La sortie des Œuvres majeures de Maurice Merleau-Ponty dans la collection Quarto1 avait de quoi intriguer ; quoi de nouveau pouvait donc être apporté du point de vue des textes et donc de l’édition à des œuvres du reste toujours dénuées d’appareil critique ? Un parcours de la quatrième de couverture n’apportait guère de solution réjouissante puisqu’on y apprenait qu’avaient été réunis Humanisme et terreur ; Les aventures de la dialectique ; Phénoménologie de la perception ; La prose du monde ; l’œil et l’esprit ; le visible et l’invisible ainsi que des extraits significatifs de signes et Sens et non-sens. Non seulement ne semblait figurer aucune nouveauté mais de surcroît certaines œuvres n’apparaissaient pas dans leur totalité ce qui rendait douteuse l’utilité réelle de ce volume qui ne semblait que financière, le coût du Quarto étant nettement inférieur à la somme du coût des ouvrages en lui contenus.
Cette inquiétude initiale est toutefois bien vite dissipée lorsque se trouve ouvert le volume qui apparaît ainsi dans toute sa richesse, tant textuelle qu’iconographique, l’ensemble étant fort intelligemment conçu par le regretté Claude Lefort, offrant ainsi au lecteur en un peu plus de 1800 pages un aperçu de la pensée, mais aussi de la vie et des débats qui ont animé le parcours de Merleau-Ponty. C’est donc, et contre la première impression, un produit de très grande qualité que constitue ce Quarto, dont je vais essayer de retracer à grands traits les points particulièrement appréciables.
A : L’extraordinaire préface de Lefort
En ouverture de ce volume se trouve un texte qui n’est pas de Merleau-Ponty mais qui est de Claude Lefort, texte qui n’est guère inédit puisqu’il reprend l’article de la Pléiade consacré à l’auteur de la Phénoménologie de la perception paru en 1974, mais il est d’une telle densité, d’une telle profondeur que l’on redécouvre avec plaisir cet article fondateur et sans doute inégalable. La démarche générale de Merleau-Ponty se trouve restituée avec une acuité absolument remarquable, et l’on prend conscience du fait que la plupart des commentateurs contemporains ne font que préciser les intuitions géniales de Lefort, qui avait déjà cerné toute l’ambiguïté de l’entreprise merleau-pontienne.
Le premier point sur lequel insiste Lefort avec bonheur est l’importance de la vision chez Merleau-Ponty, laquelle vision est pensée comme expérience brute aussi bien de la chose que d’autrui : Lefort montre fort bien comment Merleau-Ponty, loin de chercher à fonder un savoir ou une connaissance, essaie à chaque instant de décrire la manière dont l’individu perçoit ce qui l’entoure indépendamment – ou antérieurement à – de toute connaissance objective ; retrouver ce terrain non cognitif sur lequel s’enracine la perception, telle sera la quête de notre philosophe qui n’est pas sans dérouter celui qui est habitué aux analyses classiques, que Merleau-Ponty cherche à dépasser en s’installant paradoxalement en amont de celles-ci. « C’est de l’expérience brute de la chose et d’autrui qu’il veut de nouveau partir – telle qu’elle se donne dans le regard avant l’élaboration du savant – pour mettre à l’épreuve le discours philosophique, et non d’un état du savoir, quoiqu’il n’ignore pas tout ce qu’il doit, dans sa manière propre d’interroger, à l’histoire de la métaphysique. »2
Un autre aspect sur lequel Lefort apporte un bel éclairage – et que Renaud Barbaras saura faire fructifier en identifiant le corps propre à une résurgence involontaire de la conscience transcendantale –, est celui de l’ambiguïté de la philosophie de Merleau-Ponty. Dès la Structure du comportement Lefort identifie cette difficulté qui court tout au long de la pensée de l’auteur, à savoir cette explicite volonté de thématiser le corps comme ce à partir de quoi la perception est possible pour se dispenser de la conscience, sans pouvoir éliminer de la description qu’il fait du corps les mots habituellement réservés à la conscience. Bref, l’intention ne coïncide pas tout à fait avec le résultat objectif, ce que Lefort exprime en affirmant qu’« il [Merleau-Ponty] ne s’affranchit pas d’une conception du transcendantal qui l’arrime à la philosophie de la conscience. Ici se dénonce au mieux l’ambiguïté de son entreprise. »3 Il y a indiscutablement une volonté de jeter par-dessus le bord philosophique la subjectivité transcendantale ; mais tout se passe comme s’il ne parvenait qu’à en jeter les mots et pas les concepts qui y étaient liés, si bien que ladite subjectivité transcendantale refait surface à chaque instant sous d’autres appellations dont l’analyse révèle l’ambiguïté, que Lefort aime à décrire sous forme de paradoxes. « Tous les paradoxes, écrit ce dernier, sont concentrés dans l’idée d’une conscience transcendantale qui se trouve privée des attributs jusqu’alors inséparables de sa définition, ne porte plus la loi de son objet, est affectée, implique une histoire et se préserve comme pure voyance. »4
Enfin, le troisième aspect de l’article de Lefort tourne autour de la notion de pré-réflexivité : le terrain sur lequel évolue Merleau-Ponty est pré-réflexif, terrain qui, en tant que tel, ne cherche pas à établir un lieu anté-prédicatif mais bien plutôt à rendre possible un lieu où le phénoménologue pourra se placer afin de décrire ce qu’est la perception qui ne saurait être comprise par un discours scientifique, ce qui veut dire que Merleau-Ponty réfléchit moins son discours sur les choses qu’il ne cherche à situer le lieu où un tel discours est possible ; « il l’aménage seulement, écrit Lefort, pour mieux établir son droit de rejoindre les choses elles-mêmes telles qu’elles se donnent dans notre expérience ; il ne se demande pas d’où vient que leur accès soit commandé par le langage, que notre installation en lui conditionne le mouvement de la description. En ce sens son interrogation ne revient pas sur elle-même, elle s’ignore encore dans un spectacle du monde au moment où elle en fait récuser la notion. »5 Les phrases limpides et denses à la fois de Lefort introduisent à merveille l’œuvre belle et singulière de Merleau-Ponty, et c’est une excellente idée que d’avoir redonné à cet article déjà ancien toute la place qu’il méritait de retrouver 36 ans après sa première publication.
B : Une biographie richement illustrée
La deuxième belle surprise de ce Quarto est la partie biographique de l’entreprise ; les pages 27 à 99 proposent une vie chronologique de Merleau-Ponty, agrémentée de très nombreux documents – photos, lettres, couvertures originales –, dont certains sont émouvants. On y découvre un Merleau-Ponty extrêmement maigre, aux traits secs et nerveux, plus encore que les photos classiques ne le laissaient penser.
C’est un Merleau-Ponty à l’enfance heureuse qui se découvre, ballotté qu’il fut entre les rues les plus cossues du 16ème arrondissement de Paris, catholique, mais catholique tourmenté, en proie à de sérieux doutes religieux, qui toutefois ne le détournent pas des milieux comme ceux de la revue Esprit, mais le portent nettement à gauche ; en mai 1959 il confiera du reste avoir été choqué par les chansons paillardes de l’ENS qu’il avait perçues comme offensantes. « Mon état d’esprit était assez traditionaliste confie-t-il à Georges Charbonnier, et j’ai été, je me le rappelle, très choqué à certaines réunions de normaliens par l’extraordinaire grossièreté des chansons que l’Ecole doit chanter encore maintenant je suppose, mais enfin qui sont des chansons parfaitement anodines parce qu’on les a toujours chantées. »6 Le jeune Merleau-Ponty n’est pas le Sartre anarchiste et anti-bourgeois qui, néanmoins, prendra la défense physique de Merleau en 1926 lors d’une bagarre à l’ENS.
On y apprend également que ses premières amours philosophiques le portent vers Plotin auquel il consacre, sous la direction d’Emile Bréhier, son diplôme d’études supérieures en 1929. La même année il assiste aux conférences de Husserl, les fameuses Pariser Vorträge, qui seront un moment charnière quant à son orientation philosophique. Le reste est sans doute plus connu ; de la location de l’appartement de Jankélévitch du quai aux fleurs à la fondation des Temps Modernes, Merleau-Ponty croise toute l’intelligentsia parisienne, la description de sa vie revenant à établir un who’s who du monde intellectuel de l’après-guerre. On notera toutefois qu’à la différence d’un Raymond Aron qui fréquentait la sphère politique ou même d’un Kojève qui côtoyait la haute finance internationale, Merleau-Ponty demeure exclusivement cantonné à la sphère philosophique, en dépit de ses quelques prises de position politiques qui eurent un certain retentissement.
Sa carrière connaît alors un essor international puisqu’il est invité en 1948 à Mexico, qu’il participe peu après en Italie au congrès Umanesimo e scienza politica, l’année de son élection à la Sorbonne. Trois ans plus tard, en 1953, il est élu au Collège de France tandis que les relations avec Sartre, devenant de plus en plus autocratique au sein des Temps Modernes, se détériorent. Le 29 mai, une conférence tenue au Collège philosophique est interprétée par la presse (en l’occurrence L’Express) comme la marque publique du désaccord avec Sartre, ce qui vaudra entre les deux protagonistes un échange de lettres non dénuées d’une certaine violence. Les années suivantes sont marquées par le rapport de plus en plus distant qu’entretient Merleau-Ponty avec le communisme, ce qui lui vaut de subir un procès – factice bien entendu du point de vue légal – par des membres du PCF le 29 novembre 1955, procès auquel, bien que convié, l’accusé ne se rendra pas. Parmi les procureurs figurent Jean-Toussaint Desanti, Henri Lefebvre, Maurice Caveing, ce qui permettra de publier aux éditions sociales un étrange ouvrage qui en constituera les actes : Mésaventures de l’anti-marxisme. Les malheurs de M. Merleau-Ponty.. De ce procès, Lefort dira laconique : « la cérémonie de style stalinien permet d’imaginer ce qu’eût été le sort de l’accusé si le parti avait disposé du pouvoir d’Etat. »7
L’année 1956 est pour lui l’occasion de parcourir l’Afrique où il donne une série de conférences, à partir desquelles il réfléchit à la notion d’humanité et à la possibilité d’une communauté travaillée de différences immenses mais que transcende la communication des regards – la vision toujours !
C : Le choc de la correspondance avec Sartre
Un autre aspect tout à fait précieux de ce volume est la reproduction de certaines lettres échangées entre Merleau-Ponty et Sartre, lesquelles lettres permettent de mieux comprendre les raisons profondes de leur rupture – moins violente toutefois qu’elle ne fut entre Sartre et Aron. Ces lettres ne sont pas à proprement parler inédites, mais les avoir à proximité des textes publiés gravitant autour de leurs désaccords présente une dimension pratique et indiscutablement bienvenue.
La première chose qui frappe dans cet échange épistolaire est la mise en application par Sartre de sa philosophie de la liberté comme structure du désaccord : paradoxalement, Sartre loue Merleau-Ponty d’avoir subjectivement pris parti. Mais l’argumentation est étrange ; elle repose sur l’idée que Merleau-Ponty aurait incité le philosophe à se cantonner à des recherches philosophiques précises plutôt que d’intervenir dans un champ public où il n’aurait pas de légitimité. Sous la plume de Sartre, cette opposition est ainsi exprimée : « Tu prends conscience que ta vocation est telle, tu le prouves par tes livres, et tu as raison. Bien. Mais si, au nom de ce geste individuel, tu discutes l’attitude de ceux qui demeurent sur le terrain objectif de la politique et qui essaient, tant bien que mal, de se décider pour des motifs objectivement valables, tu deviens à ton tour justiciable d’une appréciation objective. Tu n’es plus celui qui dit : je ferais mieux de m’abstenir ; tu es celui qui dit aux autres : il faut s’abstenir. »8 Et Sartre de faire de la position de Merleau-Ponty une position individuelle légitime en tant qu’elle reste individuelle mais qui s’égare dès lors qu’elle cherche à s’objectiver et à régler une position autre que la sienne, ce qu’il résume dans une de ses formules radicales – et, disons-le, un peu attristantes : « Ma conclusion : ton attitude ne peut être ni exemplaire ni défendable ; elle est le résultat du pur exercice de ton droit de choisir pour toi ce qui te convient le mieux. Si tu tentes de critiquer quiconque au nom de cette attitude, tu fais le jeu des réactionnaires et de l’anticommunisme, un point c’est tout. »9
Face à ces accusations à peine voilées, Merleau-Ponty est sur la défensive : il justifie certaines de ses paroles, sature son texte de « que pouvais-je faire ? », comme s’il avait été acculé à publiquement s’opposer au petit camarade. De manière policée, mais ferme, Merleau-Ponty tente de répondre point par point aux accusations, relativisant la dramatisation conceptuelle que Sartre avait cherché à introduire : « Ce que tu appelles ma « mutation brusque » répond Merleau-Ponty, est surtout un brusque réveil de ton attention, et ma décision « subjective » une petite fissure dans le monde « objectif » que tu te construis depuis quelques temps. »10 Merleau-Ponty va d’ailleurs jusqu’à reprocher à Sartre sa vue partielle et fragmentaire des événements, dont témoignaient les articles des Temps Modernes : « Voilà pourquoi j’ai plusieurs fois suggéré de faire dans la revue plutôt que des prises de position hâtives, des études d’ensemble, bref de viser le lecteur à la tête plutôt qu’au cœur. »11 Ici apparaît dans toute sa splendeur la différence des tempéraments de nos deux philosophes qui, d’une certaine manière, pensent chacun à l’encontre de leur philosophie : Merleau-Ponty qui a tant fait pour réintroduire le pré-réflexif reproche à Sartre ses réactions immédiates et irréfléchies, tandis que Sartre, toujours prompt à défendre la liberté individuelle, ne peut s’empêcher de tomber dans la condamnation morale de celui qui est en désaccord avec lui. Plus gravement, peut-être apparaît ici la limite de la liberté sartrienne qui, fondée sur la nécessité permanente du choix, condamne par avance celui qui chercherait à s’en tenir aux nuances sans immédiatement prendre position. Ce n’est pas le moindre mérite de cette correspondance que d’inciter le lecteur à réfléchir sur cette néfaste conséquence.
Conclusion
Ce Quarto est donc sinon indispensable à celui qui possèderait déjà les œuvres de Merleau-Ponty, à tout le moins précieux et utile : il ne se présente pas comme une simple compilation de textes, mais bien comme un outil de travail – dont on peut déplorer toutefois la totale absence d’appareil critique – dense mais maniable, agrémenté de textes rares ou, en tout cas, moins usuellement répandus que la Phénoménologie de la perception ou Le visible et l’invisible. Une question reste néanmoins en suspens : ce Quarto est-il le lot de consolation pour ceux qui souhaitaient que Merleau-Ponty intégrât la Pléiade ? La question reste ouverte.