Acheter un nouveau sentiment de la nature.
La dernière publication de Michel Collot intitulée Un nouveau sentiment de la nature (Corti, 2022) suscite un vrai plaisir de lecture. L’ouvrage ne présente pas seulement un regard resserré et critique sur des notions vitales (celle de nature, d’écocritique, d’écopoétique…), mais livre aussi au lecteur une belle sélection de références scientifiques et philosophiques (chapitre I), artistiques (chapitre II) et littéraires (chapitre III). L’ouvrage est en effet d’une lumineuse interdisciplinarité, croisant des savoirs longtemps tenus à l’écart par l’écologie et par la critique. L’essai accorde en effet à ces regards le pouvoir (salvateur) de proposer une modalité neuve d’habitation au monde, à l’époque du règne de la technique.
Le souci porté à la richesse que déploie le mot de « nature » fournit une vue à la fois nuancée, stimulante et claire sur un problème qui est souvent difficile à penser—tant pèse aujourd’hui la solastalgie face à la destruction de la terre et face à la tentation du catastrophisme[1]. Collot rappelle, à juste titre, que la nature ne se réduit pas à un objet physique qui se pose en s’opposant à un sujet tout-puissant (acception caractéristique des temps modernes) : si une telle conception a pu présider à « l’essor des sciences et des techniques », elle « ne saurait recouvrir la richesse et la complexité des rapports que nos sociétés et nos cultures n’ont cessé d’entretenir avec la nature. La richesse qu’implique le mot bloque toute tentative d’en faire un concept (un objet de pensée), permettant de « mieux prendre en charge la diversité de la nature elle-même et des rapports que nous avons avec elle », impliquant une diversité d’espèces (humaine et non-humaines), d’éléments (animés ou non), incluant l’hydrosphère et la lithosphère, s’étendant à l’univers. La nature n’est donc pas ici considérée comme un objet de connaissance ni comme une matière première à exploiter, « mais le milieu dans lequel et avec ou contre lequel vivent et œuvrent les hommes » (p. 9). L’ouvrage s’ouvre effectivement sur un ressenti personnel, évoque une ancienne et vive émotion face à la nature :
Le sentiment de la nature m’accompagne depuis l’enfance, et il ne m’a jamais quitté. Je passais mes vacances d’été chez mes grands-parents, dans une ferme en Champagne ou dans un jardin du Vaucluse. Les impressions de nature que j’y éprouvais étaient d’autant plus intenses que je vivais le reste de l’année en banlieue. Je me revois encore allongé dans l’étable contre le flanc d’un petit veau, blotti dans sa chaleur et caressant son pelage ; ou accroupi dans le potager, guettant dans les rigoles creusées par mon grand-père l’arrivée de l’eau qui allait abreuver la terre desséchée. Cette relation intime avec la nature n’a jamais été perdue, ni à l’adolescence, quand, du septième étage de notre HLM, je plongeais mes regards dans l’immensité du ciel ouverte au-dessus des toits et des cheminées d’usine, ni aujourd’hui, quand je respire sur les grilles d’une station de métro le parfum d’une glycine en fleurs. (p.7)
Les « fables » et les « chantefables » récitées à l’école ne manquent pas de réveiller chez le jeune Collot les « sensations vécues en marchant dans la campagne » « picoté par les blés ou foulant l’herbe menue ». « C’est par le cœur et le corps tout entier que, lisant ces poèmes, il me semblait communiquer, littéralement et par tous les sens, avec cette nature dont la ville et l’étude pourtant m’éloignaient » (p.7-8) écrit l’auteur. L’ouvrage témoigne, d’entrée de jeu, du pouvoir des mots à évoquer un certain « sentiment » de la nature, d’une émotion qui habiterait le corps et la langue par l’incorporation des vers[2]. Point toutefois aussitôt l’expression d’une inquiétude, celle de succomber à une « illusion lyrique », à un « anthropocentrisme invétéré ». Or évoquer un sentiment de la nature ne suppose-t-il pas une certaine proximité entre l’homme (ses affections, ses pensées) et la nature—contiguïté qui est aujourd’hui au cœur de la crise environnementale ?
L’essai se propose d’abord de rendre sensible l’antique connivence qui unit nos disciplines et la nature, rappelant que nos « cultures sont nées avec le travail de la terre, qui a d’abord exigé des hommes une attention vigilante à ses rythmes et à ses contraintes ». La mécanicisation de l’agriculture témoigne en effet de la rupture d’un « pacte ancestral avec la nature », pacte « qu’il s’agit de renouer pour respecter ses équilibres et mieux nourrir les corps et les esprits ». Un tel retour à un tel « pacte pastoral » (pour reprendre la formule de Jean-Claude Pinson)[3] suppose une réforme de « nos façons de penser », mais aussi de « notre sensibilité et notre créativité » (p.8). Les propos de Collot rappellent ici ceux de Jean-Claude Pinson qui écrit, au sujet du langage : « Comme la zoomusicologie et l’éthologie nous y invitent, mieux vaut reconnaître que les bases biologiques (naturelles et animales) de la musique peuvent être étendues au langage humain en tant qu’il est lui aussi, comme le veut Rousseau, de l’ordre du cri et du chant animal, ce pourquoi il y a toujours, dans le poème, ce que Marielle Macé appelle une « forme d’animisme » »[4].
Vu l’intime connivence entre notre langage et la nature, l’ouvrage se propose aussi d’interroger le rôle que peut jouer, au service d’un tel retour, l’expression d’un « sentiment de la nature » — sentiment qui « hérite d’une longue tradition » et qui « prend aujourd’hui des formes inédites dans les arts et dans la littérature » (p. 9). Il s’agit de voir en quoi l’expression d’un tel sentiment est susceptible de nous faire « prendre conscience de notre appartenance à la communauté des êtres vivants » (p. 10), de penser une autre façon d’habiter la nature. La deuxième et la troisième partie de l’ouvrage se consacrent en effet à la définition d’une nouvelle esthétique de la nature (dans les arts et dans la littérature) après avoir dissipé, en première partie, les « malentendus qui pèsent à la fois sur la notion même de nature et sur la compréhension du sentiment qui nous unit à elle » (p. 9). Michel Collot plaide pour un « sentiment de la nature » qui aurait sa source dans l’expérience sensible, et œuvre à penser une « écologie du sensible, capable de retisser le lien, rompu par une rationalité purement technicienne, entre la connaissance et l’expérience ; de répondre à cette nouvelle forme du sentiment de la nature » qu’il appelle notre « écosensibilité », « non pour verser dans l’irrationnel mais pour inventer « une raison qui ne lâcherait pas en route le sensible » (p.10). À rebours de l’époque de triomphe de la technique et du triomphe de l’objectivation du monde, il s’agit donc ici de penser une réceptivité et une participation à la fois physique et affective à la nature. Loin de sombrer dans un quelconque sentimentalisme, le sentiment de la nature hérité du romantisme est ramené à sa patiente transformation par l’évolution des sciences naturelles, humaines et sociales—examen qui permet d’aboutir à une nouvelle modalité d’habitation au monde.
Première partie : Philosophie
Est-il seulement permis de renouer avec la nature compte tenu de la critique dont elle fait l’objet dans la pensée contemporaine ? L’essai s’affronte à la supposée « fin de la nature », notion avancée par plusieurs critiques (dont Bill Mc Kibben, The End of Nature ; Carolyn Merchant, The Death of Nature). La notion apparaît dans le modernisme littéraire et artistique, courant qui s’empresse de rompre avec le naturalisme (voir notamment de Clément Rosset, L’Anti-nature) ; elle est aussi tenue à distance par le constructivisme, qui coupe la nature de la société et de la culture. Rejetée comme un ob-jectum extérieur à un sujet qui s’en fait comme le maître et le possesseur, la notion de nature handicaperait donc l’évolution de l’écologie, chargée qu’elle est d’une connotation trop technicienne. Dans les faits, la fin de la nature laisserait entendre l’obsolescence d’un environnement qui n’aurait plus rien de naturel, aujourd’hui entièrement accaparé par la technique (elle serait remplacée par des « objets hybrides » qui relèvent à la fois de la nature et de la technique) et étrangère à l’homme. La notion de nature ferait même obstacle, pour certains, au renouvellement de l’« esthétique environnementale » et à l’avènement d’une véritable « pensée écologique » (Timothy Morton, , Ecology Without Nature: Rethinking Environmental Aesthetics)—d’où la conception d’une « écologie dénaturalisée » (Baptiste Morizot, Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous). Certes, un tel diagnostic se fonde « sur un constat difficilement contestable » puisque « nos modes de vie, principalement urbains, nous éloignent de l’environnement naturel dans lequel a vécu l’humanité pendant des millénaires ; nous n’avons plus accès à la nature qu’à travers les multiples instruments et médiations offerts par une technologie de plus en plus puissante qui la dégrade et risque même de la détruire ». Ainsi, « L’érosion de la biodiversité s’accompagne d’une autre extinction, aussi inquiétante que celle des espèces animales et végétales : « l’extinction de l’expérience » que les citadins peuvent avoir de la nature dans un cadre de vie de plus en plus artificialisé » (p. 17). Or il suffit de se promener hors de la ville (comme le font Jean-Christophe Bailly et Sylvain Tesson, pour ne citer qu’eux) pour constater que la nature existe bel et bien, résistant à l’assaut du ciment[5] ; par ailleurs, plus elle suit l’anthropisation, plus elle « se manifeste par des phénomènes qui échappent au contrôle des hommes, comme les pandémies et les catastrophes en tous genres (inondations, glissements de terrain, tsunamis, gigantesques feux de forêt…) » (p. 18). Collot manifeste ainsi le souci de nuancer le constat catastrophiste avancé par la notion d’anthropocène, laquelle consacre la domination totale de l’homme au moment où « le milieu physique démontre sa capacité à réagir avec une fréquence et une violence inédites, qui déjoue les calculs de la science » (p. 19). Le catastrophisme sous-estime « la capacité de la nature » et des sociétés « à se régénérer », et dont l’interaction forme l’enjeu même de l’écologie.
La fin de la nature (théorisée notamment par Bruno Latour, Face à Gaïa) suppose la destruction de son idée même (la Nature avec grand N), jugée trop religieuse ou mythologique (comme le prouve le culte éco-féministe de la Terre-Mère) pour faire avancer l’écologie. Collot rappelle qu’un tel sacré, loin pourtant d’être transcendant, est immanent à la nature : celle-ci « déborde les savoirs et les pouvoirs de l’homme et qu’elle doit être respectée et protégée » ; « La sacraliser, c’est renoncer aux attitudes d’appropriation, de domination et d’exploitation dont elle a été l’objet depuis les Temps modernes, et renouer avec cette « piété naturelle » dont parlait John Dewey et qui est la reconnaissance du lien qui nous unit à notre environnement » (p. 21). Les détracteurs de l’idée de nature sont par ailleurs aussi critiques de sa conception holistique (la Nature comme un grand tout, englobant les éléments et vivants), idée qui serait prisonnière d’une métaphysique de l’unité et de la totalité. Une telle critique ignore que l’écologie est une « science systémique », qu’elle comprend la nature à partir de la notion d’écosystème (un « ensemble dont tous les éléments sont en interaction ») et celle de biosphère (qui « réunit tous les écosystèmes dans une même totalité ») (p.22), en mettant l’accent sur un ensemble mouvant et changeant (processus que donne à entendre le mot de phusis)[6].
Revendiquer la « fin de la nature » est donc un geste qui dénote, pour Collot, d’une compréhension étroite (et technicienne) de la « nature », révélant le partage instauré par la raison moderne entre culture et nature. La nature, antérieure à la modernité, dépasserait sa réduction à un objet mesurable et consommable : une telle vision n’est d’ailleurs pas partagée par tous les philosophes ; elle ne saurait sous-tendre la praxis du paysan, du jardinier, de l’artisan, du poète ou de l’artiste. Collot parvient ainsi à apporter de la complexité à la manière d’envisager non seulement la nature, mais aussi son arraisonnement, nous permettant d’entrevoir des solutions tangentielles et inédites. Son approche tranche avec la critique qu’on peut y lire chez Martin Heidegger[7] (et chez les phénoménologues qui s’en inspirent, comme Jean-Luc Marion[8]) de l’arraisonnement de la nature. Loin d’être contenu en germe depuis l’éclosion de la pensée (définie quasi exclusivement par Heidegger comme métaphysique), la réduction objectivante de la nature est ramenée à sa contingence : elle n’est qu’une posture parmi d’autres, inventée par une doxa philosophique et scientifique ; elle ne tient qu’à un partage opéré par la raison moderne, d’inspiration cartésienne. Collot est on ne peut plus clair à ce sujet :
La fin de la nature que certains proclament aujourd’hui est donc surtout celle d’une certaine idée de la nature, qui a prévalu un moment dans la pensée de l’Occident moderne mais qui n’y a jamais régné sans partage et qui semble aujourd’hui caduque. Celle d’une nature inerte, extérieure à l’homme, régie par l’enchaînement mécanique des causes et des effets, et par des lois immuables : objet physique et non phusis, natura naturata et non pas naturans (p. 29).
En accordant une attention particulière à l’art et à la littérature, Collot réussit à aborder les points aveugles de nos débats écologiques, scientifiques et philosophiques. Évoquant la notion de paysage (souvent interprétée — notamment par Philippe Descola — comme l’expression du partage entre l’homme moderne et la nature), Collot montre par exemple en quoi la littérature et l’art œuvrent à s’opposer, dès la Renaissance, à cette manière de voir l’environnement. Son argumentation œuvre à souligner le rôle que jouent les arts et de la littérature dans la représentation de la nature (souvent à rebours de la doxa objectivante), dans la proposition d’un nouvel ethos— fournissant ainsi de précieuses ressources à la lutte écologique :
certains des premiers acteurs du mouvement écologiste aux U.S.A. ont été des poètes, qui célébraient la force et la grandeur de la nature mais qui se sont aussi engagés dans un combat politique en faveur de l’environnement et ont parfois essayé de jeter les bases d’une nouvelle façon de vivre ensemble et avec la nature. Et réciproquement, on peut regretter qu’aujourd’hui l’écologie politique intègre si peu l’apport des arts et de la littérature. Elle a tendance à privilégier le langage des sciences et de la technologie. Invoquer la défense de la biodiversité plutôt que celle de la nature, c’est appuyer la cause écologiste sur des données objectives, alors qu’elle doit mobiliser aussi des motivations subjectives. Le terme même d’environnement maintient entre l’homme et son milieu une distance que s’efforcent de réduire certaines conceptions et expressions contemporaines de sa relation à la nature (p.28).
Le recours à la littérature et aux arts permet ainsi à l’écologie d’éviter de s’enfoncer dans « l’opposition entre l’Homme et la Nature », de ne pas restreindre « le savoir écologique au savoir environnemental, ignorant ou faisant semblant d’ignorer les rapports sensibles et profonds de l’humain au non-humain, leur co-présence, leur connexion constitutive »[9]. L’idée de nature est donc, plus que jamais, nécessaire à notre survie : d’idée obsolète et trop teintée d’objectité, elle devient le point névralgique de la lutte écologique. Le recours à la « nature » permet en effet de s’opposer au langage de l’arraisonnement, celui manié par la technologie et par nos industries ; c’est d’ailleurs l’attention aux sciences de la nature et de l’homme qui en fournira la conception post-moderne et dynamique.
Collot s’attache en effet à rendre la notion de nature à sa plasticité, cherchant à lui éviter toute objectivation : celle-ci « relève autant de l’expérience sensible que de la spéculation intellectuelle » et « dont la plasticité correspond à la diversité des rapports que nos sociétés et nos cultures ont entretenus avec elle au cours de l’histoire » (p.33). Qualifiée d’« Idée-limite », la notion de nature échappe ainsi aux discours dogmatiques et aux définitions trop objectivantes ; elle « se prête davantage à une réflexion qui interroge la frontière entre les faits humains et les phénomènes naturels, et qui se situe à l’articulation des arts, des sciences et de la philosophie » (p.33). Examinant tour à tour le discours scientifique, anthropologique, géographique et philosophique, Collot souligne l’importance qu’y revêt l’idée (typiquement poétique) d’une alliance entre l’homme et la nature. Nous serions formés par les mêmes atomes, enfants des mêmes poussières d’étoiles, habités par un même langage :
La biologie contemporaine décèle, au niveau même de la vie cellulaire, des stocks et des échanges d’information qu’elle décrit en empruntant le vocabulaire de la communication, parlant par exemple de « code génétique » ou d’« ARN messager ». Ces structures et ces processus sont communs à l’ensemble du vivant, si bien qu’un poète comme Lorand Gaspar, qui est aussi un homme de science, peut émettre l’hypothèse d’une continuité entre le langage humain et « la syntaxe des protéines de la vie » (p.36).
La notion même de sens semble aujourd’hui indissociable du vivant : telle est l’hypothèse de la biosémiotique et de la botanique, discipline qui déchiffre les signes que s’échangent les végétaux. Les sciences contribuent à enrichir la conscience de notre appartenance à une communauté de vivants, interdépendance mise en exergue par l’écologie. Une même tendance est à l’œuvre dans l’anthropologie (notamment une « anthropologie au-delà de l’humain »), discipline qui remet en cause la séparation entre nature et culture : convoquant le modèle de sociétés non-modernes, elle s’en inspire pour soumettre à notre attention un rapport nouveau à notre milieu naturel. L’anthropologie contribue à la fois à décloisonner la pensée humaine, détachée de tout autotélisme (faisant écho à la structure extatique du Dasein) et à penser l’environnement comme un monde vécu. La géographie (notamment celle de Vidal de La Blache, d’Augustin Berque) s’est aussi adonnée à l’intégration de l’activité humaine à sa « géographicité », à son environnement. À la « subjectivation de l’environnement » répond désormais la conscience d’une « environnementalisation du sujet ». Le progrès des sciences de la nature et des sciences sociales vient par ailleurs nourrir la réflexion de certains philosophes, qui s’intéressent de plus en plus à la nature (dont Maurice-Merleau Ponty, Edgar Morin…). Collot écrit :
On a ainsi assisté à l’importation d’une philosophie de l’environnement, qui s’était déjà développée ailleurs, notamment dans le monde anglophone, à travers de multiples courants, aux orientations parfois contradictoires. On pourrait distinguer par exemple une tentation anti-humaniste (chez certains partisans de la deep ecology) et une tendance environnementaliste (chez les défenseurs de la wilderness), qui ont en commun de reconduire la séparation voire l’opposition entre l’homme et la nature, considérée d’un côté comme un grand Tout dans lequel l’homme doit se fondre voire s’effacer, de l’autre comme un milieu vierge à préserver de toute intervention humaine (p. 48)
Soucieux de dépasser une telle alternative, Collot propose de partir des principes d’une « éthique de la terre », formulée par Aldo Leopold (et reprise par John Baird Callicott) dans Almanach d’un comté des sables et qui promeut la solidarité entre l’homme et le vivant. Il s’agit donc d’abandonner l’anthropocentrisme occidental sans sombrer dans le biocentrisme, d’adopter un écocentrisme qui accorde une valeur intrisèque à la biosphère, de « fond(er) l’éthique environnementale sur la capacité qui est la nôtre, en tant qu’hommes, d’accorder une valeur aux entités naturelles non-humaines pour ce qu’elles sont — indépendamment des services qu’elles peuvent nous rendre »[10].
Si le travail des sciences a été amené à repenser notre participation au vivant, Collot pose la nécessité d’interroger « la dimension sensible, affective et esthétique de cette relation, et d’explorer les formes et les expressions nouvelles que revêt aujourd’hui le sentiment de la nature » (p.50). Cette précision évite à l’auteur de soumettre la réflexion au primat de la rationalité, d’étouffer la nature par l’usage d’un langage objectivant et technique. Insister sur les modalités, affectives, de notre rapport à la nature revient à nous y impliquer en personne, en insistant notamment sur la primauté du corps propre. L’essai se consacre justement à défendre l’importance d’une sensibilité nouvelle de la nature, tout en s’expliquant avec ses critiques :
Plus encore que l’idée, le sentiment de la nature est souvent décrié aujourd’hui. Hérité du romantisme, il conviendrait de le rejeter car il perpétuerait une attitude foncièrement anthropocentrique voire égocentrique à l’égard de la nature. Ce rejet repose sur une profonde méconnaissance de l’esthétique et de la poétique romantiques, dont les propositions les plus décisives me semblent mériter d’être réexaminées par la conscience écologique contemporaine, qui peut s’en inspirer, quitte à les infléchir et à les enrichir en fonction des connaissances dont elle dispose et des enjeux auxquels elle est aujourd’hui confrontée, pour nourrir un nouveau sentiment de la nature. (p. 51)
Le sentiment de la nature témoigne de l’ouverture de la conscience à son environnement, d’une imprégnation du monde. Déjouant toute opposition réductrice entre l’objectif et le subjectif (opposition qui est justement instaurée par la raison technicienne), Collot pense le sentiment de la nature comme une co-naissance au monde et à soi—faisant écho à une idée avancée par Paul Claudel[11].
Collot réussit ainsi à rendre palpable l’influence des arts et de la littérature sur l’écologie, champ qui connaît aujourd’hui une « crise de la sensibilité » (Baptiste Morizot), une incapacité à tisser des liens pathiques et sensoriels avec le vivant. S’impose donc pour Collot un constat de taille : s’engager dans une lutte écologique, ce n’est pas simplement accumuler des connaissances techniciennes ; c’est surtout en avoir l’expérience, le vécu. Une écologie ne peut être que sensible, prenant conscience de la sensibilité partagée par les vivants :
c’est dans ce sens que s’orientera ici ma tentative pour définir les contours d’un nouveau sentiment de la nature, qui me semble animer certaines pratiques sociales et de nombreuses démarches artistiques et littéraires contemporaines. Il se fonde sur la sensibilité, envisagée dans ses multiples dimensions (sensorielles, affectives, morales, esthétiques) et conçue non seulement comme une faculté humaine mais comme une propriété commune à beaucoup d’êtres vivants. (p. 58-59).
Notons que cette insistance sur le sensible fait parfaitement écho à l’importance que lui accorde la philosophie dès le XIXème siècle, avec la montée en puissance de la notion de corps propre (Leib, distinct du Körper). Nous pensons notamment à la philosophie de Maine de Biran, à celle de Friedrich Nietzsche, d’Arthur Schopenhauer, à la phénoménologie (celle Maurice Merleau-Ponty—auquel Michel Collot accorde une attention particulière—, à Edmund Husserl, à Jean-Luc Marion, à Michel Henry…) Le vécu du corps propre est originaire : antérieur à la pensée et au langage, il est profondément ancré dans le monde : il n’en propose donc jamais une unification complète et définitive. La philosophie donne désormais accès à un monde qui excède toute connaissance objectivante ; il se décloisonne ainsi en un « horizon »[12], celui, latent, de notre expérience, dont l’unité est à la fois perceptive, sensorielle et présomptive. Poreux, extatique, le corps se laisse intoner par son environnement, imprégner par l’écosystème qui tisse notre vécu. Une telle ouverture de la subjectivité est au cœur de la phénoménologie moderne et contemporaine, laquelle s’est échinée à penser les limites de la subjectivité transcendantale (d’origine kantienne et cartésienne). La destitution du sujet transcendantal et la critique de son rapport objectivant aux phénomènes est patente : Jean-Luc Marion y substituera un « adonné » capable de recevoir ce qui se donne ; Claude Romano pensera l’ « advenant » qui s’ouvre à ce qui lui arrive[13]:
La pensée moderne a remis en cause la conception d’un sujet souverain, maître de lui-même et de l’univers : elle ne l’envisage plus comme une entité autonome et autosuffisante, porteuse d’une identité close sur elle-même mais dans sa relation à une altérité intime et extime. Elle ne le situe plus dans un for intérieur mais entre un dedans et un dehors, indissociables l’un de l’autre, dans cet entre-deux qui l’unit à ce qui l’entoure. Husserl lui-même écrivait déjà : « Comme personne, je suis ce que je suis […] en tant que sujet d’un monde qui m’entoure. Les concepts d’égo et de monde environnant sont liés l’un avec l’autre de manière inséparable ». La phénoménologie existentielle a radicalisé cette intuition en redéfinissant le Dasein comme ek–sistant et comme « être au monde ». En mettant l’accent sur le rôle du corps et de la perception dans ce rapport de la conscience au monde, Merleau-Ponty a mis en lumière sa dimension spatiale et vitale : « Je suis un champ, je suis une expérience », écrit-il dans le chapitre de la Phénoménogie de la perception consacré au cogito (p. 225-226)
Si la relation à l’environnement est faite de percepts, elle est aussi tissée d’affects (Stimmung), d’une réceptivité qui nous ouvre à une communication pathique et sympathique avec le monde (voir Henri Maldiney, Ouvrir le rien, l’art nu ; Penser l’homme et la folie). L’affect est l’immédiate coloration, la marque de la nature en nous alors que nous en sépare la médiateté du langage (Renaud Barbaras, Métaphysique du sentiment). L’affect joue un rôle primordial dans la lutte écologique : l’amour, l’émerveillement nous portent à prendre la nature en protection, à vouloir s’en rapprocher, à désirer la connaître. Collot ne manque pas de souligner la sensibilité esthétique dans le sentiment de la nature : notre premier rapport à une fleur n’est pas d’abord épistémique, mais esthétique. Ainsi, « une des sources de notre connaissance de la nature reste l’émotion suscitée en nous par sa beauté, que certains ont aujourd’hui tendance à négliger voire à dénigrer » (p. 70). Cette appréciation esthétique de la nature repose sur une expérience ; elle abolit toute opposition entre un sujet et un objet, les rendant à leur mutuelle co-naissance. Cette expérience révèle la profondeur du lien qui nous unit au vivant : cette disposition suggère aussi une forme d’engagement, qu’on aurait tort d’opposer à l’engagement politique.
La phénoménologie a ainsi beaucoup contribué à renouer avec le monde hors de toute opposition objectivante : l’éco-phénoménologie (notamment celle de Tim Ingold ou de Corinne Pelluchon) a par exemple permis d’aboutir enfin à une anthropologie écologique, idée qui repose sur une mutuelle constitution des hommes et de leur environnement.
Penser un sentiment de la nature, c’est donc considérer l’imprégnation (pathique, sensorielle) des paysages et d’un sol sur l’imaginaire d’un artiste/auteur. Collot rappelle que l’engagement écologique ne peut se passer d’un souci porté au territoire, d’un certain attachement à la terre (attachement que peuvent certes nourrir la littérature et les arts). Collot rappelle que l’écologie (du grec oikos, maison) se définit comme la science des habitats, comme l’étude des rapports que les vivants entretiennent avec leur milieu. La territorialité est en effet indispensable au développement de la vie : la biogéographie étudie la répartition des espèces sur le globe, la landscape ecology examine l’interaction des écosystèmes au sein des paysages ; la zoologie et la botanique discutent les notions de territoire et d’habitat ; les sciences humaines (dont l’anthropologie) mettent en exergue la dimension à la fois naturelle et culturelle de nos lieux de séjour—à savoir notre attachement à un milieu naturel. Penser une écosensibilité nouvelle, c’est aussi renforcer notre amour pour préserver certains paysages, aujourd’hui dénaturés et uniformisés par une architecture citadine et standardisée par les villes. Est aujourd’hui brisé le lien qui unissait « le bâti vernaculaire à son environnement », et ce « au profit d’une architecture standardisée et de l’uniformisation du tissu urbain, qui efface les distinctions entre les régions, entre les quartiers, entre la ville et la campagne, privant les citadins des repères qui les aidaient à se situer dans l’espace et dans la société » (p. 83). L’artificialisation des sols, la robotisation des tâches, la numérisation de l’information conduisent à une dématérialisation généralisée, qui désincarne notre rapport au monde. La mondialisation aurait détruit la biodiversité, réduit la diversité des lieux et modes de vie : l’homme s’en trouve déterritorialisé (voir à ce sujet Wendel Berry, The Unsettling of America), son monde peuplé de « non-lieux ». Collot aborde donc la nécessité d’un mouvement de relocalisation (voir à ce sujet Peter Berg, « Reinhabiting California », Gary Snyder, Le Sens des lieux : éthique, esthétique et bassins versants), question abordée par les environnementalistes américains. Loin de sacrifier le souci du lieu à l’ouverture du monde, il s’agit de rappeler notre double appartenance à la terre et au territoire, de préserver la spécificité des divers écosystèmes et cultures. Ainsi, Bruno Latour propose une « mondialisation » capable de sauvegarder « la diversité des points de vue et des lieux de vie, proposant de promouvoir le local plus (ouvert au monde) pour éviter de retomber dans le local moins (qui prône le repli identitaire, protégé du dehors par des frontières hermétiques, des traditions immuables), conciliant ainsi « deux mouvements complémentaires que la modernisation avait rendus contradictoires : s’attacher à un sol d’une part ; se mondialiser de l’autre » » (p.86-87). Il s’agit donc d’articuler le local et le global, le naturel et le culturel, le symbolique et l’affectif pour cultiver une écologie du sensible susceptible de nous relier au territoire et à la terre.
Deuxième partie : Arts
La deuxième partie de l’ouvrage se consacre au lien entre les arts et la nature. Bien que certains artistes (notamment les avant-garde) aient séparé l’œuvre de la nature, Collot s’attarde sur les pratiques qui nuancent et qui contestent un tel partage (comme le Modernismo, l’Art Nouveau), qui rendent sensible l’expérience de la nature (comme Kandinsky, Kupka, Malevitch, Klee, Nicolas de Staël, Tal Coat, Olivier Debré, Jean Bazaine, pensons aussi à Georgia O’keeffe…). Repérant jusque dans la pratique de l’abstraction la résurgence de certaines cosmologies et une attention particulière au rythme et aux mouvements du vivant, Collot met en exergue le pacte pastoral qui unit le geste pictural et la nature. Le geste pictural révèle sa connaturalité avec les processus à l’œuvre dans la nature ; les pratiques artistiques vont même jusqu’à puiser leur matière dans le vivant même (pensons notamment au Land Art, dont les œuvres sont des « œuvres-lieux », travaillés à même le paysage).
À mesure que la crise écologique s’aggravait, beaucoup de land artists ont manifesté le souci de concilier leur intervention avec le respect de l’environnement. C’est le cas notamment d’artistes européens comme Nils-Udo, Andy Goldsworthy ou David Nash, qui dit avoir « été amené progressivement à devenir plus humble devant la Nature ». Ils s’inspirent des caractéristiques propres aux sites dans lesquels ils travaillent, avec les matériaux trouvés sur place et avec les instruments les plus légers possibles : leurs œuvres « ne sont pas seulement dans le paysage, elles sont le paysage ». Soumises aux éléments naturels, aux conditions climatiques et aux aléas de la météorologie, elles sont souvent éphémères, et c’est la photographie ou la vidéo qui en fixent le souvenir. (p. 108-109)
Cette convergence est à notre sens tout aussi repérable dans la poésie contemporaine : pensons aux snow poems de Shelley Jackson, aux logoneiges[14] et aux logoglaces de Christian Dotremont. Les poèmes (comme le Land Art) s’abandonnent ici aux aléas du climat, se laissent guider par les saisons et par la lumière—rappelant l’antique connivence entre la poésie et la nature[15]. Collot repère par ailleurs une « convergence » entre « l’évolution des pratiques plasticiennes et celle des arts du lieu », rapprochement qui favoriserait le contact sensible avec la nature :
Refusant de produire des bâtiments sans rapport avec ce qui les entoure, l’architecture contemporaine est de plus en plus soucieuse de les intégrer à la nature et à la culture des sites où ils sont implantés […] Alors que de nombreux plasticiens travaillent en plein air avec le végétal, les paysagistes d’aujourd’hui associent souvent aux techniques traditionnelles de l’horticulture et aux découvertes récentes de la botanique des installations qui empruntent bien des formes et des procédés à la sculpture et à la peinture ; et ils n’hésitent pas à recourir à une ingénierie qui, loin d’agresser la végétation, favorise son épanouissement (p. 1141-112.)
Certains artistes intègrent les éléments naturels aux musées et aux espaces consacrés aux expositions : l’inclusion de toiles d’araignées (Tomás Saraceno), de cristaux de sel (Motoi Yamamoto), de l’air (Dennis Oppenheim, Andy Goldsworthy, Fujiko Nakaya), de l’eau (Andy Goldsworthy, Chris Drury, Nils-Udo…), des végétaux (Marinette Cueco, Patrick Dougherty, Bob Verschueren, Giuseppe Penon, Eva Jospin…) nous permet de renouer avec les métamorphoses du chaosmos. Collot nous rend aussi sensible aux ressources de la plasticité du numérique (notamment exploitée par les adeptes du Digital Land Art) dans l’expression d’une nature à la fois pérenne et mobile. L’ouvrage met en exergue l’engagement écologique porté par les arts, préoccupation de plus en plus sensible depuis les années 60 (on parle même d’art écologique ou environnemental). Les artistes ne travaillent pas seulement à même la nature, mais interviennent pour réduire la dégradation des paysages et des ressources, pour préserver la diversité des espèces animales (comme le témoigne la démarche de Frans Krajcberg, de Ágnes Dénes, de Betsy Damon, de Patricia Johanson, de Bernie Krause, Gloria Friedmann …). L’expression de ce souci conduit évidemment à sensibiliser le public à la fragilité du vivant. Ce souci, certes louable, ne doit toutefois pas primer sur la fonction esthétique et formelle de l’œuvre : car pour « sensibiliser le public à la menace écologique et contribuer à la défense de l’environnement », l’artiste ne doit-il pas justement « agir » sur les représentations de la nature ? Collot souligne, à juste titre, le danger qui guette l’œuvre qui se soucie d’écologie : elle risque de verser dans la propagande à partir du moment où elle fait primer la fonction sur la forme, le savoir sur la sensibilité. La proposition avancée par Collot est on ne peut plus judicieuse : « si on veut rendre le public sensible à l’écologie », lui permettre de développer une écosensibilité, ne serait-il pas préférable de « faire appel à une faculté qu’il partage avec les non-humains » ? (p. 147). L’œuvre est d’abord sensible et non didactique ; elle s’avance à notre rencontre, nous propose expérience d’un contact avec le vivant.
Troisième partie : littérature
La troisième partie de l’ouvrage s’intéresse à la représentation littéraire de la nature, laquelle aurait connu une évolution comparable à cette repérée dans le champ des arts plastiques :
Avant même de prendre conscience de la crise écologique, l’Occident a été confronté aux destructions massives de la guerre qui ont défiguré ses paysages, à l’horreur des camps qui a scellé la faillite d’un humanisme et d’une civilisation capables d’engendrer la pire barbarie, à la menace que l’arme atomique faisait peser sur la survie de l’humanité et de la planète elle-même. Au cœur ou au sortir de ces épreuves, beaucoup d’écrivains ont éprouvé le besoin de renouer avec la nature un lien qui leur rende la terre de nouveau habitable. (p.156)
Longtemps restée en « marge » de l’existentialisme, des pratiques textualistes et des théories formalistes, la notion reviendrait en force depuis les années 80— donnant à lire l’expression d’une véritable sensibilité écologique. C’est surtout aux USA que se développe une littérature écologiste[16], accompagnée de son pendant critique. Collot a le mérite d’exposer avec clarté la notion d’« éco-critique », approche qui reste mal ou peu connue du lectorat français ; elle est aussi interrogée dans sa capacité à enrichir notre expression du sentiment de la nature. L’écocritique, terme employé pour la première fois par William Rueckert (dans un article intitulé « Literature and Ecology. An experiment in ecocriticism » datant de 1978), se répand progressivement dans le monde anglophone. Collot en repère les principes en s’appuyant sur l’ouvrage de Lawrence Buell, The Environmental Imagination :
1/L’environnement non-humain y est présent non seulement comme un cadre mais comme une présence, ce qui suggère que l’histoire humaine est impliquée dans l’histoire naturelle. […]2/ L’intérêt humain n’est pas compris comme le seul intérêt légitime. […]3/ La prise en compte par l’homme de l’environnement fait partie de l’orientation éthique du texte. […]4/ Une certaine conception de l’environnement comme processus plutôt que comme constante ou donnée est au moins implicite dans le texte (p.159)
Lawrence Buell donc délimite ainsi les critères (éthiques et thématiques) auxquels devrait correspondre tout « texte environnemental ». Le courant a certes le mérite de valoriser la référence textuelle au monde sensible, mais se rend coupable de négliger « l’étude de l’écriture et de la forme littéraire, et en sous-estimant le rôle de l’imaginaire » ; s’il a « redonné sa place à la nature en littérature », c’est au prix de l’exclusion d’approches ou d’expressions jugées trop anthropocentrées, incompatibles avec une attitude écocentrée : le lyrisme romantique est accusé de subjectivisme, un certain heideggérianisme, d’idéalisme, car il confère une dimension ontologique à l’oikos, compris comme la maison de l’Être. L’ecocriticism a longtemps privilégié un naturalisme conforme à la tradition américaine, qui valorise la wilderness, aux dépens de la dimension historique et culturelle de l’environnement. Il repose sur une critique de la raison occidentale moderne accusée d’assurer la domination de l’homme sur la nature, sans toujours éviter de verser dans un anti-humanisme ou dans un irrationnalisme, dont les références fréquentes à l’animisme ne sont pas toujours exemptes. (p.160)
S’intégrant dans les universités américaines (dans le cadre des cultural studies), l’écocritique vire en effet à la critique idéologique et socio-politique, évaluant les textes en fonction de la pertinence (politiquement correcte) de leur réponse à la crise environnementale. C’est pour éviter une telle dérive et pour revaloriser l’approche littéraire des textes (notamment poétiques) que le terme d’écopoéthique est forgé par Jonathan Bate. C’est en effet précisément dans l’expression d’un imaginaire et dans la création de nouvelles formes que se joue l’interaction de l’homme et de la nature :
La littérature ne se borne pas à représenter la nature, elle en renouvelle l’image, en créant des formes inédites, qui transforment aussi notre rapport à elle. C’est en cela qu’elle est écologique sans être nécessairement écologiste : « les formes littéraires peuvent revêtir un sens écologique » mais elles « ne suggèrent pas, en revanche une manière ‘écologiquement correcte’ de représenter la nature » ; « elles proposent moins une alternative à l’exploitation technique et économique qu’une théorie esthétique de la nature ». C’est grâce à leur « réinvention » que l’écrivain peut « proposer un regard nouveau sur notre relation avec le monde naturel ». (p.164)
La critique permet ici de penser la capacité de l’imagination poétique, des dispositifs narratifs et métriques à figurer et à réinventer la nature. Collot nous fait ici découvrir et discute les contributions de critiques tels que Nathalie Blanc, Denis Chartier, Thomas Pughe, Anne Simon, Alain Romestaing, Pierre Schoentjes ; il nous renvoie aussi à des maisons d’éditions (Gallmeister, spécialisée dans la traduction du Nature Writing américain, Wildproject, qui publie des ouvrages piliers de la pensée écologique, ou encore Biophilia…), à des poètes (Saint-John Perse, René Char, Francis Ponge, Eugène Guillevic, Fabienne Raphoz…).
Ainsi, si la littérature peut contribuer à nous rendre sensibles aux enjeux écologiques, c’est donc surtout en écrivant « les ressources affectives, symboliques, esthétiques de notre relation avec la nature », de rendre compte de ce « travail sur la perception à travers la langue et la forme esthétique », « à travers les sens et les sentiments », qui constitue, selon Thomas Pughe, l’essentiel du « travail écologique de l’écriture » (p.174).
La littérature est poiesis et non mimesis. Si elle veut rendre compte de cette fonction proprement poïétique de la littérature, l’écopoétique doit se doter d’une poétique qui lui donne les moyens d’analyser plus précisément la façon dont les genres, les formes et les figures littéraires façonnent les représentations et le sentiment de la nature. Il lui faut aussi tenir plus précisément compte du contexte dans lequel sont produites les œuvres qu’elle étudie. C’est pourquoi, il lui serait utile d’associer à sa démarche l’apport d’autres disciplines, comme l’histoire et la géographie littéraires. (p. 174).
Repenser l’écopoétique, ce n’est pas simplement en rappeler la composante poétique : c’est aussi la relier à son héritage romantique—héritage qui permet de mieux saisir en quoi consiste ce qu’on peut appeler le « sentiment de la nature ». Collot offre au lecteur un autre regard sur le sentiment romantique de la nature, débarrassé de tout reproche anthropocentrique ou subjectiviste. Il nous invite à lire la critique de l’industrialisation, de l’agriculture intensive, l’expression d’une conscience écologique qui se présente chez des poètes comme Coleridge, Shelley, Clare ou Wordsworth ; à voir dans l’écriture du paysage romantique un lieu où se joue une relation à double sens entre l’homme et la nature. Le paysage, loin de résulter de la projection d’états d’âme sur un milieu, naît aussi de l’impression produite par le paysage sur son contemplateur :
Le terme d’impression réunit en outre les deux dimensions, sensorielle et affective, de la sensibilité : pour ressentir le paysage, il faut d’abord le sentir. Son intériorisation par le cœur et par la pensée suppose une ouverture préalable de la conscience à son dehors. L’« émotion du paysage » n’est pas un état purement intérieur, mais un mouvement de l’âme et du corps qui fait sortir de soi celui qui l’éprouve. (p. 188).
Le sentiment romantique de la nature est donc lavé de tout soupçon d’égocentrisme : il aboutit au contraire à un véritable décentrement du sujet qui se perd dans le paysage (à partir de l’expérience du sublime par exemple), qui se laisse intoner par la nature. La poésie suspend « la distinction entre la res extensa et la res cogitans », elle illustre « une « pensée-paysage » : une pensée qui n’est produite ni par le paysage ni par le seul esprit humain, mais naît de leur rencontre », « suscite un sentiment d’appartenance à la terre et à l’ensemble des éléments auxquels elle est intimement mêlée » (p.195). Collot repère dans le romantisme les « prémices d’un renversement de la posture lyrique traditionnelle, qui faisait du poète le sujet de son discours, au double sens, objectif et subjectif de cette expression ; il apparaît comme sujet à, voire assujetti à des impressions et à des inspirations qui lui viennent du monde. Il devient à la limite le simple instrument d’une puissance extérieure et supérieure » (p. 196). Le poème naît donc de la rencontre entre la nature et l’homme, donnant à lire un lyrisme égo et éco-centré—tendance qui s’exprimera de manière plus affirmée dans la poésie moderne : « L’évolution qu’a connue depuis le romantisme le lyrisme moderne tend à le soustraire à la sphère de l’identité, de l’intériorité et de l’idéalité pour l’ouvrir à l’altérité, à l’extériorité et à la matérialité du monde et des mots. Elle est inséparable de la mutation des formes poétiques elles-mêmes et de l’émergence d’un nouveau sentiment de la nature et d’un nouveau lyrisme » (p. 198). La poésie renoue en effet avec ce que Jean-Claude Pinson appelle son « pacte pastoral » : il existe un lien organique avec la nature en vertu de la dimension corporelle, phonétique, rythmique du langage—laquelle atteste d’un continuum avec la nature. Michel Collot rappelle, à juste titre, que la versification tire son origine des rythmes de la nature, des travaux agricoles liés au cycle des saisons : « le mot latin versus lui-même signifie retour et désignait à la fois le sillon et la ligne d’écriture » (p. 200) ; il évoque aussi la continuité entre les pulsations vivantes de la nature et le rythme des vers. La poésie constitue alors « le chemin le plus direct qui s’offre au langage pour revenir à l’oikos, au lieu de notre séjour » précisément parce que « la structure rythmique du vers lui-même – une musique tranquille mais persistante, un cycle récurrent, un battement de cœur — est une réponse aux propres rythmes de la nature, un écho au chant de la terre elle-même »[17]. Nous comprenons dès lors la crise de vers qui marque la poésie européenne depuis le XIXème siècle : elle serait à lier avec le « déclin des pratiques et des valeurs d’une société restée jusqu’alors essentiellement rurale et devenue de plus en plus urbaine et éloignée de la nature » (p. 201).
Parcourant quelques poètes des XXème et XXIème siècles, Collot parvient à suivre à la trace un mouvement de « prise de vers », contribuant à créer nouveau sentiment de la nature. Il évoque Sophie Loizeau (Ma maîtresse forme), Fabienne Raphoz (Jeux d’oiseaux dans un ciel vide), Jean-Patrice Courtois (Théorèmes de la nature)…
En conclusion, l’essai de Michel Collot propose une prise de vue sur un problème qui nous concerne aujourd’hui en propre. Il parvient à rendre palpable et à soutenir une tension qui s’écrit entre un sujet et son objet, entre le langage et le vivant. Il parcourt la distance entre le respect de l’altérité et la reconnaissance d’une vivante contiguïté d’avec la nature. L’essai a aussi le mérite de rétablir un dialogue entre les savoirs scientifiques, littéraires et artistiques, dépistant une circulation d’idées et d’images qui transitent entre ces divers champs épistémiques. Collot souligne une même tendance à l’œuvre entre ces divers savoirs : celle qui consiste à destituer la subjectivité close et transcendantale au profit d’un ego vivant, incarné et intoné par son environnement. Cet élargissement de la subjectivité est aussi un épanouissement de nos possibles poétiques, scientifiques et philosophiques : du point de vue esthésiologique, l’homme s’ouvre à la perception de son environnement par tous les sens (leur croisement donne, parfois, de belles synesthésies), du point de vue affectif, il le ressent dans son corps et dans son âme ; du point de vue esthétique, il se montre sensible à sa beauté ; du point de vue éthique, il manifeste un soin pour sa précarité et œuvre à sa préservation. Si les arts et la littérature ont donc bien une place de choix au cœur du débat écologique, c’est parce qu’ils ne cessent de creuser le désir de ce qui nous dépasse et de ce qui nous habite tout à la fois.
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[1] Voir Michaël Foessel, Après la fin du monde, Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012.
[2] Il serait d’ailleurs intéressant de creuser le lien (aujourd’hui affaibli) entre la mémorisation des vers, l’incorporation d’images et de rythmes poétiques et la pratique d’un certain ethos.
[3] Voir Jean-Claude Pinson, Pastoral. De la poésie comme écologie, Seyssel, Champ Vallon, 2020 ; Autrement le monde, Nantes, Joca Seria, 2016.
[4] Jean-Claude Pinson, Pastoral, op. cit.., p. 19-20.
[5] Christian Doumet souligne que les poètes sont « ces grands attentifs » qui « passent des chemins aux avenues, ou des forêts à la foule […] en conservant les catégories épistémologiques et émotionnelles de la bucolie » ; ils surprennent tout ce qui relève d’une « sauvagerie qui crève l’épiderme de bitume » de nos rues. Ils se montrent attentifs à « un certain phrasé d’arbres, de nuages et d’eau à quoi tient la bucolie d’une ville », scrutent les signes par où la nature « fait irruption », cité par Jean-Claude Pinson dans Pastoral, op. cit., p. 49-50.
[6] Voir François Dagognet, Considérations sur l’idée de nature, Paris, Vrin, 2001 ; voir aussi Gérard Naddaf, Le concept de nature chez les présocratiques, trad. Benoît Castelnérac, Paris, Klincksieck, 2008.
[7] Voir Martin Heidegger, Essais et conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1958 ; Le principe de raison, trad. André Préau, Paris, Gallimard, 2019 ; Nietzsche, tome I, trad. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1971 ; Nietzsche, tome II, trad. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1971.
[8] Voir Jean-Luc Marion, « La fin de la fin de la métaphysique », Laval théologique et philosophique, volume 42, numéro 1, 1986, pp. 23-33 ; « Habiter notre terre », Communio, volume 6, n. 272, 2020, pp. 63-74.
[9] Jacques Tassin, Pour une écologie du sensible, Paris, Odile Jacob, 2020, p. 12. Cité par Michel Collot, op. cit., p.
[10] John Baird Callicott cité par Michel Collot, op. cit., p. 49.
[11] « Nous faisons partie d’un ensemble homogène, et comme nous co-naissons à toute la nature, c’est ainsi que nous la connaissons », Paul Claudel, Art poétique, Œuvre poétique, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 153.
[12] Refusant de le réduire à un objet intentionnel, Husserl conçoit le monde comme un horizon impossible à totaliser : le « monde de la perception » est irréductible à une totalité close et achevée ; il est « l’horizon ouvert de la spatio-temporalité », l’ « horizon des réalités déjà connues […] mais aussi de celles, inconnues, qui peuvent accéder à l’expérience et à une connaissance ultérieure », Edmund Husserl, Expérience et Jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique, Paris, PUF, 1970, p. 39. Kant—et à sa suite Husserl—ont en effet montré en quoi l’expérience du monde était « sans limite », « incomplète », « sans cesse en procès de complétude et de rectification, bref toujours à reporter à sa fin. Ce statut téléologique a pour conséquence noétique que nous n’en aurons jamais un concept, rassemblant et scellant adéquatement une intuition finie, mais seulement une idée – une représentation rationnelle, dont l’objet ne sera jamais donné dans l’intuition », Jean-Luc Marion, Reprise du donné, Paris, PUF, Épiméthée, 2016, p. 120. Le monde est un horizon intentionnel qui ne saurait se réduire à une somme ontique : Michel Collot ne manque pas de repérer la résurgence de cette notion dans la pratique poétique contemporaine. Voir notamment L’Horizon fabuleux, Paris, José Corti, 1988 ; La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, PUF, 1989 ; « Le monde comme horizon des horizons dans la phénoménologie et la poésie moderne », Refaire monde, dir. Alexandre Gefen, Pamela Krause, Paris, Revue des sciences humaines, Presses universitaires du Septentrion, n° 347, juillet-septembre 2022, pp. 17-27.
[13] Claude Romano, L’Événement et le Monde, L’événement et le temps, Paris, PUF, 2021 ; Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 2005.
[14] Voir Emprunte mes empreintes et Serpent de neige sifflant au soleil.
[15] Voir aussi l’essai intitulé Écrit sur l’écorce, la pierre, la neige… Les supports matériels du poème (période moderne et contemporaine) dir. Cécile Brochard, Anne Gourio, Caen, Presses universitaires de Caen, 2021.
[16] Collot cite l’Almanach d’un comté des sables d’Aldo Leopold, le Printemps silencieux de Rachel Carson, la pratique du Nature Writing (notamment celle de Thoreau) et de l’ecopoetry.
[17] « It could be that poiesis in the sense of verse-making is language’s most direct path of return to the oikos, the place of dwelling, because metre itself—a quiet but persistent music, a recurring cycle, a heartbeat—is an answering to nature’s own rhythms, an echoing of the song of the earth itself », Jonathan Bate, The Song of the Earth, traduit par Michel Collot, op. cit., p. 200-201.