V: Mise en scène théâtrale et enjeux politiques
Si le théâtre est bien un lieu de représentation des conflits interhumains, au-delà des conflits psychiques, la question se pose de savoir dans quelle mesure on peut penser le politique à partir du théâtre, voire penser la scène politique comme mise en scène théâtrale. La question se pose également de la fécondité d’une telle analogie :
« Le théâtre peut-il représenter les enjeux de pouvoir qui sous-tendent l’organisation des sociétés ? Peut-il éventuellement contribuer à la changer[1] ? ».
L’un des problèmes du théâtre, que souligne Mathieu Haumesser, est qu’il s’adresse souvent à une élite bourgeoise. Le risque que l’on encourt à représenter sur scène des problèmes politiques est celui d’une certaine complaisance, voire d’une déculpabilisation des couches sociales les plus aisées puisqu’elles se donnent comme conscientes des problèmes sociétaux, en se contentant de les représenter sur scène.
Et à l’inverse, la représentation théâtrale est un divertissement, elle met en scène une fiction et en cela, elle dé-réalise le politique. Elle ne saurait atteindre au sérieux des enjeux sociétaux. Réciproquement, si la scène politique véritable est corrompue, c’est parce qu’elle fraie de trop près avec les apparences ; c’est parce que les fonctions y sont autant de rôles que l’on joue sans en mesurer toutes les conséquences.
Mais c’est précisément par le jeu des apparences que le théâtre a quelque chose à voir avec le politique :
« si le théâtre ne peut représenter que la corruption de la communauté, sa dégradation dans le jeu des intérêts particuliers et la recherche du divertissement, il reste que cette difficulté est en elle-même pleine de sens. En effet, la difficulté qu’il y a à faire et même à concevoir un théâtre politique ne met-elle pas directement en question la capacité de la politique elle-même à nous rassembler, à être un enjeu véritablement commun[2] ? »
C’est que la représentation théâtrale est par nature un rassemblement communautaire ; en cela, le théâtre est d’emblée politique. En outre, il met en scène « les problèmes de l’existence collective », le jeu des relations intersubjectives et des conflits. Enfin, il témoigne du caractère surfait des relations humaines, et notamment du jeu politique.
Mais surtout, nonobstant la critique formulée par Rousseau d’une certaine passivité du spectateur, il semble bien que la représentation théâtrale engage ses spectateurs, si ce n’est à agir, au moins à réagir. Le théâtre montre à chacun les disparités interindividuelles, les dissidences et les différends entre les hommes. Plus encore, « Il ne réunit les hommes qu’en les séparant. Il montre que ce qu’ils partagent est toujours aussi ce qui les partage[3]. » En somme, ce qui fait le caractère foncièrement politique du théâtre, c’est qu’il est le lieu de l’entrelacs entre les individus : il lie une communauté sur la base de ce qui distingue les individus, et montre en quoi le jeu politique repose sur l’écart même entre chaque membre de la communauté.
« Le théâtre montre tout ce qui peut diviser les hommes et les éloigner les uns des autres, dans l’entrecroisement incertain de leurs préoccupations et de leurs intérêts, et jusque dans les détails les plus dérisoires […] ; […] c’est pour cette raison même que peut s’y affirmer un espace véritablement commun […][4] » ; « Un théâtre véritablement politique nous montre à quel point, dans notre existence collective, nous sommes autres avant d’être semblables ou unis[5]. » Il « nous ramène en fin de compte aux désirs et aux angoisses que nous avons en partage — et qui, comme tels, nous séparent autant qu’ils nous unissent — avec chacun de nos semblables[6]. »
VI : La fin de l’histoire
Matthieu Haumesser problématise dès lors la tension entre histoire, au sens de narration, et Histoire, au sens de suite d’événements, telle qu’elle se noue et se joue sur la scène théâtrale. Car il est question de temporalité au théâtre : la représentation n’est pas seulement définie par des limites spatiales, mais aussi temporelles. C’est ici principalement à Hegel que l’auteur recourt pour penser la temporalité théâtrale propre. Selon lui, « l’Histoire pourrait […] bien trouver dans cette forme d’art son mode d’expression le plus privilégié[7] ». En effet, à la manière de Hegel, il est possible de penser l’Histoire comme une gigantesque mise en scène, qui aboutira nécessairement à la résolution d’un conflit. Inversement, la mise en scène théâtrale peut permettre aux spectateurs de prendre conscience de leur rôle dans l’Histoire, dont ils sont les acteurs. Dès lors, le théâtre peut aussi leur permettre de prendre une certaine distance vis-à-vis de l’Histoire elle-même :
« c’est pour Hegel d’une manière tout à fait comparable que les hommes peuvent être conduits à se détacher de l’Histoire comme d’un spectacle qui leur est devenu indifférent. Avec les catastrophes, les guerres et les malheurs qu’elle contient, elle ne peut assurément pas être considérée comme une comédie. Au contraire, elle a tout d’une tragédie[8]. »
Le théâtre permet de relativiser l’Histoire, dans le rétrécissement spatio-temporel qu’il opère : tout s’y joue comme au présent, et tout est donné à voir aux yeux d’un spectateur qui surplombe la narration, comme à distance. Le théâtre montre à quel point l’Histoire, en tant que scénario, est toujours soumise aux passions des hommes. Sur scène, l’Histoire se rejoue en permanence, dans son imprévisibilité : c’est au présent que l’on vit la tragédie mise en scène, quand bien même le spectacle est déjà écrit.
« Le paradoxe est […] qu’il puisse se prêter à une réactualisation indéfinie, qui le place hors du déroulement linéaire des événements[9]. »
En d’autres termes, la représentation théâtre met en scène l’Histoire, dans tout ce qu’elle a de paradoxal : elle est une succession infinie de présents, qui mis bout à bout déroulent pourtant une temporalité qui fait sens et tient lieu, peut-être, de dramaturgie intelligible.
La seule véritable différence entre représentation théâtrale et Histoire est que le spectateur en voit la fin : « Le temps théâtral […] est véritablement voué à finir et à trouver son dénouement[10]. » À l’inverse, « L’Histoire pourrait bien ressembler à une pièce qui n’en finit jamais[11]. » Pourtant, là encore le théâtre éclaire l’Histoire : « il peut se jouer au théâtre quelque chose comme la fin de l’Histoire » et « l’achèvement de son sens[12] », un sens que les spectateurs attendent ; un sens qui rassure face à l’apparente absurdité du cours de l’histoire individuelle.
VII. Scène profane, scène sacrée
Mathieu Haumesser ne saurait faire l’économie de la dimension rituelle et pour ainsi dire, à la fois sacrée et sacrificielle, du théâtre. La scène est un autel sur lequel se jouent les drames les plus tragiques et les conflits les plus cruels. Mais dans le même temps, elle est le lieu du profane, puisque le théâtre n’est pas un dispositif de culte ; « si la scène est un espace profane, peut-être même l’espace profane par excellence, comment expliquer qu’elle reste si proche par bien des aspects de la logique du sacrifice et du sacré[13] ? » L’auteur s’emploie à montrer les points de coïncidence entre théâtre et religion.
D’une part, tous deux sont des faits sociaux qui ont « besoin de manifestation[14] ». Pour que le divin apparaisse aux fidèles, la plupart des religions ont recours aux rituels masqués ; « cependant, cette manifestation ne peut se faire sans réserve , sous peine de compromettre la transcendance qu’elle donne à entrevoir, […] [et] est toujours aussi associée à de redoutables interdits[15]. » Autrement dit, les rapports du fait religieux au théâtre sont ambigus : même la cène, ce dernier repas du Christ, peut être pensée comme une mise en scène ; et cependant la religion cultive une « réserve à l’égard d’une incarnation trop affirmée[16] ». N’y a-t-il pas dans les miracles un effet théâtral que le Christ lui-même aurait regretté ?
« Son entourage — Marie, ou ses disciples — […] lui demande souvent [de faire publiquement des miracles]. Il accède parfois à cette demande, mais il répond en général par une profonde réticence, voire par une franche colère. Si le Christ montrait trop directement sa nature divine en réalisant publiquement des miracles, il supprimerait la nécessité proprement humaine de la foi[17]. »
« Le besoin de manifestation qui est à l’œuvre dans l’Évangile est donc ambigu : la transcendance doit dans une certaine mesure incarner et se montrer, y compris de façon spectaculaire ; mais ce faisant, elle déborde dans un espace profane qui, parce qu’il est soumis à l’imperfection et à la conflictualité des rapports humains, est incompatible avec la dignité qu’il faudrait attribuer au sacré[18]. »
D’autre part, le dispositif symbolique du théâtre fait écho à l’usage religieux du symbolique : il permet de figurer le sacré dans le profane, « en rendant celui-ci malgré tout présent, mais de façon indirecte et substitutive[19]. » La liturgie en particulier se présente, dans toute sa symbolicité, comme un spectacle : l’eucharistie en est emblématique, puisqu’il s’agit de rejouer le dernier repas du Christ. Le prêtre descend de l’autel, et les fidèles s’en approchent, opérant de part et d’autre un trait d’union entre le Ciel et la Terre.
Certes, par son caractère profane, la théâtralité peut menacer la dimension sacrée du fait religieux. Et de fait l’on observe, dans les rituels, « un besoin de jouissance théâtrale[20] » qui déborde la religion. Le théâtre présente une force de contagiosité utile pour convertir les foules, comme l’a remarqué Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, mais cette contagiosité n’est pas nécessairement vectrice de foi. La théâtralité du fait religieux peut à la fois propager et profaner la foi : les « fêtes chrétiennes, comme Noël ou Pâques, […] sont encadrées par des réjouissances plus ou moins profanes dans lesquelles l’imaginaire se porte sur des personnages qui, comme le Père Noël, s’émancipent du cadre religieux[21] ». Certes, de telles figures et de tels rituels ou symboles émanent du religieux, mais en abaissant le transcendant à l’immanent, ils tendent à pervertir le sacré. La question se pose dès lors de savoir si le théâtre lui-même n’est pas la résultante culturelle d’une telle perversion ; d’une profanation du sacré. Mais pour autant, il peut aussi s’avérer en être la trace : la scène « n’évacue jamais complètement le besoin — au moins implicite ou détourné — de transcendance[22]. »
VIII. Et le comédien ?
Au terme de l’ouvrage, Matthieu Haumesser propose une réflexion sur la légitimité du comédien à incarner des personnages avant tout écrits. L’interprète est un être humain, avec ses propres ambiguïtés, est peut être « perçu comme une menace pour l’intégrité de l’œuvre théâtrale[23]. » Est-ce à dire que l’objectivité théâtrale requiert, à l’instar du vœu formulé par Edward Gordon Craig, « un théâtre sans comédiens, peuplé uniquement de “surmarionnettes”[24] » ? L’humanité propre du comédien est cause de méfiance. Il n’est pas neutre, et en tant qu’humain il excède les limites du personnage :
« C’est avant tout par son corps que le comédien constitue cet excès. À peine apparaît-il sur scène qu’il amène déjà avec lui tout un monde. Sa stature, sa démarche, ses gestes, son costume, son visage : tout cela suggère irrésistiblement des émotions, des pensées, des actions à venir, mais aussi tout un passé probable ou possible. Lorsqu’il parle, le timbre de sa voix et ses intonations viennent encore enrichir cet ensemble surabondant de significations qui se dégage de sa seule matérialité[25]. »
Mû par un corps qui s’émeut, le comédien ne saurait parfaitement se maîtriser. Doit-il effacer toutes ses caractéristiques identitaires pour se formater à celles du personnage ? Mais qu’est le personnage, sans un corps humain pour lui prêter son incarnation ?
Mathieu Haumesser mobilise l’exemple d’une scène de théâtre dans le théâtre au sein de la pièce Cyrano de Bergerac. La « tirade du nez » en effet est une mise en scène de cet excès du corps sur le personnage ; excès qui permet de qualifier l’interprétation du comédien de « jeu ». Jouer un personnage, ce n’est pas faire fi d’une personnalité incarnée et propre, au point de devenir une personne désincarnée ; c’est plutôt investir de sa propre incarnation un personnage, c’est entrer en relation avec lui en se prêtant non à sa personne, mais à sa situation, à ses actes, à ses intentions motrices. Le défi, pour le comédien, est alors d’excéder ses propres dimensions humaines et individuelles, pour se donner au public sous une forme universelle :
« C’est le défi qu’affronte tout comédien : être présent sur scène, exister au présent pour le public, et en même temps incarner dans ses gestes et dans ses mots forcément limités un sens qui dépasse ce présent, qui porte les plus grands désirs et les plus grandes craintes de l’homme[26]. »
Conclusion
L’ouvrage présente une très grande qualité : celle d’être un outil pour penser la fécondité philosophique du théâtre, et de susciter l’envie d’explorer plus avant les pistes évoquées par l’auteur. En revanche, il peut apparaître regrettable que la thèse sous-jacente à tout l’ouvrage, à savoir que le théâtre se donne comme une « autre scène », ne soit jamais clairement explicitée, surtout dans le sens des concepts qu’elle mobilise : ce qu’il faut entendre par « autre scène » n’est que suggéré, et jamais donné clairement à appréhender. Ce sous-entendu n’ôte rien à la qualité de la réflexion, mais on pourrait penser qu’elle n’en serait que plus passionnante si le lecteur n’avait pas à donner à cette expression un sens peut-être infidèle à la pensée de l’auteur.
[1] p. 121.
[2] p. 123.
[3] p. 133.
[4] p. 135.
[5] p. 149.
[6] p. 150.
[7] p. 156.
[8] p. 159.
[9] p. 171.
[10] p. 176.
[11] p. 176.
[12] p. 179.
[13] p. 189.
[14] p. 190.
[15] p. 190.
[16] p. 191.
[17] p. 191.
[18] p. 193.
[19] p. 195.
[20] p. 199.
[21] p. 202.
[22] p. 213.
[23] p. 217.
[24] p. 217.
[25] p. 218.
[26] p. 232.