La première partie de la recension se trouve à cette adresse.
3. L’intelligence des émotions
3.1. Émotions et cognition
Une fois acceptée la leçon des poètes sur notre essentielle vulnérabilité, c’est toute notre conception de la vie émotionnelle qui, à rebours des partisans de l’autosuffisance, est ainsi à revoir. Pour les partisans de l’autosuffisance, les émotions sont condamnables, soit « en raison de leur structure interne étrangère à la pensée » (1), soit « parce qu’il s’agit de pensées qui attachent de l’importance à des choses extérieures instables » (2). Ces deux versions d’une même anthropologie, fondent la nécessité éthique, aussi bien chez Platon que chez les Stoïciens, d’une pratique de la raison détachée des émotions et justifie la méfiance du philosophe à l’endroit de la littérature. Or, pour Martha Nussbaum, si ces deux conceptions condamnant les émotions sont à rejeter, la seconde vue, celle des stoïciens, apporte, néanmoins, des éléments importants pour une possible réévaluation de la vie émotionnelle que les stoïciens, pour leur part, dénigrent au nom de l’autosuffisance. En effet, la première critique des émotions assimile l’émotion à un contenu sensoriel non-cognitif relevant de la partie sensible, passive et animale de notre existence. La seconde forme de critique philosophique de l’émotion, celle des stoïciens, reconnait en revanche aux émotions un contenu cognitif à part entière : « ils affirment en effet que les émotions sont très intimement liées (et parfois identiques) aux jugements. Leur problème ne réside donc pas du tout en un défaut de jugement. Le problème est que ces jugements sont erronés » (3). En d’autres termes, la première vue assimile les émotions à des appétits irrationnels, là où la seconde vue, celle des stoïciens, reconnaît aux émotions une dignité cognitive à part entière. Les stoïciens font apparaître nos émotions comme autant de jugements faux accordant de la valeur à ce qui n’en a pas en réalité : à savoir « aux personnes et aux événements extérieurs qui ne sont pas complètement contrôlés par la vertu ou la volonté rationnelle du sujet ». L’émotion comporte ainsi « une reconnaissance de l’incomplétude et de la vulnérabilité de la personne » que le philosophe stoïcien cherche à démystifier en pointant la fausseté d’une telle reconnaissance émotionnelle. Dans un essai publié en 2001 et intitulé Upheavals of Thought : the intelligence of Emotions, Martha Nussbaum prolonge la découverte stoïcienne du contenu cognitif et évaluatif des émotions en la retournant contre l’éthique stoïcienne du détachement et de l’autosuffisance. Martha Nussbaum présente ainsi l’émotion comme une affection dotée d’un contenu intentionnel, autrement dit, d’une capacité à avoir un objet, à être à propos de quelque chose. Martha Nussbaum invite ainsi à distinguer l’émotion du sentiment (feeling) et de l’humeur (mood) (4). Or l’importance que les émotions accordent aux biens qui ne sont pas sous notre contrôle n’est pas, comme le croient les stoïciens, un obstacle à l’éthique. Au contraire, la juste délibération éthique doit s’appuyer sur la composante émotionnelle de nos vies, puisque l’émotion loin de n’être que le produit passif et irrationnel de notre sensibilité, articule selon Nussbaum, « une certaine manière d’interpréter le monde » (5) : « Les émotions, en un mot, quelles qu’elles soient, sont au moins en partie des manières de percevoir » (6) et plus précisément elles consistent dans ce que Nussbaum appelle « des perceptions de valeur correctes » (7). Les émotions ne sont pas des réactions passives de notre sensibilité mais ce que Nussbaum appelle également des « jugements émotionnels » (emotion judgements) sur lesquels la délibération rationnelle, si elle veut s’ajuster correctement à la singularité des cas et des situations qu’elle examine, doit s’appuyer :
« De fait, la personne qui ne dispose pas des évaluations propres à la pitié est privée des informations éthiques sans lesquelles ces situations ne sauraient être évaluées adéquatement et rationnellement » (8).
En ce sens, par sa contribution cognitive à l’évaluation rationnelle d’une situation, l’émotion dispose d’une valeur éthique. L’être humain vertueux ne saurait ainsi rester aveugle à sa vulnérabilité, c’est-à-dire aux jugements émotionnels qui le rattachent au monde, en tant que de tels jugements, autrement dit, cette part active de notre sensibilité, sont autant de manières pour l’agent de se rapporter « adéquatement et rationnellement » à une situation. A ce titre, les stoïciens sont restés à mi-chemin d’une vue éthique complète de la délibération humaine qui aurait su intégrer les émotions à la sagesse pratique de l’agent. Si l’émotion a été reconnue par eux dans sa dignité cognitive, ils ont en revanche refusé d’approfondir la reconnaissance de cette dignité cognitive en une reconnaissance de la dignité éthique de nos émotions. Pour les stoïciens, il faut considérer les jugements émotionnels comme des jugements faux desquels le sage aspirant à l’ataraxie de l’âme doit se détacher. Or sur ce point, Nussbaum prend les stoïciens en flagrant délit d’incohérence. Car, souligne Nussbaum, « au fondement de la compassion, tout comme de sa voisine la peur, on trouve la conviction que de nombreux malheurs (la perte des enfants et des êtres chers, les difficultés de la guerre, la perte des droits politiques, la maladie et les défaillances du corps, la perspective de sa propre mort) sont de fait extrêmement importants » (9). Or dans la mesure où la plupart de nos émotions affirment notre vulnérabilité, c’est-à-dire notre attachement à des biens extérieurs qui échappent à notre contrôle, et que les stoïciens jugent ces affirmations fausses, il devient parfaitement incompréhensible de savoir ce qui dans leur éthique peut encore justifier le devoir de bonté dont les stoïciens se réclament par ailleurs : « Pour supprimer la compassion et les émotions similaires de la vie humaine, les stoïciens doivent abolir cette croyance fondamentale (la conviction que de nombreux malheurs sont importants, RM). Mais on peut alors se demander pourquoi ils devraient se préoccuper des malheurs d’autrui, s’engager, prendre des risques au nom de la justice sociale et de la bonté. Il a toujours été difficile pour les philosophies fondées sur l’idéal de l’autosuffisance de la vertu d’expliquer pourquoi la bonté est importante » (10). En effet, « si l’on refuse la pitié, à l’instar des stoïciens, il reste peu de motifs pour accomplir les actes qu’elle suscite ordinairement » (2). Cette incohérence interne au stoïcisme, justifie que nous retournions contre les stoïciens la théorie des émotions qu’ils nous lèguent : oui les émotions sont des jugements, mais dire que ces jugements sont faux c’est aussitôt rendre inintelligible le devoir de bonté que les stoïciens défendent par ailleurs, de sorte que le seul moyen de parvenir à concilier une théorie des émotions comprises comme des jugements et le devoir de bonté qui nous est prescrit est, contre les stoïciens, de reconnaître que les émotions sont des jugements vrais : que nos attachements aux biens extérieurs qui échappent à notre contrôle est une donnée essentielle de notre condition et que c’est au nom d’un outrage fait à cette condition, vivement ressenti dans les émotions de compassion, de colère ou de pitié, que nous pouvons évaluer correctement une situation de malheur infligé à autrui et agir en conséquence:
« si nous rejetons la tradition stoïcienne en matière d’autosuffisance, nous devons, pour être cohérents, rejeter les arguments les arguments normatifs qui condamnent l’émotion (…) Il semble bien que de nombreuses réactions émotionnelles incarnent des perceptions de valeur correctes, capables d’orienter la délibération (…) les émotions sont des éléments essentiels du bon raisonnement » (7).
En ce sens, notre vulnérabilité est une condition essentielle à l’exercice de notre rationalité elle-même. La « rationalité pratique » doit en effet s’appuyer sur ce que Martha Nussbaum appelle cette forme de responsive attention vis-à-vis du monde que déploie le registre de nos émotions.
3.2. Emotions, vulnérabilité, partialité
Pour autant, une objection ne saurait manquer de voir le jour : celle portant sur les cas où l’émotion nous trompe plus qu’elle ne nous guide, où l’émotion, autrement dit, au lieu de nous aider à évaluer de façon correcte, c’est-à-dire d’une manière objective et impartiale une situation, fausse notre jugement en faisant sombrer l’agent qui délibère (un juge par exemple) dans l’écueil de la partialité. Objection qui se cristallise dans le problème de la compassion que Nussbaum affronte directement à de nombreuses reprises dans son oeuvre (11). Dans Poetic Justice, Martha Nussbaum, formule l’objection suivant laquelle les émotions ne seraient pas de bons guides pour le raisonnement pratique, dans la mesure où les émotions « ne considèrent pas l’objet dans l’abstrait, comme n’étant qu’un parmi d’autres : l’objet est spécial, il est important pour la vie de l’agent (…) Ainsi l’amour assigne une grande valeur à une personne qui est dans une relation intime avec l’agent et son intensité dépend de l’existence d’une forme de lien entre l’agent et l’objet. Le chagrin, lui aussi, est suscité par une perte qui touche les racines mêmes de sa vie. La peur est d’ordinaire soit complètement autocentrée, soit ressentie pour des amis, la famille, les êtres chers. La colère est provoquée par des offenses ou des dommages à l’égard de quelque chose qui revêt une importance personnelle. Dans toutes ces situations, les émotions relient l’imagination morale à des éléments particuliers qui sont proches du soi. Elles ne considèrent pas la valeur humaine ni même la souffrance humaine de manière équitable » (12. L’objection de partialité permet de voir que la colère permettra de s’indigner et de réclamer réparation pour des personnes proches de nous en proie à l’outrage, mais que, devant les offenses subies par des personnes auxquelles nous ne sommes pas émotionnellement attachés, nous serons conduits à rester indifférent aux injustices et autres outrages qui leur sont infligés. Or, faire des émotions des guides pour la délibération pratique, n’est-ce pas aussitôt justifier ce deux poids deux mesures que nous venons de pointer ? En effet, comme le souligne Nussbaum : « dans les émotions, les attachements pour la famille et les amis proches semblent dominants, occultant les justes revendications des personnes étrangères » (13).
A cette objection de partialité de l’émotion, Martha Nussbaum apporte une réponse nuancée. Tout d’abord, soulignons qu’en dotant les émotions d’un contenu cognitif, Martha Nussbaum reconnaît dans l’émotion « un guide raisonnable et fiable pour détecter la présence d’une valeur réelle » (14). Par exemple, si j’éprouve de la compassion ou de la colère devant le sort qui est fait à quelqu’un, en l’occurrence à l’un de mes proches, c’est parce que son intégrité physique ou morale a été bafouée d’une manière ou d’une autre. Ce qui signifie que mon émotion détient un contenu normatif dans la « croyance que la personne ne mérite pas la souffrance » qu’elle subit. A ce titre, la compassion ou la colère procède de l’identification d’un mal dont nous pensons qu’il n’a pas lieu d’être. Ce qui rend l’émotion partiale n’est pas l’identification d’une valeur qu’en tant qu’émotion elle rend possible, c’est la restriction du champ d’application d’une telle identification. Aussi ma compassion procède-t-elle de la croyance en l’existence d’un outrage commis à l’encontre d’autrui à travers la « perte d’un bien de base » comme « la liberté, la nourriture, la mobilité, l’intégrité physique, la citoyenneté, l’abri ». Mais la compassion étant toujours à géométrie variable, elle paraît incapable de déplorer cette perte lorsqu’elle est subie par quelqu’un qui n’appartient pas à ma sphère d’attachement affectif. Le problème s’aggrave dans le cas d’un juge ou d’un juré qui doivent rendre la justice de façon impartiale. Comment faire pour que les émotions dès lors ne soient pas cantonnées à ce que Martha Nussbaum appelle « une valeur domestique » c’est-à-dire ne puissent valoir que dans le cadre de la vie privée, sans jouer le moindre rôle dans la délibération publique. Martha Nussbaum affirme pourtant fermement le contraire dans Poetic Justice : « les juges ou les jurés, en rejetant l’influence des émotions, se refusent des manières de voir le monde pourtant essentielles » (7).
Formalisons donc le problème de la façon suivante : soit A un juge qui doit rendre justice face à deux cas d’outrage faits à X (un proche du juge) et Y (une personne étrangère). A ressent une émotion (E) (de compassion, de peur ou de pitié) face au malheur de X mais pas face au malheur de Y (en vertu du principe (P) qui veut « dans les émotions, les attachements pour la famille et les amis proches semblent dominants, occultant les justes revendications des personnes étrangères »). E existe pour l’outrage fait à X mais pas pour l’outrage fait à Y. (E) implique nécessairement la croyance (C) que l’outrage fait à X compte et mérite d’être reconnu. Non-(E) pour Y n’implique pas nécessairement l’absence de la croyance (C) concernant Y. Mais si A doit rendre justice en se fondant sur (E), alors à cause de l’inexistence de (E) pour Y bien que X et Y aient subi le même outrage, et malgré l’existence en A de la croyance (C) dans les deux cas, il faut en conclure que 1. A ne peut pas être considéré comme un juge capable de rendre la justice de façon impartiale. 2. Les émotions ne contribuent pas à la formation d’une délibération publique correcte.
En quoi va consister la réponse de Nussbaum ?
3.3. Les émotions impartiales et le jugement public
3.3.1. Émotions et perfectibilité morale.
Si nos émotions sont dotées d’un contenu cognitif, si elles contribuent, autrement dit, à l’évaluation d’une situation donnée, c’est que fondamentalement nos émotions et les réactions qu’elles engendrent, s’inscrivent dans un horizon de perfectibilité capable de parfaire la responsivité (ce que Nussbaum appelle « responsive attention ») devant le monde que nos émotions contiennent et articulent.
3.3.2. Emotions et vulnérabilité
Certaines émotions contribuent à la rationalité sociale d’autres non. Le critère pour discriminer entre les bonnes et les mauvaises émotions tient dans la capacité qu’a l’émotion de percevoir un tort fait à la vulnérabilité d’une personne. Avoir de la compassion pour un aristocrate romain se lamentant de ne pas avoir des langues de paon au souper (15) c’est éprouver une compassion sans fondement dans la condition de vulnérabilité d’autrui, car en l’occurrence, autrui n’est pas lésé dans sa vulnérabilité par l’absence d’un met aussi raffiné. Il le serait si l’homme en question était privé de nourriture. Cela veut donc dire que nos émotions peuvent être des perceptions de valeur correcte mais qu’elles ne le sont pas toujours. Et qu’à ce titre, c’est la tâche des institutions sociales et politiques que de contribuer à la formation du jugement émotionnel, afin de le rendre plus rationnel, c’est-à-dire plus ancré dans notre condition de vulnérabilité.
3.3.3 Le filtre d’impartialité
Dans Poetic Justice, Martha Nussbaum affirme que « à défaut de filtre efficace, il n’est pas sûr que nous puissions nous fier aux émotions » (16).
Martha Nussbaum fixe donc des conditions très déterminées au bon usage de nos émotions pour la rationalité pratique et publique. Dans Poetic Justice, elle affirme que les émotions sont conciliables avec l’exigence d’impartialité dans le modèle du spectateur impartial d’Adam Smith, modèle qui permet de ne pas renoncer aux émotions au profit de ce que Martha Nussbaum appelle ailleurs « l’impartialité de l’intellect calculateur » (17).
La situation du spectateur impartial décrit par Smith dans la Théorie des sentiments moraux, est celle d’un individu artificiellement construit par le philosophe. Il a pour objectif, souligne Nussbaum « de donner un modèle du point de vue moral rationnel », avant d’ajouter cette précision capitale : le spectateur impartial de Smith n’est pas émotionnellement désengagé, il n’est pas un intellect froid sans émotion, il a, nous dit Nussbaum après Smith, « les pensées, sentiments et fantaisies qui font partie d’une vision rationnelle du monde, et seulement ceux-ci » (p. 157, je souligne). Autrement dit, il y a des émotions et des sentiments qui ne contribuent pas à la formation d’une vision rationnelle du monde, et le spectateur impartial ne dispose quant à lui, grâce à sa position particulière, que des émotions qui contribuent à la formation d’une vision rationnelle du monde. Quelle est donc cette position si particulière qui permet au spectateur impartial d’être à la fois ému et impartial et de résoudre ainsi les apories de la partialité de la compassion ? Le spectateur impartial est, souligne Nussbaum, un spectateur, ce qui veut dire qu’il n’est pas « personnellement impliqué dans les événements dont il est le témoin » ce qui permet son impartialité, sans pour autant rester émotionnellement neutre face aux événements dont il est le témoin. Il est, comme le dit Martha Nussbaum, « un spectateur et pas un participant » (18) : « le spectateur qui imagine avec force ne ressent pas seulement compassion et sympathie, mais aussi peur, chagrin, colère, espoir et certaines formes d’amour (…) elles font partie de l’équipement grâce auquel nous prenons conscience de ce qui se passe (…) les émotions appropriées sont utiles pour nous montrer ce que nous pourrions faire, et elles ont également une valeur morale intrinsèque, en tant que reconnaissance du caractère de la situation présente à nos yeux. En outre, elles motivent l’action appropriée » (19). Dans cette citation, Nussbaum parle « d’émotions appropriées » autrement dit, d’émotions qui peuvent se voir reconnaître le statut d’émotions rationnelles en tant que, d’une part, elles ont pour condition l’acceptation par le spectateur de sa propre vulnérabilité, lui permettant d’être sensible à la vulnérabilité d’autrui, et d’autre part, pour prétendre au statut de guide fiable, une émotion doit « être nourrie par une conception juste de l’événement : les faits en cause, les significations pour les acteurs, mais aussi tout ce qui pourrait échapper à la conscience des acteurs ou qu’ils percevraient de manière déformée ». Martha Nussbaum fait alors remarquer qu’Adam Smith se réfère à la littérature et à l’expérience du lecteur pour illustrer la position du spectateur impartial. Car la lecture nous conduit à mobiliser cette part de notre sensibilité en quoi consiste ce que Nussbaum appelle la « fantaisie ». Fantaisie qui s’identifie à notre faculté de nous mettre à la place de quelqu’un d’autre pour ressentir avec lui les chagrins et le peine que provoquent les injustices qu’il subit, mais ceci, à la manière du spectateur impartial, c’est-à-dire d’une façon suffisamment distanciée pour rester impartial et fonder une vision rationnelle de la situation qui permette à l’agent de la saisir de façon adéquate et complète et d’agir en conséquence.
A ce titre, Nussbaum nous montre que l’imagination littéraire nous place dans la position du spectateur impartial de Smith. Comme lui, lorsque nous lisons des romans, nous sommes amenés à user de notre fantaisie c’est-à-dire « à nous mettre à la place de personnes très variées, et à vivre leurs expériences » tout en maintenant par rapport à elle la bonne distance requise par l’exigence d’impartialité : « les émotions et l’imagination du lecteur sont extrêmement actives, et c’est la nature de cette activité, sa pertinence pour la pensée publique, qui m’intéresse » (20).
La littérature éduque ainsi notre rationalité publique, elle nous forme à devenir des citoyens à part entière, c’est-à-dire des êtres « passionnés pour le bien-être des autres, mais sans nous insérer nous-mêmes dans le tableau que nous contemplons avec intérêt ». Aussi, bien loin de promouvoir des émotions privées, la littérature ouvre et développe en nous la puissance de nous mettre à la place des autres d’une façon suffisamment impartiale pour contribuer à former une vision pleinement rationnelle du monde au sein de laquelle nos jugements émotionnels jouent un rôle de premier plan. De sorte que Martha Nussbaum dans le chapitre 4 de son livre en appelle à des poètes pour juges voire à des juges devenus poètes en tout cas des juges capables de compter avec cette part de fantaisie essentielle à la bonne délibération publique :
« Une sympathie articulée aux preuves, respectant les contraintes institutionnelles convenables, et excluant toute référence à sa propre situation, est non seulement acceptable mais bel et bien essentielle pour le jugement public. C’est précisément ce type d’émotion, l’émotion du spectateur impartial, que les œuvres littéraires construisent pour leurs lecteurs » (21).
Lire des romans, c’est exercer notre capacité à nous mettre à la place des autres, autrement dit, notre capacité à occuper la position du spectateur impartial capable de se rapporter, par le biais de ses émotions, au particulier, afin, par le biais de cette capacité, d’enrichir l’examen et l’évaluation d’une situation donnée à partir de ce que Nussbaum appelle « l’effet que cela fait » (22) d’être dans telle ou telle situation (23).
Cela signifie que la littérature grâce au type d’ouverture émotionnelle qu’elle développe chez le lecteur, offre une éducation et une contribution sans pareil à la formation du jugement public, lequel demeure incomplet et insuffisant sans l’aptitude à se mettre à la place des autres que l’imagination littéraire cultive en nous. L’aptitude à la sympathie, comme manière de se mettre à la place de celui que nous ne sommes pas, et de ressentir des émotions afférentes à cette position, cultive une capacité essentielle dont l’application ne se limite pas à la seule sphère domestique. Elle permet, au contraire, le développement d’une capacité à même de nous encourager à adopter des émotions essentielles à la délibération publique en tant que telle.
Cependant, bien qu’elle reconnaisse un rôle indéniablement public à l’émotion, il ne s’agit en aucun cas pour Martha Nussbaum, de rejeter les principes en philosophie morale, ni de remplacer les principes moraux et juridiques par les émotions. Il s’agit plutôt pour Nussbaum, de lutter contre une tendance à l’application abstraite de tels principes. Car, pour Nussbaum, l’absence d’attention portée au particulier entrave l’application conséquente des principes et peut même dans certaines circonstances rendre de tels principes « faux » (24). De ce point de vue, Nussbaum rend compte de la puissance correctrice de l’imagination littéraire sur la rationalité abstraite uniquement fondée sur l’application formelle des principes. Puisqu’à l’instar de la règle flexible des artisans de Lesbos décrite par Aristote dans L’Ethique à Nicomaque, l’adoption de la position du spectateur smithien capable d’émotions impartiales, permet d’assouplir la règle afin de l’ajuster à la situation morale particulière qu’il s’agit de comprendre.
4. Conclusion : la part des émotions dans la rationalité publique
Pour conclure, je reviendrai sur certains points abordés au début de mon intervention. Si Martha Nussbaum porte un intérêt si grand à la littérature et si pour elle, les cloisonnements disciplinaires entre la philosophie, la littérature et le droit sont insatisfaisants, c’est que, nous le comprenons maintenant, la formation du jugement public réclame le développement de la fantaisie littéraire sans laquelle la personne publique, juge, juré, homme politique, avocat et plus largement tout citoyen, est tout simplement impuissante à disposer d’une vision pleinement rationnelle du monde, laquelle inclut les émotions appropriées et impartiales, au développement desquelles la littérature contribue de façon essentielle. De sorte que si Martha Nussbaum regrette que nos étudiants ne lisent pas suffisamment de littérature, qu’ils ne fréquentent pas de façon suffisamment assidue les œuvres littéraires, c’est que, nous le comprenons mieux maintenant, pour Martha Nussbaum la formation universitaire, qui plus est juridique, réclame l’expérience littéraire comme socle et assise pour la formation du jugement public. L’enseignement de Martha Nussbaum à la Law School de l’université de Chicago, par la place essentielle qu’un tel enseignement accorde à l’analyse de textes littéraires, contribue ainsi au développement de la capacité imaginative qui s’avère essentielle à la bonne délibération publique, auprès d’étudiants se destinant pour la plupart à devenir des acteurs de la vie publique américaine. Martha Nussbaum par son recours à la littérature, contribue ainsi à la formation d’esprits destinés à devoir exercer des fonctions appelant et requérant la formation d’une capacité au jugement public, lequel réclame bien plus que des compétences simplement techniques et juridiques, mais tout autant et sinon plus, tel est le message essentiel de Poetic Justice, une culture philosophique et littéraire permettant, pour reprendre les ultimes méditations de Poetic Justice portant sur Walt Whitman, à tout un chacun de devenir à la fois juge et poète, citoyen et poète, ou encore citoyen ou juge à part entière parce que devenu poète à part entière.
- L’art d’être juste p. 130
- Ibid
- p. 128-129
- je m’appuie ici sur les analyses de Upheavals of Thought proposées par P. Goldstein, op.cit. p. 38 et sqq
- Goldstein, op.cit. p. 39
- L’art d’être juste p. 136
- p. 147
- p. 144, je souligne
- p. 143-144
- p. 144
- Cf. P. Goldstein, op.cit., p. 41 et sqq
- L’art d’être juste, p. 132-133)
- p. 148
- Upheavals of Thought, p. 374, traduit et cité par Goldstein, op.cit., p. 45
- je reprends l’exemple à P. Goldstein, p. 45
- p. 156
- p. 133
- p. 160
- p. 159, je souligne
- p. 35
- p. 166
- p. 34
- Cf. sur ce point le bel article de Solange Chavel, « Martha Nussbaum et les usages de la littérature en philosophie morale », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2012
- p. 185