La première partie de la recension est consultable à cette adresse.
- Les tonalités, le savoir essentiel, l’insistence (Inständigkeit) comme Da-sein
La voie de cette nouvelle pensée, si elle ne peut pas être tout simplement « choisie », peut néanmoins être réveillée et suscitée. À ce sujet, Heidegger reprend et poursuit ici les développements décisifs sur les tonalités fondamentales (Grundstimmungen) auxquelles il avait déjà consacré plusieurs pages importantes des Contributions, notamment dans la première section (« Vorblick »). Le texte reprend et insiste encore sur la pensée de l’Être comme opposée à l’étonnement (Erstaunen) en tant que la tonalité donnant la frappe au premier commencement. Il explicite davantage comment cette tonalité est intrinsèquement liée à l’explication par les moyens-fins et les causes, en la considérant comme instauratrice de la démarche métaphysico-scientifique depuis Platon et Aristote. Notons sur ce point que, pour Heidegger, l’étonnement est condamné d’avance à souffrir une perte de puissance ou déclin, et il lui arrive, dans la section sur la question du « pourquoi ? », d’affirmer même qu’il est inévitable qu’il s’épuise comme tonalité, ce qui explique son sens métaphysique : « Le premier étonnement est incapable de se refonder lui-même, il ne peut plus renouer avec sa première origine pour s’étonner toujours davantage » (p. 270/273).
Contre l’étonnement, Heidegger oppose les tonalités de l’autre commencement : l’horreur (Erschrecken), la crainte (Scheu) et surtout, la retenue (Verhaltenheit). Cette dernière, comme cela est indiqué, entre autres, au début des Contributions et du cours de 1938[1], est censée englober toutes les autres et est souvent présentée comme la plus importante dans l’autre commencement. Mais il est important de souligner que, dans les pages de Méditation, comme dans les textes qui suivent ce traité, l’effroi et la dé-possession comme Ent-setzung (que A. Boutot traduit en respectant cette double dimension) acquièrent une plus grande importance. La dé-possession comme effroi est alors comprise en tant qu’effacement et reniement de toute position et thèse impliquant un départ de la pensée au sens moderne, et c’est cette intuition que Reiner Schürmann a été l’un des premiers à apercevoir, et sur laquelle se penchait son œuvre majeure, Des hégémonies brisées, quelques années avant la parution de ce texte en 1998.
L’effroi et la dépossession sont alors des tonalités qui amènent l’être humain à faire l’expérience du refus de l’Être comme expérience au-delà de son abandonnement, expérience qui, avec la décision concernant le rapport entre l’étant et l’Être, peut s’établir en un nouveau type de savoir. Mais en quoi peut consister alors ce savoir, qui s’accompagnerait d’une transformation de l’humanité telle qu’elle a été comprise métaphysiquement ? Nous savons que la pensée historique de l’Être déployée à cette époque ne peut être comprise que par quelques-uns, les « peu nombreux » (die Wenigen) ayant fait l’expérience des tonalités de l’autre commencement. Ces peu nombreux sont les seuls qui peuvent aspirer, non pas à la possession ou maîtrise d’un tel savoir, mais plutôt, au-delà, à constituer ce savoir. Pour cela, la décision se met en jeu, en consonance avec la capacité de l’être humain de se tenir dans la dimension du refus et du retrait de l’Être : tout repose, semble laisser entendre Heidegger, sur la manière dont il faut authentiquement se tenir dans ce refus. C’est par ce biais que nous passons de la priorité insigne du Dasein par sa détermination ekstatique dans Être et temps à quelque chose qui semble relever du plus « interne » ou « in-sistant ». Comme plusieurs commentateurs l’ont remarqué, la pensée de Heidegger à cette époque (voire même dans l’ensemble de son projet philosophique) doit s’appréhender à partir du sens du « In– », et c’est toute la myriade de concepts comme concepts inclusifs qui permettent d’apercevoir ce qui est constitutif du rapport de l’Être et du Da-sein[2]. Le volume poursuit alors le problème du Da-sein en le rapportant essentiellement à la notion d’insistence, de l’Inständigkeit. Ce concept, que nous avons déjà mentionné en lien avec la préface du traducteur, est pour une large part la clé d’accès fondamentale en ce qui concerne le rôle de l’être humain dans la pensée de l’Ereignis. Déjà développé dans les Contributions, le traité Méditation continue de creuser cette voie en rendant encore plus explicite son importance dans plusieurs de ses ramifications.
Ainsi, ceux qui déploient leur pensée sont ceux qui doivent endurer et se maintenir dans le refus de l’Être, à travers une passion capable de le questionner. Et cette dimension de la question, de s’acheminer vers l’Être sans pouvoir l’atteindre, est fondamentale, l’auteur déterminant l’être humain par la distance qu’implique son questionnement (p. 161/156). L’insistence, comme les autres concepts présents dans ces textes, revêt toujours une dimension « polémique », tout en s’opposant de façon radicale, bien évidemment, à la négativité fonctionnelle de la dialectique hégélienne dont Heidegger s’occupe dans quelques passages, très éclairants ; à ce sujet, il est intéressant de lire en particulier la section XIV et la critique à l’absolutisation du principe de contradiction au § 124. L’insistence ne peut donc être saisie qu’en ayant en vue la dimension polémique, en rapport avec l’Être lui-même et sa « puissance d’ébranlement » (Schwingungs-macht, traduit par « vibration » ou « ébranlement » selon les occasions, mais compréhensibles malgré cette différence, comme quelques autres occurrences mineures) (p. 253/254). L’insistence se montre alors comme voilement-dévoilement, avènement au propre et dépropriation, etc. Comme l’auteur le laisse entendre à la page 119/110, le projet de la modification de l’humanité pourrait être défini en tant que « la grande tentative pour fonder l’âme et l’homme sur le hors-retrait (Unverborgenheit) – une tentative qui n’a jamais abouti, même chez les premiers penseurs ». En suivant cette voie, elle s’oppose à la simple affirmation : le Da-sein n’est pas celui qui consent simplement, en assumant alors une volonté de persévérer qui l’ajointerait plutôt à l’amor fati nietzschéen, dénoncé à plusieurs endroits comme consentement encore métaphysique à l’étant (p. 128/119). Si quelque chose comme une essence de l’être humain est pensable chez Heidegger dans ces années, celle-ci n’est compréhensible qu’à partir d’un sens verbal que seulement l’insistence dans l’Être est capable de déployer et de saisir. L’essence n’est pas ce qui est déjà donné, mais comme il affirme à la page 130/121 : « Endurer ce qui est digne de question et y insister, cela veut dire : tenir en suspens l’essence de l’homme, et la décision à son sujet, en étant prêt à être assigné à fonder la vérité de l’Être ». Ainsi, par insistence, Heidegger essaye dans ces textes et de façon encore plus radicale, de penser l’être humain non plus à partir de ses attributs ou facultés, en tant que compréhension inessentielle (mondaine et donc fixée sur l’étant) de celui-ci, mais de mener à bien un effort de la pensée qui saute au-delà de ces déterminations de l’étantité. C’est ainsi que cette exigence du tournant se déploie en considérant l’essence de l’humanité exclusivement à partir de son rapport à l’Être. En quel sens, cependant, pouvons-nous parler ici, avec l’auteur, d’une sorte de savoir dans cette modification de l’être humain ?
Contre la fabrication et la forme de sa connaissance fondée sur le calcul et l’effectif, le savoir que Heidegger entend « fonder », dans un sens radicalement non-métaphysique, ne cherche pas à atteindre une domination appuyée sur la puissance. De ce point il est question dans la section XIII, « Être et puissance », où l’interprétation de la physis reprend et complète les développements des Contributions sur la dépotentialisation de sa puissance. En dénonçant la perversion et le déclin d’un sens originaire qui liait physis avec aletheia, Heidegger continue sa critique des concepts et des traductions propres au premier commencement (d’Aristote à Leibniz et Nietzsche en particulier) : notamment, physis est devenue puissance par rapport au faire comme actus et à la présence constante. Le savoir qui se déploie à travers la puissance n’est alors qu’une autre figure liée à la fabrication comme calcul souverain de l’effectivité. À cette section il faut ajouter les §§ 104-113 de la section XXVIII, où Heidegger reprend le problème, et le relie encore une fois au commencement grec, en soulignant le rôle du percevoir comme prédominance du visuel, la stabilisation du theos, et le fil qui relie la vérité au champ du savoir de ce qui est « physique », et donc à l’étant (p. 358/367). Contre ce savoir nous devons alors appréhender l’Être et son refus « par-delà la puissance et l’impuissance » (p. 195/192) pour insister en son déploiement.
Le savoir ici visé n’est plus le savoir d’une conscience (représentative et réflexive), et il est encore moins le savoir absolu qui progresse en croyant avoir déjà posé son but comme atteignable. Ce savoir, se déployant à travers la connaissance et la volonté, découle inéluctablement dans la situation où « la vérité de l’être est décidée par la position de l’étantité comme conscience, et elle l’est en réalité si définitivement que cette détermination ne peut même plus être interrogée ni pensée comme détermination de la vérité de l’être » (p. 129/120). Contre cette position de la conscience jusqu’à devenir la totalité de l’être-conscient, quel sens peut alors porter un savoir qui prétend, non plus dominer, mais exercer ou produire un certain effet ? Tension fondamentale de la pensée heideggérienne, qui annonce les questionnements de l’après-guerre, tels que ceux de Qu’appelle-t-on penser? (1951-1952) sur le sens du penser et de ce qui est le plus digne d’être pensé, mais s’aggrave davantage dans ces textes en laissant entrevoir une sorte d’espoir parfois inavoué et problématique.
Par rapport à cette tension, Méditation offre quelques remarques révélatrices. Il nous faut souligner, en premier lieu, que Heidegger lui-même a prévu la critique de l’histoire de l’être, jadis devenue mot de passe habituel : cette pensée serait une sorte de projet eschatologique, voire messianique. Nous trouvons cette défense, que le lecteur jugera suffisante ou non, mais qui a le mérite d’effacer une certaine naïveté avec laquelle on caractérise souvent ces textes, dans la section « Les dieux » déjà mentionnée. Ainsi, à la page 244/245, Heidegger dénonce toute tentative d’appréhender la pensée de l’Être en tant qu’une eschatologie, puisqu’elle dépendrait encore trop d’une attitude métaphysique et de l’oubli de l’être : « toute ‘eschatologie’ vit de la croyance qu’un nouvel état de choses est d’ores et déjà assuré ». Contre cette réduction, Heidegger répond alors qu’il n’y a ici en jeu aucune croyance qui assume une forme semblable, la pensée de l’Être se bornant à déployer une fondation future du Da-sein qui est toujours instable, toujours dans l’insistence et dans le refus. Se tenir dans cette instabilité, cela n’est possible qu’en s’éloignant des actions beaucoup trop hâtives et « effectives ». Si attente il y a dans la pensée de l’Être, elle n’est pas communicable en soi, mais tente de faire signe au-delà de tout « vague ‘espoir’ » (p. 346/354) qui concerne la dimension de l’à-venir dont nous avons déjà fait mention.
Ceci ne constitue pas, sans plus, une réponse capable de dépasser la tension inhérente au savoir de l’Être tel que Heidegger tente de le développer dans ces pages. Mais c’est que cette tension est indépassable par principe et c’est ainsi qu’il nous faut la saisir : elle relève de la nature toujours problématique et toujours située au-delà des cadres trop figés que l’auteur a tenté d’ébranler par le mouvement de la pensée elle-même. Le savoir essentiel traverse tout le texte de Méditation, et s’il va bien à l’encontre du projet heideggérien de parler d’une pure et simple description, il s’agit bel et bien, comme souligne le traducteur à la page 12, « de mettre au jour ce qui se joue au fond ou au fondement de la modernité elle-même ». Le savoir essentiel est déployé comme celui qui regroupe la décision comme résolution, pour in-sister dans la vérité de l’Être et voir ainsi son essence modifiée. Sans effets immédiats qui puissent être produits, il s’oppose de fond en comble à tout ce que symbolise la fabrication, l’histoire historisante et les multiples visages techniques et effectifs qui règnent même dans la « vie ». Contre ceci, le savoir essentiel n’est certainement pas aussi puissant, mais, comme souligne Heidegger à la page 63/50 (à la section III, « La philosophie »), ce n’est qu’ainsi que la philosophie ne se borne plus à « mettre en circulation des connaissances » et à « bâtir des doctrines ». C’est seulement par cette voie que la philosophie rejoint son essence comme pensée, qu’elle atteint sa propre mesure, se trouvant cependant « aussitôt confrontée au risque d’être mal interprétée parce que cette essence dérange nécessairement et qu’elle conduit constamment à chercher toujours à nouveau à s’assurer de la philosophie dans son essence en la faisant entrer dans un cadre qui n’est pas à sa mesure, mais qui semble néanmoins plus intelligible » (Ibid).
- Dernières remarques et conclusion
À l’exposé de ces concepts, reliés notamment par la fabrication, dont nous avons voulu montrer la pertinence structurale, nous voudrions ajouter, avant de conclure, quelques réflexions plus partielles ou anecdotiques mais néanmoins intéressantes que le traité contient. Elles portent une autre frappe, différente des réflexions plus mondaines rédigées jour au jour des Cahiers noirs. Notons, par exemple, un passage consacré à l’amour (chose rare chez Heidegger, comme on le sait) et à la passion authentique du questionnement à la page 76/63, puis des commentaires concernant la méthode phénoménologique et la distinction entre une phénoménologie pensante et donc authentique et une autre qui serait, au contraire, plutôt « scientifique » (p. 265/268). Ces remarques se retrouvent et se développent encore plus dans les annexes que nous avons mentionnées dans notre deuxième sous-section. Par exemple, nous retrouvons à la page 402/413 la thèse, non sans importance en ce qui concerne la compréhension de Heidegger lui-même comme phénoménologue, selon laquelle le grand acquis de la phénoménologie serait « d’avoir néanmoins introduit dans la façon de procéder et de questionner une assurance qui s’est en même temps révélée féconde pour les interprétations historiales ».
Ces commentaires sont très instructifs par rapport à la façon dont Heidegger comprend l’évolution de son projet philosophique. En outre, la seconde annexe contient aussi des indications sur le sens de la division en sections de l’œuvre complète, et donc le rôle que, selon l’auteur, nous devons accorder aux cours, aux conférences, aux séminaires et aux traités posthumes. Il est important ici de faire preuve de prudence et de ne pas se laisser envoûter par la clarté avec laquelle Heidegger dépeint lui-même ce projet. Cela devrait aller de soi, mais ne l’oublions pas pour autant, surtout dans le cas de Heidegger : toute auto-interprétation n’est pas nécessairement fidèle. La façon dont il recommande de considérer la majorité des cours (le cours de 1934/1935 étant l’exception significative) est très illustrative à ce propos : les confrontations avec les autres courants philosophiques de l´époque seraient négligeables, quelques-uns des cours seraient dépassés, enfin ils porteraient en eux « un mouvement secret » de la chose à dire que seuls les traités posthumes montreraient de façon plus développée, etc. Malgré tout, lorsque le philosophe tente de s’expliquer, c’est sa propre conceptualité qui jaillit, si bien qu’on peut se méprendre sur la cohérence quasi absolue avec laquelle il semble dépeindre son cheminement ; force est de constater que nous trouvons aussi des éclaircissements qui nous donnent à penser et méritent ainsi toute notre attention.
Ces annexes finissent par des avertissements de la part de Heidegger contre toute approche biographique ou psychologique de sa pensée, mais aussi par des critiques sur le statut des chercheurs et sur les intérêts qui devraient les diriger authentiquement, c’est-à-dire « la nécessité des questions les plus originaires de notre histoire occidentale » (p. 405/416). De nos jours, nous ne pouvons pas lire ces critiques sans un sourire gêné. Heidegger s’exclame : « Imaginons-nous en effet un instant la meute de tous les curieux allant se précipiter sur les ‘posthumes’ ! Que peut-on attendre d’un tel empressement ? […] tout ce qu’ils [les curieux] cherchent, c’est à compléter la liste des écrits dont ils tiennent déjà le compte, et en tout état de cause à la valider » (p. 415/428). Mais le dernier mot d’un auteur, ce n’est jamais à lui de l’avoir. La traduction du traité Méditation que A. Boutot nous offre a le mérite incontestable de rendre accessible au lecteur francophone, sans perte de fidélité et de rigueur, un texte majeur d’une pensée qui aujourd’hui requiert plus que jamais des mots et des réponses à la hauteur philosophique de la tâche. Et cela est fondamental, afin de ne pas se précipiter dans un dernier mot qui, méconnaissant et défigurant l’importance et l’influence de Heidegger pour tout ce qui arrive jusqu’à nous, aurait des conséquences non seulement injustes, mais tout simplement, tristes.
Bibliographie :
– Françoise Dastur, « Le tournant de l’Ereignis et la pensée à venir », in Lire les Beiträge zur Philosophie de Heidegger, Hermann, Paris, 2017, pp. 141-158.
– Marc Richir, Du sublime en politique, Payot, Paris, 1991.
– Alexander Schnell, « Ereignis et Da-sein dans les Beiträge zur Philosophie », in Lire les Beiträge zur Philosophie de Heidegger », Hermann, Paris, 2017, pp. 159-178.
– Reiner Schürmann, Des hégémonies brisées, Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1996.
– Christian Sommer, Mythologie de l’événement. Heidegger avec Hölderlin, Presses Universitaires de France, Paris, 2017. Cf. recension d’Elisa Bellato[3].
– Peter Trawny, Adyton. Heideggers esoterische Philosophie, Mattes & Seitz, Berlin, 2010.
[1] GA 65, §5, pp. 14-15 et Grundfrage der Philosophie. ‘Ausgewählte Probleme der Logik’, GA 45, p. 2.
[2] P. Trawny, Adyton. Heideggers esoterische Philosophie, p. 9, et A. Schnell, « Ereignis et Da-sein dans les Beiträge zur Philosophie », in Lire les Beiträge zur Philosophie de Heidegger, p. 166.
[3] https://www.actu-philosophia.com/christian-sommer-mythologie-de-levenement-heidegger-avec-holderlin-partie-1/ et https://www.actu-philosophia.com/christian-sommer-mythologie-de-levenement-heidegger-avec-holderlin-partie-2/