Jusqu’à une date relativement récente, le lecteur français ne disposait de la Docte ignorance, œuvre majeure et fondatrice de Nicolas de Cues, que de deux traductions, une partielle, lacunaire et fautive de Maurice de Gandillac1 étrangement parue en 1942, et une traduction intégrale de Moulinier parue au PUF en 1930, et reprise par les éditions Guy Trédaniel en 1979, confinant de la sorte le Cusain à une certaine sphère hermétique sans doute mal venue. De surcroît, cette édition est vite devenue introuvable, et s’arrachait à prix d’or sur les sites de vente de livres épuisés. C’est donc avec un certain soulagement que le lecteur français a pu accueillir en 2008 une traduction d’Hervé Pasqua chez Payot, et une autre de Jean-Claude Lagarrigue au Cerf en 20102. En dépit de leurs divergences, ces deux traductions avaient le mérite de remettre la pensée du Cusain au centre de la scène philosophique, et de rappeler l’importance de la Docte ignorance, pilier intellectuel de la modernité selon Cassirer3, pont entre Maître Eckhart et l’idéalisme allemand.
On pourrait se demander pour quelle raison autant de temps a passé sans qu’une traduction digne de ce nom n’ait vu le jour en français de ce texte majeur, au-delà de la traditionnelle difficulté française à traduire les textes étrangers pourtant capitaux. C’est peut-être Hervé Pasqua qui, dans la nouvelle édition de sa traduction4, donne la clé du problème. « La traduction de l’œuvre de Nicolas de Cues, écrit ce dernier, est une entreprise redoutable. Elle est si périlleuse que G. E. Lessing, qui projeta de traduire le De docta ignorantia, recula devant la difficulté et y renonça. Tel pût bien avoir été notre cas si une longue familiarisation avec l’œuvre, lue et relue avec opiniâtreté et méditée à la lumière d’une problématique qui nous éclaira dès notre plus tendre âge, ne nous avait encouragé à poursuivre la tâche. »5 Texte extraordinairement difficile, donc, tant du point de vue textuel où le latin employé se laisse souvent difficilement ramener à une autre langue, que du point de vue conceptuel, tant la spéculation cusaine sur le non-savoir peut apparaître déroutante et insaisissable au regard d’un esprit formaté par le principe de non-contradiction.
A : Quel texte retenir ?
Entre la traduction de Jean-Claude Lagarrigue et celle d’Hervé Pasqua se font jour de notables différences, cristallisées autour de deux aspects qui, en réalité, se ramènent à l’unité : le rapport au Parménide de Platon et certaines phrases qui, absentes de l’édition de Lagarrigue, figurent pourtant dans celle de Pasqua. Le problème se situe dans le chapitre VII du livre II, et concerne donc le passage suivant que nous reproduisons in extenso : « Or ce qui est contractable suppose une certaine possibilité, et celle-ci descend de l’unité qui la génère en Dieu, comme l’altérité descend de l’unité. En effet, ce qui peut être contracté suppose mutabilité et altérité conformément au principe selon lequel « rien n’est avant l’Unité. Et, cependant, rien n’est produit sans l’être, qui ne pourrait être au préalable ». Il semble bien que rien ne précède la possibilité d’être. Comment, en effet, une chose serait, si elle ne pouvait être ? La possibilité, par conséquent, descend de l’éternelle Unité. »6 Et voici le texte latin auquel correspond le passage précédent : « Contrahibilitas vero dicit quandam possibilitatem, et illa ab unitate gignente in divinis descendit sicut alteritas ab unitate. Dicit enim mutabilitatem et alteritatem, cum in consideratione principii « nihil prius sit unitate. Sed tamen nihil in esse producitur, quod prius esse non possit. » Nihil enim praecedere videtur posse. Quomodo enim qui esset, si non potuisset esse ? Possibilitas igitur ab aeterna unitate descendit. »7
Quel est l’enjeu de ce passage ? Il se trouve qu’Hervé Pasqua propose, depuis plusieurs années déjà, une lecture hénologique de Nicolas de Cues, selon laquelle ce dernier privilégierait une philosophie de l’Un à une philosophie de l’Etre. Cette lecture, fort probable au regard des textes du Cusain, reçoit ici une confirmation assez nette en raison du passage du Parménide que cite Nicolas, dans lequel l’Unité apparaît comme primordiale, donc antérieure à toute forme d’Etre, ce qui rejoint donc la première hypothèse du Parménide, c’est-à-dire la présentation de l’Un comme supérieur et antérieur à toute distinction et à toute attribution, de sorte qu’il précède l’Etre et que l’on ne puisse même pas dire qu’il est. Dès lors, cette référence au fait que rien ne soit avant l’Unité à laquelle Nicolas fait appel confirmerait l’hénologie cusaine, et validerait la lecture de Pasqua.
Le problème tient au fait que Lagarrigue a noté que la citation entre guillemets ne figure pas dans le texte de Nicolas, et qu’elle eût été rajoutée par Pasqua afin de fortifier son hypothèse. « […]. Il nous faut avertir le lecteur, écrit ainsi Lagarrigue, que nous avons repéré ça et là quelques ‘’ajouts‘’ dans cette traduction, comme en II, VII, 128, où deux phrases sont introduites qui ‘’prouvent’’ que Cues est bien un partisan de la métaphysique de l’Un et non celle de l’Être. Mettre ces phrases ajoutées entre guillemets, comme s’il s’agissait d’une citation, est un procédé trop commode. »8 Ainsi, Lagarrigue sous-entend-il que Pasqua aurait sciemment rajouté deux citations du Parménide qui ne figureraient pas dans le texte latin, afin d’étayer son interprétation globale de l’hénologie cusaine, et ce au détriment de la plus minimale probité philologique.
Or, ainsi que le prouve le texte latin que nous citons, Hervé Pasqua n’a ajouté aucun texte, ni falsifié d’aucune manière que ce soit le texte d’origine. D’où provient alors le malentendu ? Il provient d’une divergence quant aux éditions utilisées, Lagarrigue se référant à celle de Klibansky, les fameuses Opera omnia de Nicolas parues en 1938, et Pasqua se référant à celle de Meiner que nous avons citée, datant de 2002. Ainsi, le texte entre guillemets figure-t-il dans l’édition de Meiner et non dans celle de Klibansky. Il est donc impossible de considérer qu’Hervé Pasqua aurait ajouté quelque texte que ce soit afin de ratifier ses hypothèses, puisqu’il a tout au contraire retenu l’édition la plus récente et la plus scientifique des œuvres du Cusain.
B : Evangélisme français versus hénologie
Au-delà de ce différend textuel, il apparaît clairement que la divergence entre les deux éditions porte sur le sens à donner aux œuvres du Cusain et, plus particulièrement à la Docte ignorance. La lecture qu’en propose Lagarrigue tire Nicolas du côté d’une pratique religieuse, plus précisément du côté de la très courte période de l’évangélisme français dont l’affaire des Placards précipita la chute. En revanche, nettement plus métaphysique, la lecture de Pasqua introduit Nicolas au sein d’un réseau hénologique, dialoguant avec Maître Eckhart et Thomas d’Aquin, de sorte que Pasqua pense Nicolas comme un héritier tandis que Lagarrigue pense plutôt aux héritiers de Nicolas.
Il est vrai que, depuis plusieurs années, Hervé Pasqua avait établi des ponts, fort bien argumentés du reste, entre la pensée de Maître Eckhart et celle du Cusain et, plus généralement, avait montré comment Nicolas prenait place dans les pensées hénologiques, que ce soit celle de Plotin pour qui « l’Un est au-dessus de l’Intellect : s’il se confondait avec lui, il cesserait d’être purement Un et rien d’autre qu’Un. »9 qu’il rapprochait du Guide du penseur de Nicolas, ou d’Eckhart bien évidemment, chez qui l’idée selon laquelle « la multitude et le nombre demeurent dans l’Un, mais ils sont cachés » (sermon latin 8) est mise en regard du couple implicatio/explicatio que développe Nicolas « pour signifier ce mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur et de l’extérieur vers l’intérieur à partir de ce qui est caché dans le Pli originaire. »10. Cela amenait Hervé Pasqua dans la conclusion à évaluer l’influence qu’avait exercée Maître Eckhart sur ses contemporains et ses successeurs plus lointains en brossant à grands traits le récapitulatif d’une belle et grande fécondation. « Nous avons voulu penser avec Maître Eckhart en nous proposant de dégager l’unité d’inspiration qui assure la cohérence de son œuvre. Notre ambition était de voir dans quelle mesure l’hénologie eckhartienne offre la clé de sa pensée. D’emblée, l’identification de la Déité à l’Un pur sans l’Etre de la première hypostase du Parménide11 nous a donné le point de départ de cette tentative, nous situant du même coup au cœur d’une problématique qui met en jeu le rapport essentiel entre l’Un et l’Etre et les conséquences qui en découlent. Toute l’histoire de la pensée qui va suivre s’en trouvera profondément marqué, de Tauler à Luther, de Nicolas de Cues à Fichte et Hegel, en passant par Giordano Bruno et Spinoza jusqu’à Heidegger et Derrida… »12
Cette divergence herméneutique quant à la portée des œuvres du Cusain présente un effet immédiatement sensible dans les notes : Hervé Pasqua cherche souvent à retrouver les références implicites de Nicolas à des textes néoplatoniciens ou, plus généralement, d’inspiration hénologique, au-delà du jeu de renvois à l’œuvre interne du Cusain lui-même. Par exemple, lorsque Nicolas écrit que « toutes les choses ont entre elles un certain rapport proportionnel, quoique caché et incompréhensible à nos yeux, mais tel que de toutes sort un univers et que toutes sont dans l’Un maximum l’Un lui-même »13, Pasqua y voit aussitôt la marque de Maître Eckhart qui, dans ses Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique, défend lui aussi l’idée selon laquelle « toutes les choses sont en Dieu l’Etre de Dieu. » De la même manière, lorsque Nicolas pose que « selon qu’il est considéré dans sa simplicité, l’infini n’est ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit »14, Pasqua songe au sermon allemand 2 où il est dit que « si Dieu doit jamais le pénétrer de son regard, cela lui coûtera tous ses noms divins et la propriété de ses Personnes. Il lui faut les laisser toutes à l’extérieur pour que son regard y pénètre. » C’est donc sur ces notes de bas de page, témoins de choix herméneutiques nettement divergents, que se distinguent essentiellement ces deux traductions, parmi lesquelles, il est vrai, la lecture hénologique de Pasqua nous semble bien plus séduisante.
Conclusion
Le public français a connu une longue période de vaches maigres quant aux études cusaines ; il serait donc malvenu de bouder son plaisir devant les deux traductions qui viennent de paraître, réparant des décennies de négligence. Nous l’avons dit, l’édition de Pasqua emporte notre préférence, tant par sa référence à une édition plus récente des Œuvres du Cusain que par sa lecture hénologique, plus stimulante et moins historicisante. Néanmoins, il nous est permis de regretter l’absence du texte latin en regard de la traduction française, qui eût été bien pratique : l’édition Meiner, elle, fait figurer à côté du texte allemand le texte latin, ce qui permet de vérifier à chaque instant leur concordance. Mais il n’est qu’à songer que le lecteur dispose désormais d’un texte majeur de la philosophie renaissante pour la somme modique de 9, 50 € (contre 24 € pour celle du Cerf), pour lever ce scrupule et se réjouir de cette parution en poche destinée à devenir l’édition française de référence.
- cf. Nicolas de Cues, Œuvres choisies, Traduction Maurice de Gandillac, Aubier-Montaigne, 1942
- Nicolas de Cues, La docte ignorance, Traduction Jean-Claude Lagarrigue, Cerf, Paris, 2010
- cf. Ernst Cassirer, Individu et cosmos
- Nicolas de Cues, La docte ignorance, Traduction Hervé Pasqua, Payot&Rivages, 2011
- Ibid, p. 9
- Ibid. p. 174
- Nikolaus von Kues, De docta ignorantia, in Nikolaus von Kues, Philosophisch-theologische Werke, Band I, Meiner Verlag, 2002, p. 50
- cf. La traduction de Lagarrigue au Cerf, pp. 66 et 186
- Hervé Pasqua, Maître Eckhart, le procès de l’Un, Cerf, 2006, p. 90
- Ibid., note 4, p. 155
- On voit ici le rôle primordial que Pasqua fait jouer à cette première hypothèse et comment il la retrouve dans la Docte ignorance.
- Ibid. p. 407
- Nicolas de Cues, La docte ignorance I, XI, § 30, Trad. Pasqua, pp. 78-79
- Ibid., I, XXVI, § 88, p. 134