Au début de l’année paraissait la Phénoménologie de la vie religieuse, volume essentiel de la Gesamtausgabe heideggerienne. Nous soulignions alors dans notre recension l’importance que fussent traduits les autres volumes du chantiers des années 1919-1923 à Fribourg que constitue l’herméneutique de la vie facticielle, cette transformation du projet de la phénoménologie husserlienne vers une explicitation de la compréhension que la vie a d’elle-même, la vie dans sa banalité la plus concrète, celle de la quotidienneté, telle qu’elle est à chaque fois, projet qui a pour résultat ce qui constitue les premiers acquis d’une analytique existentiale du Dasein telle qu’elle trouve son accomplissement en 1927 dans Sein und Zeit.
La première bonne surprise que constitue la parution de ce nouveau volume de Heidegger, c’est que deux volumes des œuvres complètes peuvent donc paraître la même année, alors que les années précédentes n’ont vu la parution que d’un seul volume. S’il s’agit d’une volonté de Gallimard d’accélérer les parutions, nous ne pouvons que nous en réjouir, car le nombre de volumes de la Gesamtausgabe, à savoir 102, pas tous encore parus en allemand, ne laisse pas envisager une traduction complète avant au moins soixante ans si un seul volume parait chaque année, de sorte que la durée de cette attente pourrait ainsi être divisée par deux.
La deuxième bonne surprise est qu’il s’agit bien une fois de plus de la traduction d’un cours de la première période d’enseignement de Heidegger à Fribourg, à savoir le cours du semestre d’été 1923, Ontologie. Herméneutique de la facticité1. Si la Phénoménologie de la vie religieuse donnait à lire les débuts de cette période d’enseignement, ce volume expose les ultimes résultats de ce chantier, nous laissant voir le chemin parcouru en quatre années.
Enfin, nous soulignions la grande qualité de la traduction de Jean Greisch, à l’exception d’une étonnante traduction de Bekümmerung par « concernement », et nous affirmions notre espoir que les autres traductions de cette période 1919-1923 suivent son exemple afin de bénéficier de traductions homogènes. C’est ici que ce volume nous déçoit en partie, nous y reviendrons.
La traduction de ce volume a été confiée à Alain Boutot 2, professeur de philosophie à l’université de Bourgogne, c’est-à-dire à Dijon, spécialisé à la fois dans la philosophie des sciences et dans l’étude de la philosophie de Heidegger. Il est l’auteur d’une étude célèbre sur le rapport de Heidegger à Platon, parue aux PUF à la fin des années quatre-vingts, malheureusement épuisée, Heidegger et Platon. Le problème du nihilisme, mais aussi de la nouvelle version du Que sais-je ? sur Heidegger, la vieille version de Pierre Trotignon étant franchement périmée. Alain Boutot est surtout un des traducteurs de Heidegger les plus prolifiques, puisqu’il est l’auteur de pas moins de six traductions en un peu plus de dix ans, là où la plupart des volumes publiés par Gallimard sont à chaque fois traduits par un traducteur différent : De l’essence de la vérité : approche de l’allégorie de la caverne et du Théétète de Platon en 2001, Concepts fondamentaux de la philosophie antique en 2003, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps en 2006, Hegel : La négativité, éclaircissement de l’introduction à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel en 2007, Interprétation de la Deuxième considération intempestive de Nietzsche en 2009, et dorénavant Ontologie. Herméneutique de la factivité depuis octobre 2012. Cette démarche nous semble positive dans la mesure où multiplier les traducteurs signifie multiplier les traductions des mêmes termes, aucun souci d’homogénéiser les volumes ne semblant être présent, de sorte qu’un lecteur non-germanophone ne peut qu’être égaré et amené à de multiples contre-sens du fait même des traductions, ne pouvant voir qu’il s’agit d’un même terme allemand.
A : La traduction
La traduction du vocabulaire heideggérien est un sujet de polémique infini, on pourra se reporter au premier tome de l’ouvrage de Dominique Janicaud, Heidegger en France, pour en avoir un tour d’horizon. Cette traduction n’échappera pas à cette loi.
Tout d’abord, et c’est une grande déception, la traduction de ce cours ne comporte pas de glossaire. Il s’agit pourtant là d’un outil indispensable à tout lecteur de Heidegger pour savoir quel terme allemand est traduit par quel terme français, afin d’éviter les confusions. Le volume de Jean Greisch possédait un tel glossaire, et ce nous semble être la moindre des choses pour toute entreprise de traduction sérieuse, scientifique, qui entend constituer un véritable outil de travail et une ouverture efficace sur la langue heideggérienne, si difficile. A défaut, on pourrait au moins indiquer le terme allemand entre parenthèse, mais c’est extrêmement rare dans ce volume. Comment le lecteur français peut-il alors comprendre à quels termes de Heidegger correspondent les mots « là-devant », « disponible », « verbiage », etc ? Le lecteur doit-il se rapporter au volume allemand pour pouvoir contrôler la traduction ? Mais dans ce cas, à quoi bon publier des traductions qui ne s’adressent qu’à des lecteurs possédant les volumes de Heidegger en allemand, donc germanophones ?
Le point de traduction qui saute évidemment aux yeux est la traduction du terme essentiel de Faktizität par factivité, que le lecteur constate sur la couverture avant même d’ouvrir le volume. Ce terme désigne l’être que nous sommes nous-mêmes, pris dans son être le plus concret, tel qu’il est à chaque fois, au quotidien, en-deçà de toute appréhension théorique du monde, donc tout sauf une sujet de la connaissance. Cette facticité caractérise la vie que nous sommes nous-mêmes au sens le plus concret qui soi, non pas la vie du biologiste, mais la vie quotidienne, la vie que nous vivons à chaque fois, celle que l’on vise dans des expressions telles que « vivre sa vie », « c’est la vie », « la vie est belle », etc. Telle est la faktische Leben, la vie factice ou facticielle, que le jeune Heidegger se propose de prendre pour objet d’une explicitation, donc d’une herméneutique. Mais parce que l’herméneutique est une possibilité de la vie facticielle elle-même, et parce qu’elle se comprend toujours déjà implicitement de telle ou telle manière, toujours historique, l’herméneutique de la vie facticielle doit être entendue au double sens du génitif : la vie facticielle s’y interprète elle-même. Pourquoi rendre ce terme essentiel par factivité et la vie facticielle par « vie factive » ? Pourtant, si nous consultons l’ensemble des ouvrages consacrés aux cours de 1919-1923, le volume collectif dirigé par Jean-François Courtine, De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, celui de Jean Greisch, L’arbre de vie et l’arbre du savoir, celui de Christian Sommer, Heidegger Aristote Luther, celui de Servanne Jollivet, Heidegger. Sens et histoire, ou encore le volume collectif dirigé par Sylvain Camilleri et Sophie-Jan Arrien, Le jeune Heidegger, nous constatons que l’usage de « facticité » fait consensus chez les spécialistes de Heidegger sans que cela occasionne quelque contre-sens que ce soit chez le lecteur. Dans ces conditions, que peut bien apporter cette traduction farfelue ? De plus, Jean Greisch a publié quelques mois auparavant sa traduction de la Phénoménologie de la vie religieuse en traduisant Faktizität par facticité. N’est-ce pas désavouer la traduction de Jean Greisch que de faire un choix différent ? Comment le lecteur français non-germanophone peut-il s’y retrouver ? Quelle cohérence la traduction de la Gesamtausgabe en français peut-elle conserver dans ces conditions si chaque nouveau volume traduit la tire vers un sens contraire au précédent ? Nous ne connaissons pas de cas équivalent, les grandes entreprises récentes de traductions collectives, comme celle de Platon et d’Aristote en GF, ayant le souci de l’homogénéité qui assure la cohérence de l’ensemble.
Alain Boutot ouvre le volume par une courte préface qui présente rapidement le contexte du cours et se termine par quelques remarques, trop courtes nous semble-t-il, concernant les choix de traduction (pp. 12 à 14). La première remarque concerne le fait de n’avoir pas traduit Dasein, « conformément à un usage bien établi » (p. 12). Il s’agit là d’un bon choix, mais il nous semble que la traduction de Faktizität par facticité est tout autant un usage bien établi, comme nous l’avons montré plus haut. Certes, François Vezin, dans sa traduction d’Être et temps, choisit de rendre Faktizität par factivité, mais si ce cas suffit pour ne pas accorder que facticité est un usage bien établi, alors on peut répondre que Dasein est traduit par Gérard Guest par être-le-Là, conformément à la proposition de Heidegger à Jean Beaufret, et que ne pas traduire Dasein ne serait donc pas un usage bien établi. Il nous semble donc qu’il faut choisir de se régler sur l’usage bien établi ou pas, sans le faire une fois pour un terme, puis plus du tout sur un autre. La justification de sa traduction est donnée plus loin : « il n’y a rien de « factice » dans le faktisch heideggerien » (p. 13). Soit, si par là on entend factice au sens banal d’être faux, de ne pas être en adéquation avec son concept, comme une arme factice. Seulement, factice n’a pas uniquement ce sens en français, surtout pas en philosophie, depuis l’introduction du terme facticité par Sartre en 1943, qu’Alain Boutot rappelle pourtant en note. Entendre le Faktum dans la facticité est totalement passé dans la langue philosophique française depuis Sartre, et les précisions donnée par Heidegger sur le sens qu’il faut donner à cette Faktizität ne laissent ouverte aucune possibilité de contre-sens sur ce point chez le lecteur français. Certes, traduire par facticité est donner à ce terme en français un autre sens que le sens banal, mais c’est ce que font sans cesse les philosophes, et surtout ce que font les traducteurs de Heidegger. « Circonspection », traduction de l’Umsicht, n’a pas grand-chose à voir chez Heidegger avec ce qu’on désigne habituellement par ce terme, et on pourrait multiplier les exemples. Alain Boutot remarque que Bachelard parle de facticité au sens d’artificiel. Soit, mais le français philosophique de Bachelard n’est plus le nôtre, et les traductions des grands textes allemands de phénoménologie sont passées par là. On ne disait pas « étant » en français à cette époque non plus, et c’est pourtant aujourd’hui devenu une évidence qui ne choque plus personne. Alain Boutot remarque ensuite que la factivité est un terme utilisé en français par les linguistes pour caractériser la propriété qu’ont certains verbes d’exprimer un état de fait. Mais il cite ensuite Heidegger pour préciser que la facticité du Dasein ne doit pas être confondue avec la factualité d’un état de chose : « La Faktizität, loin d’être un état de fait (Tatsächlichkeit) du factum brutum d’un étant là-devant (vorhanden), est un caractère d’être du Dasein » (SZ, 135).
Rappelons la différence entre facticité et factualité. La factualité est catégoriale, elle concerne le fait constaté dans la visée théorétique d’un objet à connaître doté de propriétés. Elle relève d’un constat affectivement neutre : cette chose est là devant moi avec tel et tel état de chose. La facticité du Dasein, à l’inverse, n’est l’objet d’aucune visée théorétisante, qui la raterait de toute façon, elle est ce que je suis, ce que j’existe à chaque fois moi-même et à laquelle je suis ouvert dans mes dispositions affectives en tant que la facticité est une charge, un poids, le fait en question étant le fait d’une remise du Dasein à lui-même qu’il n’a pas choisie, qui s’impose à lui comme ce qu’il a à être, à assumer, et qui constitue bien un poids de souci, d’angoisse, dont il se débarrasse le plus souvent dans le mode d’existence inauthentique, celui d’une perte dans le On et d’une identification à ce à quoi on s’affaire au quotidien. Cette distinction une fois rappelée, si nous reprenons le raisonnement, cela donne : la factivité est une traduction pertinente car ce terme est utilisé par les linguistes pour caractériser les verbes qui expriment un état de fait. Or, Heidegger dit expressément que la Faktizität n’est pas un simple état de fait. Dès lors, il semble bien que ce qu’entendent les linguistes par « factivité » relève de la Tatsächlichkeit, la factualité, non de la Faktizität. Dès lors, nous ne comprenons plus en quoi cet appel aux linguistes est pertinent pour montrer que Faktizität doit être traduit par factivité. Alain Boutot rappelle en note que factivité est attesté en français dès le 14ème siècle. Soit, mais l’enjeu en 2012 n’est pas de traduire Heidegger en ancien français, si on veut faire entendre quelque chose de sa pensée au lecteur non-germanophone. Alain Boutot renvoie aussi dans la même note à un usage de ce terme chez Etienne Gilson, mais nous remarquons dans la citation donnée que ce dernier précise « s’il est permis de s’exprimer ainsi », comme s’il était lui aussi gêné par ce terme. Notre traducteur précise ensuite que « la factivité heideggerienne n’est pas non plus assimilable purement et simplement à la facticité sartrienne » (ibid.). Leur rapport est complexe, dans la mesure où Sartre se revendique directement de Heidegger sur ce point, mais on peut répondre que ce n’est pas parce que Sartre comprend différemment de Heidegger la facticité que le même mot ne devrait pas être utilisé. Est-ce que, parce que Husserl comprend l’Erscheinung d’une manière différente de Kant, on ne devrait pas traduire ce terme par phénomène chez l’un et chez l’autre ?
Alain Boutot affirme ensuite que la facticité chez Heidegger, contrairement à celle de Sartre, ne relève pas de la contingence, qui serait un concept catégorial, donc inadéquat au Dasein. Nous ne trouvons pas dans Être et temps d’affirmation aussi tranchée de la part de Heidegger, même s’il est vrai qu’il use peu du terme « contingence ». Au § 31, il écrit : « L’être-possible que le Dasein est à chaque fois existentialement se distingue aussi bien de la possibilité vide, logique, que de la contingence d’un subsistant (Vorhanden) considéré selon que ceci ou cela peut lui « arriver » ». Or, il ne nous semble pas que Heidegger réserve ici la contingence au seul étant subsistant. La possibilité a un sens catégorial, purement logique, mais elle a aussi un sens existential, le pouvoir-être. C’est aussi le cas pour l’impossibilité, mobilisée dans l’expression « possibilité de l’impossibilité », caractérisant la mort, et aussi pour la nécessité, Heidegger évoquant par exemple au § 62 la nécessité facticielle, donc à la mesure de la facticité du Dasein, d’une reprise de la décision. Dès lors, rien n’interdit qu’à la signification catégoriale de la contingence s’ajoute une signification proprement existentiale. D’ailleurs, comment un étant caractérisé par la finitude, par l’être-jeté, par l’abandon à soi-même, par l’assignation de fait à un monde, par l’inexorable énigmaticité du fait d’être qui est voilé en sa provenance, par l’exposition constante à une mort qui le menace à tout instant, ne serait pas foncièrement contingent ? Les justifications de ce choix de traduction ne nous convainquent donc pas. Si la traduction par facticité et facticiel n’est pas tout à fait satisfaisante, il faudrait sans doute aller dans le sens d’une traduction plus simple et plus évocatrice pour le lecteur français. Facticiel signifie ici le Dasein tel qu’il est à chaque fois de fait, concrètement, en-deçà de toute abstraction et de toute construction théorique. François Noudelmann signale lors de son entretien avec Alain Boutot qu’il s’agit peut-être de la vie effective, de la vie réelle, ce qui est intéressant car la vie facticielle, c’est ici la vie la plus concrète qui soit, la vie quotidienne, non pas une vie que l’on observerait de l’extérieur dans une visée théorique, mais une vie que je suis à chaque fois moi-même, à laquelle je me rapporte d’une manière préthéorétique, existentielle, d’une manière qui n’est pas la réflexion de la conscience dans la visée de ses vécus, mais un rapport de souci de soi.
Verstehen, la compréhension, caractère d’être fondamental du Dasein, est rendu par « entente », conformément à la traduction Vezin, ce qui donne un surprenant ententif, au lieu de compréhensif, pour traduire verstehend, et ententivité pour Verständlichkeit. Missverständtnis est traduit par mésintelligence là où la traduction de Verstehen par entente appellerait « mésentente ». Bien sûr, cela créerait la possibilité d’une confusion avec une dispute, mais c’est sans doute là un indice supplémentaire de la supériorité de la traduction de Verstehen par compréhension.
Selbstentfremdung est rendu par « étrangeté à soi » plutôt que par « aliénation de soi », ce qui nous semble créer une possibilité de confusion avec l’Unheimlichkeit, qui désigne un phénomène tout autre, l’aliénation dont il est ici question consistant pour le Dasein à se voiler cette étrangeté de son être-au-monde.
Verfallphänomen est rendu par « phénomène de dégradation », ce qui nous semble étonnant dans la mesure où Verfall renvoie ici au Verfallen, la déchéance, qu’Alain Boutot traduisait pourtant dans les Prolégomènes par déval, pas par dégradation. De la même façon, abfallenden est traduit par « dégradé », là où il faut entendre l’Abfall, la chute du Dasein dans le On. Heidegger s’attache précisément à de nombreuses reprises à souligner que ces analyses de la déchéance ne sont nullement moralisantes et que l’inauthenticité n’est pas un mode inférieur et dégradé de l’existence.
La traduction, lors des descriptions de la publicité, de l’être-dans-la-moyenne et du On, évoque le « verbiage ». Ce que le lecteur qui n’a pas accès au texte allemand ne peut pas savoir, c’est qu’il s’agit ici du Gerede, ce qui est habituellement traduit par bavardage, ou par on-dit chez Vezin. Le lecteur français risque de croire qu’il s’agit d’un autre terme là où il s’agit bien du même chez Heidegger. Une justification de cette traduction manque ici aussi. Si le verbiage désigne une parole abondante et qui dit peu ou rien du tout, elle semble bien constituer un synonyme de bavardage. Dès lors, qu’apporte cette nouvelle traduction ? De plus, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer qu’Alain Boutot, dans sa traduction parue en 2006 des Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, traduisait Gerede par bavardage. Faudra-t-il modifier la traduction des Prolégomènes ? S’il est déjà difficile pour le lecteur de s’y retrouver dans l’édition des œuvres chez Gallimard du fait de la diversité des traducteurs faisant des choix différents, cela ne peut qu’aggraver les choses si les traducteurs eux-mêmes changent de choix de traduction d’un volume à l’autre. On notera une coquille p. 61, « syle » au lieu de « style ».
Malgré ces quelques remarques critiques, soulignons que la traduction est très lisible, le style oral du cours est parfaitement passé en français et le texte peut faire l’objet d’un véritable plaisir de lecture malgré la technicité de la langue heideggérienne, bien plus que Sein und Zeit, de sorte que cet ouvrage peut en constituer une excellente introduction.
B : Contenu du cours.
Ontologie. Herméneutique de la facticité est le cours du semestre d’été à Fribourg, le dernier donné par Heidegger avant son départ pour Marbourg. Le lecteur français qui voudra le comparer avec la Phénoménologie de la religion parue en janvier dernier pourra constater le chemin parcouru par Heidegger en quelques années. La grande différence avec le cours de 1920-21 apparaît dès le titre. D’abord, la mise au premier plan de la question de l’ontologie, d’abord absente. Ensuite, il est question d’herméneutique de la facticité, sans que le mot même de « vie » apparaisse dans ce titre, comme un signe de l’effacement progressif de la vie au profit du Dasein.
Sur ce tournant ontologique de Heidegger à cette période, nous renvoyons au chapitre 10 de l’ouvrage de Jean Greisch, L’arbre de vie et l’arbre du savoir, « Le sens d’être de la vie : vers quelle ontologie ? », qui montre comment cette thématique se dégage progressivement et n’allait pas de soi au départ. La postface de l’éditrice montre qu’il ne faut peut-être pas surinvestir la signification de ce titre qui articule pour la première fois l’ontologie à l’herméneutique de la facticité, comme Sein und Zeit articule l’ontologie fondamentale à une analytique existentiale, dans la mesure où ce titre tient en fait « au hasard des circonstances » (p. 151). Le cours fut d’abord annoncé à l’université sous le titre Logique, mais un collègue ayant déjà intitulé son cours ainsi, il proposa Ontologie, pour finalement que soit ajouté entre parenthèses « Herméneutique de la facticité ». Malgré ce caractère fortuit, la notion d’ontologie est tout de même parlante et renvoie au travail effectué entre les cours sur la vie religieuse et celui-ci : les volumes 61 et 62 de la Gesamtausgabe réunissent les deux cours intermédiaires qui sont consacrés à l’interprétation phénoménologique d’Aristote. C’est à partir de ce dernier que vient au premier plan la question du sens d’être. La préface d’Alain Boutot a le mérite de rappeler un passage essentiel du Rapport Natorp de 1922, rédigé à la même époque que ces deux cours, où Heidegger présente son travail en vue de sa nomination à Marbourg sous les termes d’ontologie principielle, d’ontologie de la facticité. Mais Heidegger montre dans ce passage que cette ontologie de la facticité, parce que la vie facticielle s’interprète elle-même, est une élucidation de cette interprétation, donc une logique en ce sens précis, ce qui permet de comprendre pourquoi Heidegger entendait donner ce premier titre à son cours avant d’y renoncer. Un autre passage du même texte affirme explicitement qu’ontologie et logique sont des retombées de l’herméneutique phénoménologique de la facticité, ce qui confirme que cette dernière constitue bien aux yeux de Heidegger le titre véritable de son projet quand ontologie et logique ne sont encore que des titres dérivés. Ontologie ne deviendra le titre fondamental du projet et herméneutique celui de la méthode que plus tard, dans les cours de Marbourg en 1925.
Le cours est divisé en vingt-six paragraphes, deux parties divisées chacune en quatre chapitres, ce qui est entièrement le fait de l’éditrice. L’articulation de ces deux parties est assez difficile à percevoir. Autant la deuxième fournit une élucidation de l’être-au-monde dans laquelle on peut sans peine reconnaître la première partie de Sein und Zeit, autant la première entend fournir une analyse de l’aujourd’hui de notre Dasein à partir de la conscience culturelle en laquelle il se comprend, sous les deux figures que sont la conscience historique et la conscience philosophique, démarche qui n’a pas d’équivalent dans Sein und Zeit, la notion même d’aujourd’hui (Heute) étant abandonnée.
Le cours s’ouvre sur une rapide introduction visant à préciser le titre, Ontologie, et à vrai dire à s’en débarrasser rapidement pour en venir à l’herméneutique de la facticité. « Ontologie » doit ici être pris comme une indication formelle de la tâche à accomplir, s’enquérir du sens d’être de la facticité, sans que ce titre n’impose quoi que ce soit a priori. Il désigne simplement « un questionnement et une détermination dirigés sur l’être comme tel » (p. 16). Une telle affirmation semble indiquer que Heidegger a ici déjà en vue l’ontologie fondamentale, celle qui s’enquière du sens de l’être en tant que tel, et non d’un seul type d’étant. Ce sens est occulté par l’ontologie traditionnelle en tant qu’il est toujours déjà déterminé comme être-objet par l’ontologie formelle avant d’être repris sans critique par les ontologies régionales, de sorte qu’il n’y a qu’un sens de l’être, jamais élucidé, implicite, celui de la Vorhandenheit, l’étant présent-subsistant, ce vis-à-vis neutre qui se donne à la « visée théorique indifférente » (p. 17) comme un objet à connaître. D’où une seconde insuffisance : l’ontologie s’interdit l’accès à l’étant pour lequel être n’est pas être-objet, à savoir le Dasein que nous sommes nous-mêmes, se rendant impossible la tâche d’une herméneutique de la facticité. L’ontologie désignée par le titre du cours désigne donc « la recherche dirigée sur l’être comme tel » (p. 17), et Heidegger en conclut : « Le titre tel qu’il résulte du thème abordé dans ce qui suit, et de son mode de traitement s’énonce donc bien plutôt : Herméneutique de la facticité » (p. 18). Le « donc » indique une conséquence qui pourtant ne va nullement de soi. Pourquoi une enquête qui s’enquiert du sens de l’être comme tel devrait nécessairement en passer par une herméneutique de la facticité que nous sommes nous-mêmes ? L’articulation entre l’ontologie fondamentale et l’analytique existentiale du Dasein n’est pas encore clairement établie à ce stade. Ce qui manque ici à Heidegger pour passer de l’une à l’autre, c’est la notion fondamentale de compréhension de l’être, à partir de laquelle expliciter le sens de l’être, mais compréhension de l’être qui appartient à l’être du Dasein, de sorte qu’une analytique existentiale doit précéder cette ontologie fondamentale. A ce stade, le passage de la facticité à l’être comme tel reste obscur et ne sera pas réalisé dans le cours, il est simplement indiqué comme projet, comme indication formelle devant guider l’interprétation de la facticité, à savoir poser dans quelle orientation, sous quel point de vue la facticité sera envisagée et interprétée, à savoir en direction de son sens d’être.
Un avant-propos précède l’ouverture de la première partie du cours, qui entend enraciner la réflexion dans la phénoménologie en montrant que les questions posées ici jaillissent des choses mêmes, non du bavardage du On dont il sera ensuite question et qui est dénoncé en des termes extrêmement polémiques, bien plus que dans Sein und Zeit. Heidegger semble régler des comptes avec son époque et les différentes tendances de la philosophie qui ont cours dans son « aujourd’hui », même s’il ne donne que peu de noms permettant de voir plus clairement qui est visé. Quelques exemples de cette violence polémique contre le bavardage du On que représente cette philosophie contemporaine, où l’on notera l’insistance sur le Heute : « la révolte des esclaves contre la philosophie » (p. 15), « ces « problèmes » dont on nous rebat aujourd’hui les oreilles et dont « on » s’empare parce qu’on en a entendu parler ou qu’on les a rencontrés au fil de ses lectures » (p. 21), « on est désormais mûr pour l’organisation systématique de l’hypocrisie » (ibid.), « qu’ils aillent d’eux-mêmes à la ruine. Il n’y a rien à attendre d’eux. Ils ne se soucient que d’une chose – le pseudos, le faux-semblant » (p. 22), « Affairement, réclame, prosélytisme, copinage, escroquerie intellectuelle » (p. 39), « les exigences que l’on formule précisément sans cesse et à grand bruit aujourd’hui (…), ne sont que la dissimulation du cri d’angoisse devant la philosophie » (p. 40), « Nous sommes devenus aujourd’hui à ce point inconsistants que nous ne sommes même plus en état d’endurer une question ; si l’un des gourous philosophiques est incapable d’apporter une réponse, on se précipite chez le suivant. La demande accroît l’offre. En langage populaire, c’est ce qui s’appelle : intérêt croissant pour la philosophie » (ibid.), « on ne se soucie que d’une seule chose : s’aider soi-même, aider autrui à devenir ami du bon Dieu de la façon la moins coûteuse possible, la plus confortable possible et qui, de surcroît, soit directement rentable » (p. 41), « la philosophie professorale – la misère criante des grands airs d’affectation creuse » (p. 60), « le but n’est pas (…) d’accroître encore le tapage et l’agitation qui sont de toute façon déjà bien douteux » (p. 72), « la recherche phénoménologique (…) a sombré dans le vague, le frivole et le hâtif, dans la cacophonie philosophique du jour pour devenir un scandale public de la philosophie » (p. 104), etc.
Dans ce même avant-propos, Heidegger fournit des indications précieuses sur les auteurs dont il se réclame, Luther, Aristote, Kierkegaard, Husserl, dans une phrase souvent citée dans les commentaires, mais il est intéressant de constater que remise dans son contexte, elle a en réalité une fonction critique, puisque Heidegger précise tout de suite qu’il ne dit cela que « pour tous ceux qui ne peuvent « entendre » quoi que ce soit qu’à condition de l’avoir préalablement mis au compte d’influences historiques : la pseudo-entente de la curiosité affairée » (p. 22). La multiplicité des thèses et travaux d’histoire de la philosophie s’efforçant de dégager les racines de la pensée de Heidegger se trouvent en quelque sorte désavouées par avance ici comme des manières de passer à côté de l’essentiel, à savoir ce qui est en question, les choses elles-mêmes, pour préférer se réfugier dans le bien-connu de la tradition et ce que les chapitres suivant appellent la conscience culturelle, qui est précisément à la fois historique et philosophique. Heidegger montre dans ces quelques lignes qu’il a, dès ces jeunes années, anticipé la possible réappropriation de son œuvre par le bavardage du On qui ne deviendrait qu’une simple redite.
La première partie du cours est une introduction à l’herméneutique de la facticité qui tente un premier accès au phénomène en question en clarifiant d’abord la signification de l’herméneutique (chapitre un), puis la signification de la facticité qui ne doit pas être déterminée à l’avance par le concept d’homme (chapitre deux). Les chapitres trois et quatre trouvent un point de départ dans la manière dont cette facticité s’interprète elle-même aujourd’hui dans la conscience culturelle, l’histoire et la philosophie, afin de montrer que ce sont là deux manières de la rater par rapport auxquelles l’herméneutique de la facticité constitue comme un contre-mouvement visant à éveiller le Dasein à lui-même, nom que Heidegger donne à présent à ce qu’il vise à travers les mots « facticité » et « vie facticielle » : « La facticité désigne le caractère d’être de « notre » « propre Dasein » » (p. 25), « « vie facticielle veut dire : notre propre Dasein » (p. 26).
Le premier chapitre fournit une analyse de l’histoire de l’herméneutique depuis Platon jusqu’à Dilthey, en passant par l’herméneutique biblique, afin de dégager l’originalité de la démarche heideggérienne. L’herméneutique n’est plus le titre pour une science de l’interprétation des textes mais une explicitation de la vie facticielle par elle-même, de sorte que le génitif doit être entendu en son double sens. L’herméneutique est un comportement de la vie facticielle elle-même où il s’agit pour elle se s’éveiller à son propre Dasein contre sa tendance à se masquer à soi-même dans le Verfallen, la déchéance. C’est dire si l’herméneutique désigne « un comment du Dasein lui-même » (p. 34), donc une manière de se rapporter à soi, une manière d’être, pas un rapport de connaissance, pas une visée intentionnelle qui aurait son vis-à-vis, son objet. Le Dasein qu’il s’agit d’interpréter « n’est jamais « objet » mais être » (p. 39), et le rapport que l’herméneutique conquière n’est pas une prise de connaissance objective et neutre dans laquelle nous ne serions pas impliqué en personne, mais un « connaître existentiel » (p. 38) dans lequel on peut entendre une influence fortement kierkegaardienne, qui n’est d’ailleurs jamais autant cité que dans ce cours, ce qui n’est pas un hasard. La première caractérisation de ce Dasein qui est ici donnée montre que tout semble déjà en place pour une analytique existentiale, puisque son être est déjà compris comme être-possible (« le caractère d’être du Dasein : l’être-possible » (p. 36)), son rapport à soi comme existence, et ses déterminations comme des « existentiaux » (p. 35). Le statut de ces derniers est précisé à travers la notion d’indication formelle, auquel le cours sur la phénoménologie de la vie religieuse consacrait déjà une importante introduction. Il s’agit du statut des concepts de l’herméneutique phénoménologique et Heidegger met cette fois-ci en avant les deux notions d’acquis préalable (Vorhabe) et de saisie préalable (Vorgriff), que l’on retrouve dans le § 31 de Sein und Zeit consacré à la compréhension. Parce que toute interprétation est située, interprète depuis un point de vue, une intention, un horizon herméneutique, il y a toujours en elle une dimension d’anticipation du sens à interpréter, de projet, comme le dira Heidegger dans Sein und Zeit, aucune interprétation n’est dénuée de pré-jugés, elle explicite justement à partir d’eux. C’est cette dimension anticipatrice qu’il désigne ici à travers l’insistance sur le préfixe Vor. L’acquis préalable indiqué par le concept, « transporte dans une expérience fondamentale » (p. 36). Nous trouvons là la dimension proprement phénoménologique de cette herméneutique : les concepts ne sont pas à saisir pour eux-mêmes, mais comme des sortes de panneaux indicateurs nous faisant signe vers l’expérience que le lecteur doit accomplir pour lui-même à partir de ces concepts, c’est-à-dire voir les choses mêmes, les phénomènes indiqués, conformément à ce que Heidegger appelait dans le cours sur la religion le Vollzugsinn, le sens d’accomplissement du phénomène. Cet acquis préalable est la quotidienneté, l’aujourd’hui du Dasein tel qu’il est à chaque fois, et qui constituera donc le point de départ de l’herméneutique de la facticité. La saisie préalable, ou pré-saisie, « détermine comment s’adresser à ce dont il s’agit et l’interroger » (ibid.), c’est-à-dire projette un sens à partir duquel interpréter le phénomène, donc donne un certain point de vue, quelque chose relativement auquel interpréter le phénomène en question, phénomène qui, dans sa présentation intuitive, permet en retour de confirmer, d’infirmer, de préciser surtout cette anticipation, conformément à la circularité de l’herméneutique. Une telle saisie préalable sera, dans la dernière partie du cours, l’être-au-monde.
Parce que l’herméneutique prend pour thème celui-là même qui l’accomplit, à savoir la vie que nous sommes à chaque fois nous-mêmes, il semble aller de soi que son thème est l’homme. Mais donner immédiatement le nom traditionnel d’homme à cette facticité, c’est se laisser prescrire par la tradition son sens d’être, celui qui précisément occulte le sens adéquat, ce qui serait donc se maintenir dans des préjugés hérités là où l’herméneutique doit au contraire les mettre au jour pour s’expliquer avec eux, selon cette méthode que Heidegger appelle la destruction phénoménologique. Ce second chapitre vise une telle explicitation en prenant en vue le concept d’homme. Du zoôn logon echôn grec à l’interprétation biblique de l’image et ressemblance de Dieu, puis la figure de l’animal rationale qui sous tend la philosophie encore chez Kant dans le concept de personne, dans la phénoménologie à travers l’idée d’un pôle égoïque et chez Scheler, qui élabore à la même époque que Heidegger une anthropologie philosophique qui semble faire concurrence à l’herméneutique de la vie facticielle, le concept d’homme détermine l’accès au phénomène en question. C’est l’occasion pour Heidegger d’effectuer une critique impitoyable de Scheler, dont toute l’anthropologie serait déterminée par des concepts théologiques sans la moindre démarche critique, ce qui ruinerait à la fois la théologie et la philosophie, dont Heidegger soulignait dès le Rapport Natorp qu’elle doit être fondamentalement athée. Ces approches contemporaines de l’homme ignorent que les concepts qu’ils utilisent, ceux de personne, de Je, de pôle égoïque, sont en réalité des « déthéologisations formalisantes déterminées » (p. 49). Ici, la démarche de Heidegger est pour le moins étrange, car on ne peut qu’être tenté, à la lecture de la Phénoménologie de la vie religieuse, de répliquer que les concepts de l’herméneutique de la facticité, comme le souci, la déchéance, l’être soi-même, la temporalité, proviennent eux-aussi d’une interprétation de saint Paul et saint Augustin, donc constituent bien des déthéologisations formalisantes. Heidegger répondrait peut-être que la différence tient au statut de l’herméneutique, qui s’explique avec la tradition, et donc effectue une déthéologisation formalisante en toute connaissance de cause, pas en subissant implicitement des influences qui nous empêcheraient de saisir le sens d’être de la vie facticielle, et Heidegger admettra d’ailleurs dans la conférence de 1927, « Phénoménologie et théologie », que l’être-en-faute du Dasein dont il est question dans Sein und Zeit est bien une formalisation ontologique d’un concept dont la provenance est d’abord théologique. Toujours est-il que derrière la dénonciation de la fausse évidence de la détermination de ce que nous sommes comme « « Je », personne, pôle égoïque, centre d’actes » (p. 52), c’est implicitement une critique radicale de Husserl qui s’exprime. Ce sont là des orientations implicites traditionnelles sur une idée de l’homme, préjugés avec lesquels l’herméneutique de la vie facticielle vient de s’expliquer pour ne plus être déterminée par eux et prendre l’être que nous sommes de manière plus libre comme facticité, c’est-à-dire ce que nous sommes de fait à chaque fois, détermination qui est donc la plus neutre possible, la plus libérée de tous préjugés, donc la même de mieux saisir originairement le sens d’être de cet étant.
Facticité est donc une indication formelle, elle fait signe vers une expérience de cette facticité que nous sommes à chaque fois nous mêmes, expérience que nous devons accomplir pour remplir cette saisie préalable et la préciser. Pour cela, il faut partir du Dasein tel qu’il est à chaque fois. Cette détermination première est la Jeweiligkeit, dans laquelle nous reconnaissons ce qui est déterminé dans Sein und Zeit comme Jemeinigkeit, l’être à chaque fois mien qui caractérise le Dasein et l’ensemble de ses déterminations. Mais comment sommes-nous à chaque fois ? Nous vivons notre quotidien, c’est-à-dire l’aujourd’hui (das Heute). Nous reconnaissons là l’ancrage phénoménologique de l’analytique existentiale dans la quotidienneté du Dasein qui fournit ici le « coup d’envoi de l’interprétation » (p. 53). En effet, Heidegger fournit dans la caractérisation de l’aujourd’hui l’ensemble des déterminations qui constituent l’inauthenticité de l’existence quotidienne : publicité, être-dans-la-moyenne, bavardage, On, affairement… Heidegger renvoie explicitement à l’œuvre de Kierkegaard comme une source essentielle de ces analyses. De plus, la notion d’aujourd’hui a l’intérêt d’être une détermination temporelle, qui indique que la temporalité est le phénomène fondamentale de la facticité. On notera aussi une référence tout à fait originale chez Heidegger à la correspondance de Vincent Van Gogh avec son frère, le peintre devenant une figure de la vie facticielle s’arrachant à la quotidienneté pour s’éveiller à son propre Dasein dans l’angoisse, c’est-à-dire une figure de l’authenticité : « Il a travaillé, il a peint ses tableaux en les arrachant pour ainsi dire au plus profond de lui-même, et a sombré dans la folie à force de s’expliquer avec le Dasein » (p. 56).
A partir du sol phénoménologique fourni par l’aujourd’hui, l’herméneutique trouve un point de départ : élucider la manière dont la vie facticielle s’explicite elle-même aujourd’hui, au quotidien, afin de voir comment elle s’y masque elle-même pour ne pas assumer cette angoisse qu’un Van Gogh savait affronter jusqu’au risque de la folie. Cette interprétation publique et moyenne s’exprime dans le bavardage, et celui-ci n’est pas un discours populaire ou vulgaire auquel s’opposerait le discours raffiné des philosophes et des scientifiques, car c’est précisément ce discours qui est un bavardage, celui du On qui s’incarne dans la conscience culturelle de l’époque dont Heidegger entend expliciter deux figures, la conscience historique et la conscience philosophique, dans la mesure où leur rôle est bien d’expliquer cet être que nous sommes nous-mêmes. Le troisième chapitre en fournit une première analyse en deux temps, en commençant par la conscience historique. C’est l’occasion pour Heidegger de s’expliquer avec l’ouvrage alors récent d’Oswald Spengler, Le déclin de l’occident. La lecture est essentiellement critique : la démarche de Spengler n’interroge pas le caractère d’être de ce qu’il prend pour thème, il objective, il thématise dans une entreprise de connaissance théorique, il élabore une morphologie visant à classer, à instaurer un ordre universel, démarche qui ne peut que rater notre Dasein. L’interprétation de la conscience philosophique suit la même démarche : la philosophie prend en vue la totalité de l’étant et est préoccupée de sa mise en ordre dans un complexe supra-temporel qui est l’en-soi, la validité, la valeur, le sens, l’eidos. Sont caractéristiques de cette philosophie de l’aujourd’hui les démarches du logicisme, celles du néo-kantisme, mais aussi, même si la critique est ici implicite, celle de la phénoménologie husserlienne visant à dégager des lois d’essence omni-temporelles, à se dégager dans l’intuition eidétique obtenue par variation des faits temporels empiriques pour l’eidos supratemporel. Heidegger voit dans ce souci de l’objectivité, de l’intemporel, ce « platonisme des barbares » (p. 67), une manière pour la vie facticielle de se détourner de la « subjectivité » et de la temporalité qu’elle est elle-même, ce qui fait tout à fait penser à la critique kierkegaardienne du penseur objectif hégélien qui a oublié qu’il est un existant pris dans le temps et confronté à la difficulté d’exister. Heidegger se livre d’ailleurs à une critique féroce de la dialectique au profit de la phénoménologie.
Le quatrième chapitre précise cette analyse en montrant de quelle manière conscience historique et conscience philosophique se rapportent à leur objet pour mieux rater le Dasein. Ces explicitations du Dasein, comme n’importe quelle interprétation, interprètent depuis un horizon herméneutique. Elles prennent en vue le Dasein « en tant que ceci », donc selon une saisie préalable ininterrogée qui détermine à l’avance implicitement son sens d’être. L’histoire envisage d’avance le passé, mais comment ? Heidegger répond : « Le passé est sur le mode de ce qui a été, ce qui implique, pour le séjour qui le regarde en s’attardant, qu’il soit déjà là ; un être qui est là-devant, subsistant (Vorhandenheit), qui est présent en vis-à-vis, tout en étant passé ; non pas ce qui est passé en tant que ma virtualité, ni la nôtre » (p. 78). Nous reconnaissons ici l’orientation de l’ontologie traditionnelle depuis Aristote sur un unique sens d’être, la Vorhandenheit, l’être subsistant, là-devant, c’est-à-dire le mode d’être des choses, qui n’est pas à la mesure du Dasein, le mode d’être d’un vis-à-vis, donc de l’objet d’une visée théorétique à laquelle la facticité se refuse toujours, comme nous l’avons vu. Heidegger envisage ici une autre manière d’accéder au passé du Dasein, à savoir le saisir comme une virtualité qui soit à la fois la mienne et la nôtre, et nous pouvons lire ici comme une première expression de ce qui constituera dans Sein und Zeit l’historicité authentique du Dasein, à savoir la répétition de possibilités traditionnelles héritées et reprises de manière critique au sein d’une génération. Ce rapport du Dasein à un passé objectivé est une curiosité, dont nous avons vu que Heidegger en trouve la première interprétation chez saint Augustin dans la Phénoménologie de la vie religieuse. En tant que quoi la conscience philosophante d’aujourd’hui prend elle en vue le Dasein ? Une remarque entre parenthèses dans le § 8 donnait déjà la réponse : « Quel être tient-on ici dans l’acquis préalable ? L’être là-devant, subsistant (Vorhandensein), l’être-présent » (p. 67). Conscience historique et conscience philosophique se rejoignent donc dans leur orientation sur un seul sens d’être inadéquat à l’être que nous sommes nous-mêmes. En effet, la philosophie est un comportement par rapport à son objet consistant à chaque fois en une mise en ordre universelle qui se détourne du temporel au profit de l’éternel. De ce point de vue, l’ontologie n’a pas fait un pas de plus depuis Platon, « les déterminations conceptuelles sont prises dans l’état où Platon les a laissées » (p. 86), et nous reconnaissons là la manière dont la question du sens de l’être est tombée dans l’oubli après lui, comme l’affirme l’introduction de Sein und Zeit. Ici aussi, le rapport de cette conscience culturelle à son objet se laisse déterminer comme curiosité qui s’exprime dans le bavardage public et devient l’objet de l’intérêt culturel public et moyen. L’opposition de cette conscience philosophique à la conscience historique dans la critique de l’historicisme serait donc superficielle et masquerait un accord plus profond.
La seconde partie du cours est plus brève, entend accomplir cette herméneutique de la vie facticielle, et s’appuie sur la plupart des résultats des recherches exposées dans les cours de Fribourg précédents. Elle s’ouvre sur un premier chapitre qui est en réalité un complément inséré dans son manuscrit par Heidegger, mais qui a été perdu, et que l’éditrice a réussi à reconstituer à partir des notes de cours d’un étudiant. Il s’agit d’une considération préliminaire à l’herméneutique de la vie facticielle exposant ce qu’est la phénoménologie, de sorte que l’on peut sans doute y voir la première rédaction du § 7 de Sein und Zeit, qui poursuit le même objectif. Le § 14 en retrace l’histoire à partir du sens grec du phainomenon, puis à partir du phénoménisme des sciences de la nature au 19ème siècle, avant d’en venir à l’importance que ce concept a prise en psychologie avec Brentano, et d’aborder la manière donc elle est tombée dans le psychologisme. C’est à partir de cette situation que Heidegger présente l’émergence de la phénoménologie avec les Recherches logiques de Husserl, dont il rappelle la dette à l’égard de Brentano en ce qui concerne la mise au jour de l’intentionnalité et montre que la nouveauté des recherches tient, non pas à l’objet qu’elles prennent pour thème, mais au mode d’accès à ces objets, à savoir la description plutôt que la construction conceptuelle. C’est ce point qui intéresse Heidegger dans la phénoménologie, le fait qu’elle désigne, non pas un thème précis, qui serait nécessairement la conscience transcendantale, mais « un mode de recherche, qui se rend les objets intuitivement présents et en discute seulement pour autant qu’ils sont intuitivement là » (p. 103). Nous pouvons reconnaitre ici la présentation heideggérienne de la phénoménologie dans Sein und Zeit, comme une possibilité qui excède son effectivité, c’est-à-dire qu’elle désigne avant tout un concept de méthode de recherche, non un thème de recherche, et que cette méthode est grosse de possibilités que n’épuise pas sa mise en œuvre effective par Husserl. Il s’agit donc de « se saisir de la phénoménologie dans sa possibilité » (p. 105). Le § 15 montre alors comment l’herméneutique de la facticité se saisit effectivement de cette possibilité en montrant comment une phénoménologie authentiquement comprise doit être une herméneutique. C’est que si la phénoménologie entend aborder les choses telles qu’elles se montrent et uniquement pour autant qu’elles se montrent, conformément au concept de phénomène comme ce qui se montre en tant qu’il se montre, le phénomène n’apparaît jamais que « dans une vision bien déterminée qui les vise » (p. 105), c’est-à-dire selon un certain point de vue, à partir d’un horizon herméneutique qui déterminera le phénomène comme ceci ou comme cela, mais jamais nous n’avons accès à de l’en-soi, de l’absolu. Autrement dit, le rapport au phénomène est toujours une interprétation, on n’a jamais accès au phénomène dans une intuition donatrice originaire, contrairement à ce que croit Husserl, mais l’intuition est toujours elle-même herméneutique. Comme le montrera Sein und Zeit, le rapport du Dasein à l’étant est une Auslegung, une explicitation d’un sens qui le découvre dans un en tant que existential-herméneutique. C’est pourquoi Heidegger modifie profondément le sens de la phénoménologie dans ce paragraphe en montrant qu’elle ne se réalise que comme herméneutique, car pour accéder aux choses mêmes, il ne suffit pas d’effectuer un épochè phénoménologique qui nous libérerait comme par magie des préjugés issus de la tradition, mais il faut mettre au jour cet horizon historique traditionnel pour s’expliquer avec lui, en effectuer une critique, ce qu’il appelle la destruction phénoménologique. Il ne faut donc nullement s’en tenir à ce qui se montre d’abord, qui consiste d’abord en un recouvrement de ce qui est à connaître. Un accueil des phénomènes dans l’intuition donatrice et leur description est une méthode tout à fait insuffisante si elle ne s’articule pas à l’herméneutique qui ne décrit pas simplement, mais interprète les phénomènes en déconstruisant leur interprétation traditionnelle qui détermine implicitement toute démarche simplement descriptive et, de ce fait, naïve. Cette démarche permettra « d’arriver à saisir la chose elle-même en la libérant de ce qui la recouvre » (p. 106), et ce qui caractérise précisément le Dasein de la vie facticielle est qu’elle tend spontanément à se recouvrir, à se masquer à elle-même, comme l’a confirmé l’analyse de la conscience culturelle, libération qui est l’être-éveillé pour le Dasein qu’évoquait le premier chapitre du cours. Si le Dasein doit être ainsi explicité c’est, conformément à ce qui a été établi, depuis un sens qui guide cette explicitation. Il s’agit donc de fournir une indication formelle de la facticité, c’est-à-dire un acquis préalable et une saisie préalable du Dasein qui puisse orienter l’interprétation du phénomène en question.
Le deuxième chapitre fournit cette indication formelle, et c’est là que l’herméneutique de la vie facticielle franchit un pas extrêmement important sur le chemin qui doit la mener vers Sein und Zeit. En effet, dans la Phénoménologie de la vie religieuse, le quoi de la vie facticielle, son sens de la teneur, est déjà déterminé comme le monde, et le comment de la vie facticielle, son sens relationnel, est déterminé comme souci, mais jamais cette vie n’est déterminée explicitement d’après la structure fondamentale qu’est l’être-au-monde. C’est là la nouveauté de ce cours que de fournir une indication formelle de la facticité qui n’est plus seulement l’historicité ou la temporalité mais ce qu’il appelle Sein in einer Welt, premier nom de l’In-der-welt-sein. Cet être-au-monde est le « ce en tant que quoi » le Dasein est envisagé, la saisie préalable et l’acquis préalable qui guident l’herméneutique, ce qui fournit à Heidegger l’occasion de rappeler le statut de l’indication formelle, qui n’est jamais à comprendre comme une construction conceptuelle valant pour elle-même, mais comme une compréhension d’abord vide qui doit être remplie intuitivement par le phénomène, c’est-à-dire un sens qui doit être accompli, attesté phénoménalement. Avant d’élucider à fond cet acquis préalable, Heidegger récuse par avance deux malentendus possibles qui sont à éviter à tout prix. D’abord, il faut se garder de plaquer sur l’être-au-monde le schéma sujet-objet, rapport typique de la visée théorétique d’un objet de connaissance par le pôle du Je, un centre d’actes, rapport dans lequel l’être n’est envisagé que comme Vorhandenheit, Husserl étant ici implicitement visé comme l’auteur d’un grand ratage du Dasein : « Cet acquis préalable constructiviste, presque indélogeable en raison de la rigidité d’une tradition sclérosée, barre fondamentalement et définitivement tout accès à ce qu’indique le terme de vie facticielle (Dasein) » (p. 112). Le propos est fortement critique, puisqu’il consiste à trouver encore du constructivisme chez Husserl et à lui reprocher l’absence de critique historique de la tradition qui le conduit à reproduire un schéma traditionnel comme la distinction sujet-objet. Le second préjugé, qui concerne autant la phénoménologie husserlienne, consiste à « croire que l’on pourrait être libre à l’égard de tout point de vue » (p. 113). Il est funeste en cela que se croyant parfaitement objectif, libéré à l’égard de tout préjugé, on se tient dispensé d’une critique historique de la tradition dont on n’a que l’illusion de s’être débarrassé, engendrant ainsi une « cécité fondamentale » (p. 113), au moment même où elle nous détermine encore entièrement, comme on l’a vu avec le schéma sujet-objet. C’est une fois de plus Husserl qui est visé et la démarche de l’épochè à l’égard de toute conception, comme s’il était possible de se libérer d’un coup, sans que cela implique une longue démarche critique. Cette dernière ne doit pas tomber dans l’illusion de l’absence de point de vue, ce qui est encore un point de vue, le « point de vue libre de tout point de vue » (p. 113), mais plutôt avoir conscience de son point de vue et le configurer librement dans un acquis préalable et une saisie préalable en déconstruisant les préjugés hérités, comme le schéma sujet-objet, dans « une purification critique expresse (p. 114). Non pas être libre à l’égard de tout point de vue, donc, mais une appropriation authentique du site historique depuis lequel nous avons un point de vue sur les phénomènes, notre situation herméneutique. Nous retrouvons là la caractéristique de l’herméneutique qui, contre la conscience philosophique curieuse de l’aujourd’hui, assume qu’il n’y a « pas d’en soi extra-temporel chimérique » (p. 114).
Le troisième chapitre entend configurer une première fois cet acquis préalable qu’est l’être-au-monde. Pour cela, il faut accomplir l’expérience fondamentale vers laquelle cet acquis préalable fait signe, et qui est la quotidienneté de la vie facticielle telle que nous la sommes à chaque fois. Le cours fait alors comme un tour sur lui-même puisque Heidegger revient, dans ces derniers paragraphe, sur l’aujourd’hui dont il était parti : la publicité, l’être-dans-la-moyenne, le On… Cette quotidienneté doit fournir l’attestation, la confirmation intuitive de la saisie préalable du Dasein dans une indication formelle comme être-au-monde, qui permettra de préciser sa structure. En effet, la question qui se pose est alors la suivante : « Que vise-t-on par « monde », que veut dire « dans » un monde, à quoi ressemble l’« être » dans un monde ? » (p. 115). Nous reconnaissons là la triplicité de la structure de l’être-au-monde qu’envisage la première partie de Sein und Zeit en commençant par dégager le monde comme monde ambiant, l’être-au comme ouverture, puis le qui de cet être comme le On. Et Heidegger d’insister, de manière tout à fait semblable, sur le fait que le caractère unitaire de ce phénomène ne doit pas être construit après-coup. C’est à ce stade que sont expliquées à nouveaux frais les déterminations déjà dégagées par les cours précédent de Fribourg, comme le monde, le souci ou la significativité. Ici sont déjà largement constituées ce que seront les analyses des §§ 14 à 24 de Sein und Zeit. Le monde est déterminé comme ce à partir de quoi vit la vie facticielle, donc comme l’horizon de l’existence où de l’étant se rencontre en tant que ceci ou cela, selon l’explicitation qu’en donne le Dasein, ce sens étant la significativité, que Sein und Zeit détermine comme la mondéité du monde. Ce monde s’offre à la préoccupation, modalité quotidienne du souci, qui caractérise ce monde comme monde ambiant, auquel Heidegger fait déjà ici correspondre une spatialité facticielle qui n’est pas l’espace géométrique, et une temporalité de la vie qui n’est pas le maintenant ponctuel mais un temps qui ne cesse de s’étirer, anticipant ainsi sur les analyses de l’étirement caractéristique de l’intratemporalité selon le dernier chapitre de Sein und Zeit. Heidegger opère dans le § 19 une analyse du monde ambiant et de la manière dont les choses y sont intégrées en partant de la description fautive pour la corriger, là où Sein und Zeit part de la description correcte pour montrer comment Descartes rate le phénomène du monde. C’est ici Husserl qui est une fois de plus visé, Heidegger reprenant sans le dire, mais cela va de soi pour ses auditeurs, l’exemple célèbre des Ideen I, celui de la perception d’une table et de ce qui est posé sur elle, la feuille, l’encrier, etc. Cette description consiste à prendre une vue théorétique sur la chose qui se trouve alors simplement là devant nous, subsistante, offerte à notre regard comme un ensemble de propriétés que notre connaissance peut déterminer. Il s’agit alors d’une chose spatiale, une chose matérielle dont on peut déterminer objectivement le poids, la couleur, la hauteur, la largeur, la forme rectangulaire de son plateau, etc. Heidegger fait ici varier les qualités sensibles et spatiales de la table en évoquant la possibilité qu’elle soit « mise en pièces, détruite ou brulée » (p. 119), peut-être dans une allusion implicite à l’analyse cartésienne du morceau de cire qui s’échauffe et fond quand on l’approche du feu. Il reprend alors l’analyse husserlienne de la perception externe comme synthèse d’une diversité d’Abschattungen, d’esquisses offertes successivement à l’appréhension lorsque nous tournons autour de la table. Cette dernière ne se distingue pas encore des simples choses naturelles, comme une pierre, de sorte que la description doit y trouver quelque chose de plus dans un second temps, c’est-à-dire y adjoindre ses prédicats de valeur, comme son utilité. L’être de la table se trouve alors, en tant que chose de valeur, fondée sur son être naturel de chose matérielle et spatiale. Le jugement de Heidegger à l’égard de cette description est sans appel : « On peut montrer que ce sont, à maints égard, des constructions et qu’elles se tiennent sous la domination de préjugés » (p. 120). On ne saurait faire pire reproche à Husserl que de rester dans des constructions, car il ne serait pas ainsi radicalement phénoménologue et sa pratique ne serait pas à la hauteur de la méthode qu’il se prescrit, à savoir décrire simplement sans rien construire. Le § 20 fournit à l’inverse la description adéquate des choses que nous rencontrons au quotidien dans le monde ambiant, Heidegger prenant le même exemple husserlien pour le corriger, et le lecteur qui est sensible à la beauté des descriptions dont est capable la phénoménologie y trouvera sans aucun doute ici son compte. Il s’agit de ne pas se placer dans un rapport théorique aux choses, mais dans le rapport de préoccupation qui est d’abord le nôtre au quotidien. Il n’y a pas alors « une » table, c’est-à-dire un exemplaire classé dans le genre « table », indifférent parmi d’autres exemplaires semblables, ce qui est déjà neutraliser notre rapport quotidien, donc une abstraction, une construction. Nous avons affaire à cette table, à chaque fois singulière qui est là pour diverses activités. Elle n’est pas une table en général mais le bureau, la table à manger, la table de nuit, etc. Elle ne s’offre pas alors comme un ensemble de propriétés, mais comme appropriée pour ceci et inappopriée pour cela. Cet être pour désigne le renvoi caractéristique de ce type d’étant, renvoi à ce que l’on peut faire avec lui (c’est la table pour écrire), mais aussi renvoi à autrui (c’est ici que les enfants s’attablent pour manger) et à ce dont il est fait (la table est faite de bois). La description est proprement fascinante dans sa simplicité même, sa concrétude. Heidegger semble décrire la table sur laquelle il est en train d’écrire au moment où il rédige son cours, dans la maison de Fribourg. Il évoque en effet les garçons qui s’activent autour de la table et font des tâches, puis la maîtresse de maison qui s’assoit là le soir pour lire. Il s’agit manifestement d’une allusion à ses deux fils, encore très jeunes en 1923, et à sa femme Elfride, ce qui nous semble constituer peut-être la seule référence autobiographique des cours de Heidegger, ou en tout cas une référence très rare. Il évoque aussi une vieille paire de skis dans la cave, et l’on sait le goût de Heidegger pour la pratique de ce sport. Le paragraphe s’achève sur la mise au jour de l’horizon historique qui détermine encore malgré lui Husserl dans ses descriptions, et qu’il fait remonter à Parménide en interprétant le célèbre to gar auto noein estin te kai einai comme le fait que ce qui est véritablement est ce qui s’offre à la visée théorétique. La caractérisation husserlienne de l’intentionnel comme du noétique témoignerait de cet ancrage dans le noein parménidien.
Le quatrième chapitre, le dernier de ce cours, doit élucider ce que rate foncièrement la description husserlienne, à savoir la significativité comme manière d’être rencontré des choses du monde ambiant. Heidegger touche ici à l’essentiel mais a sans doute été pris par le temps, comme l’indique le « Je dois m’interrompre ici » (p. 137) dans le dernier paragraphe, car les analyses sont très rapides et s’arrêtent abruptement. Les paragraphes 21 et 22 offrent tous deux une analyse de la significativité, mais la première est une version développée qui n’a pas été présentée devant les auditeurs. La significativité est présentée dans le § 18 de Sein und Zeit de manière fort complexe et les paragraphes de ce cours peuvent servir d’une excellente introduction à ce point difficile. Cette significativité signifie ce en tant que quoi la chose se rencontre, par exemple en tant que table pour écrire. L’étant est significatif, c’est-à-dire porteur de signification. En quoi cela concerne-t-il l’ontologie, et non pas simplement la sémiologie ? Heidegger fournit une indication précieuse : « Significatif veut dire : être, être-là avec une signification déterminée » (p. 125). Autrement dit, la signification n’est nullement une valeur ajoutée après coup à une chose naturelle simplement là, mais constitue le mode même d’être des choses au quotidien. Pour la table, être, c’est d’emblée être pour écrire. Parce que cette significativité est ouverte par le Dasein, Heidegger évoque ici l’Erschlossenheit, ce qui constitue un pas décisif vers le dégagement de ce trait fondamental et son analyse dans Sein und Zeit, mais à vrai dire Heidegger ne semble pas encore viser par là le Là du Dasein, caractérisé triplement comme compréhension, disposition affective et discours, puisqu’il s’agit de l’ouverture de la significativité de la chose mondaine, donc ce que Sein und Zeit déterminera plutôt sous le vocable Entdecktheit, être-decouvert. On retrouve cette hésitation sur le terme « ouverture » dans les Prolégomènes. Heidegger détermine de deux façons cette ouverture de la significativité de la chose. D’abord, par « le caractère de l’être-là-devant (Vorhandenheit) » (p. 125), ce qui nous permet de remarquer qu’à cette époque, il n’est pas encore en possession de la distinction fondamentale entre la Vorhandenheit et la Zuhandenheit, ce dernier nom qualifiant justement dans Sein und Zeit le mode d’être de ce qui est signifiant au sein du monde ambiant en s’offrant à notre préoccupation. On trouve bien quelques occurrences de zu-handen à la page suivante, mais sans qu’il soit clairement distingué du Vorhanden, ou peut-être comme une simple modalité de celui-ci. Toujours est il qu’il est déjà déterminé par le Wozu, l’être pour ceci ou cela. Parce que ce pour quoi la chose qui est là est toujours déjà ouverte, Heidegger y voit déjà des déterminations de la temporalité dans lesquels on peut lire comme une anticipation de la description de la temporalisation impropre de la préoccupation comme présentification adtentio-rétentionnelle du § 68 de Sein und Zeit.
Le manuscrit comporte ici un très étrange schéma censé représenter cette temporalité qui figure un cercle contenant quatre traits et encadré d’un trait vertical au dessus de lui et d’un trait horizontal à sa droite. Nous avouons ne pas réussir du tout à lire sur ce schéma ce qu’il peut bien signifier. Il n’a manifestement pas été livré à la sagacité des auditeurs du cours. La deuxième détermination de cette ouverture de la significativité des choses du monde ambiant est « l’apparaître du monde commun (Mitwelt) » (p. 125). C’est qu’autrui, au quotidien, apparaît à même les choses, comme celui qui m’a prêté ce livre, celui qui a fait cette table, celui pour qui je prépare cette recension, celui qui a écrit ce livre que je recense, ou bien les fils de Heidegger qui ont fait ces tâches de peinture sur sa table, etc. C’est là ce que les Prolèmomènes déterminent comme une apprésentation d’autrui à partir des choses, et l’analyse sera reprise dans Sein und Zeit. Mais cette apprésentation vaut tout autant pour le rapport à soi, car si les autres nous sont d’abord là à partir des choses, c’est aussi le cas pour la manière dont nous sommes présents à nous-mêmes, qui n’a plus rien à voir avec une considération théorique de soi-même comme celle d’un Je visant ses propres vécus dans la réflexion. Celui qui se préoccupe au quotidien de préparer le pain n’est plus présent à lui-même qu’en tant que boulanger. Heidegger fournit ici une première description, encore rapide, de l’identification du Dasein à l’objet de sa préoccupation, où il n’est plus rien d’autre que ce qu’il fait, donc de la compréhension de soi inauthentique, caractérisée par la déchéance sur le monde, et aussi une première description de l’équivocité du rapport aux autres dominé par le On. Il esquisse aussi une « genèse du théorique » (p. 128) qui sera fortement développée par Sein und Zeit sous le terme de démondanisation (Entweltlichung) en montrant que la visée théorétique d’une chose simplement là est un rapport dérivé et privatif, il prive la chose de sa significativité, donc qu’il n’y a pas d’abord cette chose neutre à laquelle il faudrait dans un second temps adjoindre des prédicats de valeur comme l’utilité. Les derniers paragraphes esquissent rapidement les analyses du complexe de renvois qu’est le monde ambiant, la chose n’étant dotée de sa significativité qu’au sein de lui, cette manière de former un tout cohérent, de faire monde, étant déjà déterminée comme la familiarité du monde ambiant. Il est familier car nous, en fait le On, comprenons déjà la significativité ouverte au sein duquel chaque chose rencontrée s’insère. Le § 25 fournit une analyse rapide de la manière dont est rencontrée une chose imprévue au sein de la familiarité, une chose étrange. Elle ne peut se manifester comme telle que sur le fond de la familiarité, rien n’étant étrange dans l’absolu. On peut donc voir dans ce phénomène de la survenue de l’imprévu une attestation négative de la familiarité par sa rupture, au moins son dérangement, et il est intéressant de voir que Heidegger est ici en train d’esquisser pour la première fois ce qui sera dans le paragraphe 16 de Sein und Zeit sa démarche pour rendre manifeste la structure ontologique du monde. En effet, parce que la familiarité du monde fait qu’il ne s’impose pas de lui-même (il a le caractère d’une « évidence tacite » (p. 134)), puisqu’il ne nous fait justement pas face comme un vis-à-vis dans une considération théorique, il faut montrer comment il se manifeste privativement à de rares occasions, à savoir quand l’étant utilisé est cassé, ou tout au moins ne fonctionne plus, et manifeste précisément alors qu’il est pour ceci, qu’il y renvoie, au sein d’un contexte de renvois qui est le monde ambiant. Le dernier paragraphe et la moitié de l’avant dernier du cours ont été perdus dans le manuscrit de Heidegger, et l’éditrice les a reconstitués grâce aux notes d’un auditeur. Ce dernier paragraphe passe de l’étant rencontré dans sa significativité au rapport du Dasein à cet étant, à savoir la préoccupation en tant que modalité du souci, et à la temporalité qui caractérise ce rapport dans laquelle on peut voir ici aussi comme une esquisse de l’analyse de l’intratemporalité, et à la spatialité qui le caractérise anticipant sur les paragraphes 22 à 24 de Sein und Zeit, pour pouvoir caractériser pleinement l’être-au-monde comme un se-soucier (Sorgen), non une inclusion dans un cadre qui serait le monde. Le cours se termine alors une fois de plus par un retour à ce qui fut son point de départ, l’analyse de la quotidienneté comme publicité où la vie se masque à elle-même dans le On, puisque le souci se voile lui-même finalement dans la quotidienneté sous la forme d’une « insouciance préoccupée » (p. 137), expression en apparence contradictoire où il faut voir le fait de ne plus se tenir dans le souci comme angoisse devant le Dasein et de se perde dans une préoccupation qui s’affaire au quotidien pour les tâches à accomplir et le bavardage du On. Cette insouciance préoccupée est le voilement même du Dasein qui justifie la démarche même de l’herméneutique de la facticité comme un éveil du Dasein, l’affirmation de Heidegger selon laquelle « le souci est mis en sommeil » (p. 137) semblant bien être un renvoi à cette être-éveillé du Dasein évoqué au début du cours. La curiosité, que la première partie du cours avait dégagée à travers les deux figures de la conscience culturelle d’aujourd’hui, est alors re-interprétée comme une modalité du souci se recouvrant lui-même en instant sur la proximité étymologique qui relie la cura à la curiositas, cette dernière étant dérivée du premier, et la visée théorétique du monde comme simplement là qui s’y exprime dérivant elle-même de l’existence humaine comme souci.
C : L’annexe
La plupart des cours de Fribourg contiennent en annexe des variantes à partir des transcriptions des auditeurs ainsi que des notes personnelles de Heidegger lors de l’élaboration du cours, et nous avions vu que c’était le cas avec l’édition de la Phénoménologie de la vie religieuse. Cette annexe est très courte et a un statut un peu particulier. Il s’agit, comme l’indique l’éditrice à la fin du volume, d’un certain nombre de feuillets isolés insérés par Heidegger, et le rapport avec le cours de 1923 n’est que rarement évident, à se demander si ces papiers ne trainaient pas là par hasard dans le manuscrit. De plus, ces feuillets sont datés pour la plupart du 1er janvier 1924, soit presque un an après que le cours eut été prononcé, et alors que Heidegger n’enseigne plus à Fribourg. On notera tout de même plusieurs références à Kierkegaard, décidément très présent dans ce volume, et une interprétation d’un fragment de Pascal (« Quand tout se remue également…) le reliant à la problématique de la mobilité de la vie facticielle. Cette mobilité est ce qu’il appelle encore à cette époque la ruinance, c’est-à-dire le Verfallen, et elle ne peut se manifester qu’à celui qui s’arrête, c’est-à-dire à celui qui s’arrache à la déchéance, donc se tient éveillé pour le Dasein et nous reconnaissons dans ce passage ce qui a été fixé comme tâche à l’herméneutique de la facticité. On peut aussi noter, dans un tout autre registre, une anecdote comique : « Göttingen 1913 : les élèves de Husserl ont bataillé tout un semestre sur la question de savoir à quoi ressemblait une boîte aux lettres » (p. 148).
Terminons rapidement cette recension sur le souhait que les autres volumes de cours de la première période de Fribourg, le chantier de l’herméneutique de la facticité de 1919 à 1923, soient prioritairement traduits dans les années à venir, et qu’une certaine homogénéité de ces traductions soit établie.