Introduction
Le dernier ouvrage en date de Natalie Depraz, paru aux éditions du Seuil en avril 2024, La Surprise, Crise dans la pensée, est un livre dont il faut écrire qu’il est hybride et extrêmement dense. Il s’agit d’une réflexion accessible qui permet d’introduire son lectorat à des questions qui pourraient paraître, au premier abord, générales, mais qui deviennent rapidement des questions essentielles et techniques. De sorte que, au moins jusqu’au premier tiers de la deuxième partie de l’ouvrage (les choses se complexifiant nécessairement pas la suite), l’ouvrage est une invitation à la réflexion sur un ton « presque » méditatif. La formule est volontairement excessive, étant donné que tout est déjà en place pour aller beaucoup plus loin que la seule méditation. Le propos de cette enquête sur le phénomène de surprise, interne ou externe, puise dans toutes les positions déjà tenues par leur autrice dans un ensemble de livres érudits, publiés en son nom ou comme éditrice d’un autre nom — nous référons ici au fait que Natalie Depraz soit à ce jour l’éditrice francophone la plus experte à propos des travaux de Husserl.
La question de la surprise se pose légitimement dans l’emboîtement qui compose la relation du sujet au monde en phénoménologie : il s’agit d’un phénomène qui intervient dans la conscience. Hans Blumenberg formule, synthétisant directement ce qu’écrivait Husserl lui-même, que la conscience est une « structure de performances »[1], performance répétée et réplétive de l’intentionnalité, puisque la conscience est toujours conscience de quelque chose[2]. Elle n’est pas une puissance noétique suspendue dans l’éther des idées. Cette conscience se lie au monde selon un principe « subjectif-relatif », où le sujet « relativise » son ultra-subjectivité dans l’intersubjectivité, en vue de comprendre le monde comme produit du maillage de toutes les valences subjectives en exercice, selon des principes de domination et de soumission politiques, esthétiques, culturelles ou érotiques. Le liant de l’opération subjective-relative peut donc prendre de plein fouet un phénomène qui vient saisir toute anticipation de l’intentionnalité du sujet en altérant, contrevenant, voire même, en niant totalement la valence de cette anticipation : la surprise.
Il faut donc admettre que les anticipations de la perception, qui est chez Kant le principe de l’imagination, et qui participent de l’opération subjective-relative de l’intersubjectivité qui se donne depuis l’intentionnalité de tout sujet, donnent au phénomène de la surprise une responsabilité ontologique et culturelle immense. Ce serait de cela, sous ses différents aspects, dont l’autrice traite ici, et il nous semble que c’est un point plus que nécessaire pour qui veut saisir le fonctionnement de la conscience et des conditions de liaison du sujet au monde. Le texte se présente en quatre parties de tailles équivalentes : L’autre, deux chapitres (pp. 17-84) ; Philosopher sans surprise, deux chapitres (pp. 89-144) ; Se laisser surprendre, deux chapitres (pp. 149-211) ; Ces surprises qui nous transcendent, trois chapitres (pp. 217-330). Après avoir ancré le contexte phénoménologique de la nécessité d’un horizon d’attente pour que puisse advenir la surprise, l’autrice nomme les différents états de possibilité, vis-à-vis de l’imagination, qui est faculté d’anticipation, vis-à-vis des traumatismes, qui sont des heurts dans l’expérience de l’ontogenèse. En lisant ce livre, on comprend rapidement que la notion de surprise est au cœur de l’existence du sujet, et que de ses modalités et de ses possibilités rayonnent plusieurs grilles d’analyse de ce que signifie qu’être sujet.
L’ancrage philosophique dans trois décennies de travaux de l’autrice
Si autrui est décisif pour le sujet, c’est en qualité d’inter-sujet dont on peut attendre ou ne pas attendre que survienne quoi que ce soit ; ce n’est que parce qu’autrui est pensable, que l’on peut être un soi — mais un soi qui contient déjà autrui, id est un sujet libre et autonome, et l’on renvoie ici au premier chapitre de la thèse de l’autrice, « L’intentionnalité, quel accès à l’altérité ? »[3] qui écrit, alors qu’il est question de l’intentionnalité :
l’intentionnalité fait prévaloir le dynamisme de la conscience portée vers les choses et non une clôture représentative. La conscience intentionnelle est dirigée vers (gerichtet auf) quelque chose d’autre qu’elle-même, vers l’autre qu’elle recèle dès l’abord en elle, transcendance ouverte sur l’altérité. Si l’objet est l’autre de la conscience, c’est qu’il n’est ni contenu de représentation, ni contraire, ni négation formelle de cette dernière. Objet et conscience portent en eux cette co-relation intentionnelle, se con-joignent dans l’acte commun qu’ils font surgir de leur être-ensemble et qui a pour nom altérité. La connaissance intentionnelle requiert de penser le rapport d’altérité de la conscience à l’objet non selon un mode oppositif, mais d’après leur unité première.[4]
L’altérité, qui est condition sine qua non de la possibilité de la surprise (et, in fine, condition sine qua non des conditions de possibilité du sujet) constituait d’ailleurs une position doctrinaire initiée par l’autrice dès la version éditoriale de sa thèse de doctorat, dirigée par Jean-François Courtine et soutenue en 1993. Cette version éditoriale paraît en 1995, à l’issue de trois années de Séminaire de Phénoménologie et d’Herméneutique de la rue d’Ulm (1991-1994), années qui lui permettent de penser « certains linéaments et amorces d’une recherche encore en cours »[5]. Car c’est là tout le mot de la démarche de l’autrice : « une recherche toujours en cours » et l’état actuel, en 2024, de cette recherche, la voici qui se donne dans ce livre sur la Surprise. Plus loin, dans la préface qu’il donne pour Transcendance et Incarnation, Rudolf Bernet écrit en 1995 qu’à « ce livre, il ne lui manque donc rien — sauf nous, ses lecteurs. Cette remarque triviale a le mérite de nous transporter d’emblée au cœur même de son propos. »[6] Il faudrait, pour bien introduire l’un des points fondamentaux de la recherche aboutissant, aujourd’hui, dans La Surprise et ce dont relève cet ouvrage paru trente ans après celui que nous venons de citer, citer entièrement la page qui suit au fil de laquelle Rudolf Bernet établit le contenu d’une assertion aussi délicate que : Natalie Depraz poursuit l’interrogation de Edmund Husserl avec la même prudence et la même « hésitation ».
Au titre de ces sujets de « recherches encore en cours », Natalie Depraz n’est pas à son premier livre sur l’approche de la surprise — et il s’agit donc également d’un travail de synthèse qui est simultanément synthèse et tour d’horizon permettant de poser des idées inédites afin d’établir le socle d’un nouveau point de départ sur la problématisation du sujet, de l’altérité et du contenu de la liaison intentionnelle au monde. Nous ne pouvons faire ici la liste des ouvrages ou des articles qui abordent cette question[7]. Nous sommes donc en face du livre qui fait figure de clef de voûte de l’autrice sur la surprise : aboutissement de trois décennies de travaux dans les différentes disciplines concernées, mais également élément de soutien de ce qui peut s’accomplir en surplomb de cette pièce architecturale, structurelle et ornementale.
Une tradition phénoménologique très dense
La posture de Natalie Depraz s’inscrit dans une tradition extrêmement riche dont certaines racines ont, hélas, en partie disparu ou, du moins, sont difficilement accessibles à ce jour. Il faut espérer que les travaux à venir de la recherche contemporaine permettront de rendre disponibles certains textes ensevelis. Il existe encore quelques traces, les lignes de crête, de certains des travaux qui participent des conditions historiques de possibilité de l’apparition d’une trajectoire telle que celle-ci, entre phénoménologie, neurosciences et psychologie clinique. Nous voulons parler ici des recherches, par exemple, initiée dans les travaux de Georges Simondon, qui connaissent une publication partielle aux PUF, présentés par exemple par les très contemporains Jean-Yves Chateau ou Renaud Barbaras.
Mais signalons ici une autrice pratiquement disparue, alors même que ses travaux et ses cours sont décisifs pour les cours même de Simondon : la professeure Juliette Favez-Boutonnier (psychologue selon le format de l’époque, enseignement qui était intriqué à l’enseignement d’Unités d’Enseignements de la philosophie) ; avec, par exemple les cours de 1962-1963 sur l’imagination, publiés en CDU (Centre de Documentation Universitaire) et dont il faudrait probablement qu’existe une édition critique. Il est aujourd’hui possible de retrouver trois fragments des publications de ce cours dans le Bulletin de Psychologie, ainsi qu’une sorte de résumé de celui qui porte en particulier sur Bachelard, disponible sur le site des éditions Mimésis.
Natalie Depraz est porteuse de cette formidable tradition de psychologues et de philosophes, de clinicien·ne·s, s’épaulant volontiers des neuro-sciences et d’expériences psychiatriques, qui explorent la richesse et la densité de la psyché dans sa décomposition analytique et dans sa perspective synthétique. Elle accorde d’ailleurs de très belles pages à ce que Heidegger écrit du rôle de la surprise (notamment sous le régime de phénomènes tels que « l’absorption » ou « l’accaparement », voir pp. 93-102) dans la composition psychique de tout sujet (ou encore lors de la reflexion sur l’ennui profond et la magie de l’envoûtement, pp. 164-169, avant de venir à nommer Ricœur, à partir de la page 170). Comme nous l’écrivons ci-après, nous avons fait le choix de renoncer à une recension qui soit exhaustive, aussi nous contentons-nous d’évoquer certaines de toutes les pistes de l’ouvrage.
Le mode de cette enquête part donc, comme nous l’écrivions en introduction, d’une espèce d’assise totalisante qui vise à saisir le déploiement de la psyché dans toutes ses possibilités opératoires, fidèle, croyons-nous, à l’esprit husserlien de la décomposition de la phénoménologie. Peut-être que Husserl aurait émis une réserve sur ce qu’il appelait lui-même la « phénoménologie génétique » (qu’un Blumenberg considérerait pour sa part comme étude phénoménologique des conditions de possibilité de l’ontogénèse, par exemple). Il nous semble que les travaux de Natalie Depraz radicalisent l’intuition de la phénoménologie transcendantale dans les différentes disciplines qui sont apparues depuis le début du XXIe siècle, et qui nous permettent, à nous sujets de ces époques nouvelles, de mieux envisager les différents modes de l’être-au-monde, en particulier, ici, la surprise.
Cette surprise qui est passée au crible d’une analyse très érudite, avec une bibliographie extrêmement complète et des applications aussi diverses que la politique (avec un examen quasi-clinique et tout à fait savoureux du phénomène du macronisme, pp. 136-137, qui s’intègre dans une réflexion sur le « contrôle sociopolitique », pp. 130-141 avant que l’on ne passe à une étude de l’emprise amoureuse), l’histoire, l’émotivité du sujet, etc. Toute dimension où la subjectivité, et son rapport au monde, se rendent visibles, en somme.
La double portée de l’ouvrage pour son lectorat : scientifique et personnelle
Il arrive parfois, comme c’est le cas ici, qu’un ouvrage de philosophie puisse être particulièrement difficile à lire en vue d’en proposer une recension. Car les exemples qui s’y déploient, les pistes analytiques qui y sont proposées, les études auxquelles l’ouvrage renvoie ou sur lesquelles celui-ci s’appuie peuvent être parfois si complexes et si denses que la personne rédigeant une telle recension doive nécessairement poser des choix. Dois-je remonter tous les fils afin d’en exposer la profusion, dois-je plutôt mettre leur dynamique en avant, puis-je tenter de faire les deux simultanément ? Et selon quelle ligne régler ces choix ? Faut-il rendre compte scientifiquement, froidement, en somme, d’un ouvrage qui apporte sa pierre aux divers édifices en neurosciences, en phénoménologie et en psychologie clinique ? C’est un parti pris que font certains auteurs de certaines recensions, ici ou ailleurs, et nous avons déjà pu illustrer ou même débattre — longuement — que ce n’est pas notre choix. Il reste un autre écueil, une autre patte d’oie : cela suffit-il de viser à l’exhaustivité d’une expérience philosophique, et encourager le lectorat à consulter le livre pour la faire à son tour ? Peut-on seulement rendre une recension d’un tel livre exhaustif ? Il fait partie de ces ouvrages pour lesquels chaque page compte.
Ou bien peut-on tenter de rendre compte du type d’expérience subjective, au travers d’une ouverture à l’autre, du point de vue même de l’intersubjectivité qui est la condition sine qua non de tout commerce noétique entre individus ? Il est bien entendu que c’est ce dernier choix que nous faisons. La Surprise de Natalie Depraz est une lecture existentiale, susceptible de déplacer les définitions de certains des critères de notre relation au monde. L’autrice aménage les haut-fonds de sa démonstration, de sorte que chacune des quatre parties de l’ouvrage soit précédée d’une page, même moins, qui présente le contenu à venir et son insertion dans la démarche entière. Dès lors la dimension technique, que l’on peut suivre pratiquement du doigt sur la carte ainsi pré-établie avant l’expérience du contenu doctrinaire, s’étaye de renforts didactiques, d’un appareillage critique, notamment via les notes de bas de page, qui participe grandement de la bascule entre philosophie et réflexion sur soi, de la charnière entre phénoménologie d’un monde de la vie et phénoménologie d’un monde disposé à se convertir en monde pré-théorique de soi, en monde vécu.
Le statut ou la définition de la surprise comme nécessité ontologique et politique
L’ouvrage sur La Surprise, nous l’écrivions, part de son groundwork[8] phénoménologique, très fortement ancré dans les différents chantiers de Husserl, instituant une disponibilité doctrinaire et dialectique qui serait à la fois latente et patente (pour parler en termes husserliens[9]), et qui nous permet de saisir l’éclairage particulier de la surprise en tant qu’elle est prise comme l’une des modalités de la crise dans le sujet, du point de vue de la nécessité de la subjectivité pour le sujet, mais également de celui des besoins structurels de l’organisation logique et épistémologique du monde de la vie.
La surprise ne naît pas de la qualité propre de l’objet mais de la situation relationnelle dans laquelle il m’apparaît. Sur la base de cette structure relationelle, c’est le décalage entre l’objet ou la personne et le contexte spatio-temporel dans lequel il ou elle se trouve qui crée la surprise. Ainsi, encore une fois, ce n’est pas l’objet qui est « surprenant » (étant beau, nouveau, etc.), ni non plus d’ailleurs le sujet qui est surpris […]. Non, ce qui génère la surprise, c’est la relation de décalage entre l’objet et le sujet.[10]
De là faudrait-il requalifier (à défaut de le falloir, du moins le peut-on) la totalité des rapports intersubjectifs au monde ; entre sujet et objet comme dans cette glose d’une citation d’Adam Smith, mais aussi entre sujet et sujet. L’autrice rejoint certains des terrains de la philosophie très contemporaine, rejoignant par exemple certains des questionnements très contemporains d’autres figures très actuelles de la philosophie, comme Jocelyn Benoist ou Jean-Luc Marion, alors qu’elle propose de nouvelles transversales, en particulier sur la question du « donné »[11]. Il ne nous a pas semblé qu’il s’agissait d’une volonté d’apporter des réponses mais, tout au contraire, de repositionner, depuis le crible de la surprise, certaines questions déjà posées.
On a vu dans ce qui précède que le donné excède toujours la donation de sens : que l’empirique ne peut être réduit, sauf à se détruire lui-même, et sauf à entraîner le transcendental dans sa ruine.
Étant donné ce pouvoir de l’empirique sur le transcendantal, je voudrais à présent examiner ce qu’un phénomène exemplairement empirique comme la surprise fait spécifiquement au régime transcendental de la philosophie. Je prendrai ici la surprise, mon cas d’étude, comme ce qui a le statut d’un cas limite, c’est-à-dire comme ce qui pousse à bout la non-intégration de l’empirique dans le transcendantal. Verra-t-on alors se designer une figure « autrement » philosophique, de la surprise ? Le transcendantal, poussé à bout, sera-t-il détruit, ou bien transformé ?[12]
Ces questions sont suivies comme la prescription, comme un point de chute avant d’entamer la suite de l’enquête que l’autrice s’attache à poursuivre et à porter sur le champ des transcendances, de sorte qu’elles élaborent une réponse progressive sur les pages suivantes. Une sorte de bilan d’étape est proposée quelques pages plus loin :
À première vue, il semble que le transcendantal ait « gagné » sur l’empirique : il a « sociabilisé » la surprise. Mais, en l’absorbant, il l’a aliénée plutôt qu’il ne l’a reconnue. À plus forte raison, il n’a guère été affecté par sa force empirique jusqu’à muter en retour. D’un « être-frappé » vivant une crise organique brutale et aigüe, la surprise est devenue une « brèche cognitive déceptive » assistée par des béquilles que sont son avant et son après et, ce faisant, d’autant plus occultée par son entourage.[13]
Transcendances et empirisme
Plus loin, dans le sens de plus loin dans les pages mais aussi dans le sens de plus loin dans la pensée, l’autrice nous invite à nous interroger sur la place de la surprise dans le rapport à la nature, en tant que celle-ci est ou serait capable, d’un point de vue empirique, de nous forcer à déformer notre rapport au monde. Il est question ici de la pandémie qui, sur le plan phénoménologique, a bouleversé le rapport de l’humanité à son environnement — fort heureusement, dirions-nous ironiquement, les choses sont rapidement revenues à une « norme », loin de la surprise, avec une nouvelle organisation sociale dans laquelle les États se sont trouvés limités, financièrement et politiquement, au sortir des deux années de confinement. Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans ces pages, c’est le caractère systémique de la surprise telle que celle-ci se reproduira probablement dans les prochaines années. La « nature » a mis fin au grand fantasme humaniste, où l’humanité trônait au sommet de la création, simultanément comme aboutissement, comme reine et comme finalité. À l’échelle de toute une espèce consciente de sa finitude, nous avons peut-être partagé l’expérience de ces mots de l’autrice : « Ce sentiment d’extrême fragilité, corrélé à une surprise chronique, s’ancre dans un moment précis […] »[14].
Certains, partis tous les adultes qui ont expérimenté ces années étranges, ou surprenantes, les années de COVID étaient des années pendant lesquelles « tout pouvait arriver » : la mort, certes (en ce qui me concerne : mon père et ses deux parents), mais aussi la bascule paradigmatique des modèles politiques et sociaux, la révélation, ou l’explicitation, de mécanismes sociaux qui travaillaient en arrière-plan, la répétition du mythe[15], la vulnérabilité au-devant de l’imprévisible, etc. L’autrice l’écrit d’ailleurs quelques pages plus loin : « Qu’est-ce qui me rend « plus vivante » dans cette situation pandémique presque apocalyptique ? Qu’est-ce qu’accueillir en moi le « surprenant », jusqu’à le devenir ? »[16] La nature pulvérisant le « monde dense des évidences » (la formule phénoménologique est de Blumenberg) des êtres humains nous jette dans un nouvel impératif : survivre, devenir des survivant·e·s et ne plus pouvoir nous contenter d’être des vivants : survivre à nos mort·e·s, mais aussi survivre à nos angoisses et nos morbidités, dans nos corps et nos affects.
En un sens, il n’est pas tant question du rôle de la surprise que de celui de la révélation, où l’intersubjectivité monothéiste dominante est fortement marquée dans sa faculté de convertir le surprenant en explicable, dusse être au prix d’une vitalisation des signaux les plus morbides et les plus désespérants. L’espérance surnage toujours car traverser la crise pourrait bien être le sens de ce que cela signifie qu’être humain, dans un nouvel humanisme se déplaçant comme de raison vers le rôle d’une propédeutique à l’antispécisme. Certain·e·s théoricien·ne·s ou certain·e·s poètes, dystopiques ou non, écrivent ou chantent depuis plusieurs décennies sur la venue de pandémies qui bouleverseront radicalement le rapport de l’humanité au vivant. Sans jeux de mots : l’humanisme pyramidal de notre espèce devait s’en trouver, dans leurs discours, transcendé par ces maladies mondiales qui décimeraient nos organisations sociales. Cela étant, il ne s’agit là que de pistes ouvertes par le livre de la professeure des universités : prenons un autre exemple dans ce livre aussi foisonnant que pertinent.
Une rapide application comme critique sur la société patriarcale
La pertinences des applications, l’acuité du regard que cela permet d’actualiser sur le monde social tel que nous le traversons actuellement, alors que chaque semaine, et chaque jour, apporte son nouveau lot d’atrocités féminicides et d’impunités patriarcales et misogynes, fantasmant l’idée de monstres masculins qui seraient des « exceptions », sont à notre sens décisifs. Le slogan « not all men » émane par exemple directement de l’hypersubjectivité dominante et régnante, instituée, d’hommes qui entendent ne rien admettre qui puisse remettre en cause ou ne serait-ce que limiter la prévalence de leur subjectivité dans l’économie relative-subjective de l’intersubjectivité hommes-femmes. Les hommes défendent une menace inconfortable pour la jouissance de leurs prérogatives.
Reprenant l’argument de Simone de Beauvoir, Natalie Depraz insiste sur la nécessité de libérer la femme de toute attente qui a été « construite socialement et historiquement »[17] : la femme a-t-elle le choix ou bien ne peut-elle qu’être cantonnée à la seule place que lui assigne l’homme qui la désigne structurellement comme son alternative (et non comme son altérité) ? Nous trouvons là de très belles lignes sur le malegaze et le fait que les femmes, comme sujets, ne sont pas tant envisagées comme altérité qu’elles sont en fait assignées à une différenciation qui ne permette aucune surprise. Il faudrait longuement méditer ce qu’écrit l’autrice à la suite d’une analyse des mots de Henri Malidney qui parle de la relation de personnes souffrant de troubles schizophréniques à la surprise : « Être imperméable à la surprise, c’est être incapable de s’ouvrir à de l’autre que soi, qu’il s’agisse d’autrui, de situations nouvelles ou de choses inconnues. »[18]
Conclusion
C’est ici d’ailleurs que Natalie Depraz s’inscrit — à notre sens, et nous faisons peut-être montre d’un excès herméneutique — dans la plus pure tradition du tout dernier Husserl, le Husserl de son dernier texte, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Nous parlions d’un risque d’excès herméneutique parce qu’il nous semble que l’autrice répondrait à cela par deux recommandations méthodologiques. Si nous comprenons bien le geste de cet Husserl, l’excès des sciences à objectiver le monde afin de tenter de le faire entrer par la force dans une économie humaine de l’ordre de la vérité et de l’erreur est le signe d’une aliénation de ce dont les êtres humains sont envers et contre tout dépendants : leur subjectivité. Les sciences n’auraient jamais dû viser autre chose qu’un système représentationnel du monde, certes pourvu d’applications pratiques de plus en plus performantes, et certes capable de coïncider avec l’horizon d’attente des sujets à l’égard des différentes parties dont l’ensemble des contenus constitue ce que l’on appelle le monde.
Mais le sujet ne devrait jamais se fermer à la surprise, c’est-à-dire au choix : ou bien à la déception de son horizon d’attente, ou bien à la possibilité de ne pas pouvoir assigner l’une des unités de ce monde à une place dans un système représentationnel froid et figé — l’excès théorique. L’univers dense des choses évidentes, pour citer la formule reprise par Blumenberg, est composé d’un « monde vivant » et l’aptitude du sujet à opérer un retour théorique sur son expérience de ce monde vivant ne se substitue certes pas à la vitalité ou à l’énergie de ces « choses évidentes » qui pourraient bien, si l’on suit les différents cas pratiques à la considération desquels Natalie Depraz nous invite, continuer de nous surprendre. Ils nous surprennent surtout pour ce qu’ils désignent d’altérité, en l’autre, mais aussi (et surtout ?) en soi. Les différents régimes de confrontation entre le transcendantal et l’empirisme, soit du point de vue théologique (Chapitre 8, pp. 247-287), soit du point de vue écologique (Chapitre 9, pp. 289-330) sont encore réceptives sous le régime de la surprise. C’est une sorte de nouvelle proposition de la définition du contenu de l’intersubjectivité, d’une herméneutique nouvelle de ce mode particulier de liaison au monde, en liant ce contenu intersubjectif à l’immensité infinie qui procède de la conjugaison de toute les finitudes :
[…] Il s’agit de faire du commun lui-même une surprise génératrice de modèles renouvelants. Car le commun par principe transcende chacun. Aucun individu, aussi ample sa réflexion soit-elle, jamais ne le surplombera. Le commun en tant que principe d’action apparaît donc comme une altérité à la puissance, transcendant autrui et les relations intersubjectives elles-mêmes, et mettent à l’épreuve nos représentations, quelles qu’elles soient d’ailleurs individuelles ou collectives.[19]
C’est donc pratiquement, nous semble-t-il, la question de tout le « remplissage » (parlons cette fois en termes kantiens) de l’intentionnalité dont il est question, sous couvert de focaliser la réflexion sur le cas pratique du phénomène de surprise, expérimenté ou suscité. Ce faisant s’agit-il pour nous d’un travail axiologique de premier ordre qui vient compléter, dans la ramification de la phénoménologie, et alors que les applications se déploient dans les différentes disciplines psychologiques et d’analyse de la raison humaine contemporaine, depuis Husserl. S’il y a effectivement « crise dans la pensée » (à propos des répercussions morales de laquelle des journalistes interrogeaient déjà Paul Ricœur en 1974), il semble bien qu’il s’agisse en définitive de l’une des conditions de la nature de la conscience. Dès lors la philosophie peut s’atteler à la tâche de la comprendre afin de mieux accompagner ses implications et les possibilités de son devenir, à tous les niveaux de la nature humaine : la surprise est une force de propositions en philosophie.
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[1] Hans Blumenberg parle de la conscience comme d’une « une structure de performance dirigée de manière significative », Theorie der Lebenswelt, Verlag Suhrkamp, 2010, p. 190.
[2] Husserl, §14 de la Deuxième des Méditation Cartésienne, PUF, 1994, p. 77.
[3] Natalie Depraz, Transcendance et incarnation, Le statut de l’intersubjectivité comme altérité à soi chez Husserl, Paris, « Histoire de la philosophie », Vrin, 1995, pp. 47-89.
[4] Ibid., pp. 47-48. Tous les passages en italique sont le fait de l’autrice. Pour plus à ce sujet, sur l’empathie qui fonde le noyau noétique de l’altérité, nous invitons à la lecture de Natalie Depraz, « Lipps et Husserl : l’Einfühlung ». Revue de métaphysique et de morale, 2017/4 N° 96, 2017, p.441-460.
[5] Ibid., p. 7.
[6] Ibid., pp. 11-12.
[7] Outre sa formidable biobibliographie, il faut savoir que Natalie Depraz est aussi l’une des fondatrices de la revue de phénoménologie Alter, fondée en 1993.
[8] — Ce n’est pas pour obéir à une quelconque préciosité, ni même une anglophilie sous-jacente que nous parlons de groundwork plutôt que de fondation : dans groundwork, l’idée du travail est encore un potentiel actif, même à titre passé.
[9] — À ce sujet, lire Husserl, De la synthèse passive, Logique transcendantale et constitutions originaires, Grenoble, « Krisis », Jérôme Millon, 1998, p. 39 sq.
[10] Natalie Depraz, La Surprise, Crise dans la pensée, Paris, « L’ordre Philosophique », Seuil, 2024, p. 33.
[11] Pour ne citer qu’un seul ouvrage pour chacun de ces deux philosophes aujourd’hui canoniques sur la question du donné, qui pourrait bien être à l’origine de toute la phénoménologie (c’est en tout cas le parti pris d’une certaine critique par Benoist), deux textes difficiles d’accès mais extrêmement novateurs et profonds, évoquons : Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai dune phénoménologie de la donation, Paris, « Épiméthée », PUF, 1997 ; et, notamment, Jocelyn Benoist, Le bruit du sensible, Paris, « Passages », Éditions du Cerf, 2013. Ces évocations sont largement insuffisantes.
[12] Ibid., pp. 299-300.
[13] Ibid., p. 317.
[14] Ibid., p. 324.
[15] Voir à ce sujet, par exemple, David Hamidović, Les racines bibliques de l’imaginaire des pandémies, Des plaies d’Égypte aux coronavirus, Montrouge, « Le monde de la bible », Bayard, 2020 où toute surprise rencontre très vite, et nous serions là, alors, du côté du transcendantal, une issue dans le recours à nos imaginaires pour faire face à l’empirique.
[16] Natalie Depraz, op. cit., p. 328.
[17] Ibid., p. 42.
[18] Ibid., p. 84.
[19] Ibid., p. 231.