, signalant ainsi l’invraisemblable situation éditoriale française qui, depuis les travaux de Cassirer, n’avait jamais été en mesure de fournir une traduction intégrale et fiable de ce petit traité. On ne peut donc que saluer avec grand plaisir la publication de ce de beryllo, à la fois soigné, rigoureux et érudit. La parution du commentaire du texte se fait déjà attendre, et l’on peut raisonnablement estimer qu’il sera d’une qualité tout aussi grande que cette édition le laisse présager. Il ne reste plus qu’à souhaiter longue vie à Ipagine en attendant la prochaine livraison.
- cf. http://www.ipagine.com/
- Nicolas de Cues, Traité du béryl, Traduction Maude Corrieras, Ipagine, 2010
- Ibid. p. 6
- Ibid. p. 11
- Nicolas de Cues, La docte ignorance, Traduction H. Pasqua, Bibliothèque Rivages, Paris, 2008, p. 100
- Ibid. p. 101
- Nicolas de Cues, de beryllo, op. cit., p. 49
- Ibid. p. 19
- Ibid p. 27
- Ibid. p. 91
- Ibid. p. 99