Margaux Merand : La maladie du faux soi, Enquête sur l’anorexie mentale

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Introduction

Le livre écrit par Margaux Merand approche l’anorexie mentale comme le nœud d’une rencontre qui se fait mal — menant à une fausse identification du sujet. N’en déplaise au préfacier de l’ouvrage, hélas, la recension que nous faisons de cet essai s’établit depuis le rivage de la philosophie. Depuis les rivages d’une philosophie qui serait toutefois attentive aux opérations de constitution et d’organisation des possibilités de la conscience. L’autrice elle-même nous paraît permettre une telle lecture, puisqu’elle confie la tutelle de sa posture scientifique à la théorie de Winnicott.

De telle sorte que nous nous soyons trouvés très sensibles aux arguments relevant de ce que nous avons cru lire comme étant de l’ordre des préoccupations ontogénétiques, dans une focalisation clinique menant, peut-être, à un travail possible. Travail[1] analytique ou travail psychanalytique, afin de résoudre une situation de problématisation entre le corps et ce dont le corps serait la médiation. Travail, aussi, d’une rencontre avec une forme non fausse, non distordue du corps, modifié par le regard du monde — nous y venons. Mais travail aussi, surtout, travail de détermination de soi, qu’il s’agisse d’une reconstitution d’un empirisme (un rapport à son propre corps) n’ayant jamais pu voir le jour, ou qu’il s’agisse de l’affirmation d’une norme interne, c’est-à-dire une auto-nomie capable de repousser les injonctions du monde.

Docteure en philosophie et psychopathologie, Margaux Merand pose sur l’anorexie un diagnostic qui concentre en une seule formule ses deux spécialisations : elle en parle comme de la « maladie du faux soi » et nous allons consacrer cette recension à tenter de montrer comment elle en arrive à ce titre. Commençons par une description qui manque peut-être de finesse : l’autrice envisage le rapport à la constitution du corps comme l’espace d’une problématisation cruciale pour l’auto-représentation du sujet et, ce faisant, pour sa capacité à se tenir en tête à tête — ou en face à face, nous y reviendrons — avec soi-même. Ainsi l’anorexie mentale est-elle conçue comme résultante d’une ontogenèse dont les éléments de constitution et d’établissement distordent la relation directe entre le sujet et son accès à ce que ce sujet peut établir comme étant sa propre auto-identification corporelle. Le corps est un corps étranger, rejeté hors de la cellule identitaire.

Réécrivons-le autrement avant de nous attaquer à un aperçu de la démarche de l’essai : la relation du sujet à son propre corps, pris comme composante de sa faculté à déployer l’étendue physique de son être (être au sens philosophique du terme, au sens d’un fond ontologique), cette relation qui conditionne le rapport du sujet au monde (que l’on considère celui-ci comme cosmos, comme monde des objets ou tout simplement comme mondanité où s’extériorise l’activité interne de l’être), est perturbée par des conditions de production (de la relation) et le faisceau de ces perturbations est ramené, par l’autrice, dans la générique de l’anorexie mentale, ou maladie du faux soi. Le jeûneur kafkaïen, écrit-elle dans son introduction, déplore pour sa part que le monde (cette fois pris au sens de l’assemblée des autres sujets) ne soit pas, ou plus, capable de voir la performance du jeûne. L’anorexique n’est pas loin de cela, et la question du traitement du corps est prise comme performance, comme mise en spectacle de la relation du sujet à ce corps ; de sorte que le sujet anorexique ne pose pas le rapport à son propre corps comme une évidence menant de soi à soi. Il y a une médiation ; et nous écrivions en premier lieu qu’il y a dans l’anorexie mentale une distorsion de la relation directe s’établissant naturellement entre le sujet (mental) et sa qualité physique de sujet.

Avec l’appréciation du spectacle par un public spectateur vient naturellement la question du jugement et peut-être que le voir premier du monde, pris comme ensemble de spectateurs, supposait un jugement fondamental et premier. Le jeûneur de Kafka, et tout ascète en général, n’a de mérite qu’en tant qu’il surpasse un plaisir immédiat, spontané, direct, il n’est spectaculaire que lorsqu’il dépasse l’évidence de sa propre relation à son étendue physique. La loi naturelle et organique prise dans le plaisir de manger devrait abolir toute problématisation possible du rapport du sujet à son propre corps. Il faut manger pour être en bonne santé, et ce qui accuse une distance avec cet impératif organique relève d’une maladie physique. Rien n’est moins simple car si l’anorexique s’approprie son corps dans le rejet, il ou elle se réconcilie avec dans la démonstration de son contrôle sur les impératifs organiques de ce corps rejeté. Car cette relation est aussi prévalente : ce que le monde interprèterait comme le sens d’un spectacle est un malentendu, et le jeûneur souffre doublement en ajoutant à son incapacité de « trouver [s]on aliment » (p. 16) le paradoxe de n’être pas admiré pour les bonnes raisons, sa démarche demeurant incomprise, son message insaisissable. L’anorexie est une performance de soi à soi (mais d’un faux soi, nous y venons) en prenant le monde comme témoin objectif.

Or, et c’est là que l’ironie devient cruelle, si les autres sont incapables de la même discipline, c’est justement parce qu’eux trouvent du plaisir à vivre et n’ont pas besoin d’élaborer des stratégies de fuite ou d’évitement. Le jeûneur le sait. Voilà donc la vraie raison de son sentiment d’injustice : ce n’est pas que les autres ne reconnaissent pas la valeur de son « art » ; c’est plutôt qu’il ne parvient pas à communier avec eux dans l’existence, dans le plaisir pris à exister.[2]

État le plus accompli de la communication, la communion impossible condamne le jeûneur à son existence insulaire, séparée de celles de celles et ceux qui n’ont pas ce lien problématique à l’aliment rassasiant (ou susceptible de pousser le jeûneur à se « gaver » comme les autres). Sans communion possible dans et par le rapport à l’aliment, le sujet reste-t-il tenu à distance des autres par son corps, ou bien par la satisfaction qu’il est capable de tirer de ce corps ? Si l’on en croit le « mentale » du sous-titre, il semble bien qu’il s’agisse du corps pris comme principe de médiation dans la constitution de soi.

L’anorexie n’est donc pas un problème physique mais un problème d’usage des éléments du corps vis-à-vis du regard du monde :

L’ennui, c’est que le jeûneur de Kafka pratique son art dans une « cage » ; exactement comme Hilde Bruch a parlé, au sujet de l’anorexie mentale, d’une « cage dorée ». Tenter de s’échapper dans une cage — mais dans une cage choisie — ; voilà tout le paradoxe, mais aussi, on le pressent, tout l’échec de la stratégie anorexique.[3]

Nous avons volontairement parlé de façon fautive au début de cette recension en nommant le processus de représentation. Ici, le corps comme cage ou le rapport au corps pris comme cage, il est question de bien plus que de simple représentation ou même de simple auto-représentation — le cliché de l’anorexique rejetant son corps par l’insatisfaction face à ce que lui renvoie son miroir ou son appareil photo — ou d’un regard de soi sur soi : le corps est saisi par le sujet lui-même dans sa propre médiatisation du rapport au monde.

 

            Se soustraire à la toxicité de la relation monde-sujet ?

 L’essai de Margaux Merand ne reste pas dans les exemplifications littéraires de son introduction et elle vient rapidement à la qualification clinique d’une adéquation, ou d’une inadéquation, entre l’agir du sujet et ce jugement du monde — social, moral, sanitaire — qui se déplace selon les conditions de détermination de la validité de ce jugement. La mobilité du jugement mondain dépend de critères que la progression de l’établissement des normes cliniques déplace avec sa propre progression dans l’affinement de ses possibilités (c’est là par exemple tout l’objet de Canguilhem, avec Le normal et le pathologique). L’agir qui passait selon telle norme aristocratique ou telle autre pour les signes de tempérance et de mesure, et recouvrait même les aspects d’une vertu (essentiellement féminine, nous y reviendrons), dès lors qu’il se manifeste aujourd’hui, avec la même implacabilité que celle par laquelle on l’exerçait jadis, tombe aujourd’hui sous le coup du pathologique. D’autres processus connaissent des jugements inverses — la pratique de certains codes érotiques, par exemple, longtemps assignés à une anormalité d’ordre clinique et aujourd’hui considérés par la science comme des modes d’expression de l’ontogenèse se faisant, parmi d’autres modes d’expression de l’ontogenèse se faisant. Il n’y a pas de légalité entéléchique, pour autant que le sujet soit libre des choix qu’il pose.

Nous ne saurions aller plus loin dans cette direction sans tomber dans un commentaire quasi-linéaire de l’excellent essai de l’autrice. Tenons-nous en à ce plus petit dénominateur pour le moment  : ce qui se problématise dans l’anorexie mentale, ce n’est pas la question de savoir s’il s’agit d’un mode de vie sain ou morbide mais de comprendre les mises en acte par lesquelles la maladie se pérennise et devient un mode d’être (et non plus un mode de vie). Un mode d’être dans, par et pour lequel « le corps est très tôt perçu comme une chose extérieure à soi, que l’on ne possède pas réellement » (p. 29). Ce faisant, l’ontogénèse dont procède, accidentellement ou systématiquement, l’état de la mise en acte de l’anorexie mentale, peut être interrogée, examinée et amendée par le sujet qui la vit. La fibre psychanalytique de l’autrice prend tout son sens dans cet essai : il s’agit aussi d’un outil d’analyse, avec des témoignages, des références scientifiques, un inventaire étiologique, et des indications pour que cela puisse être une lecture externe comme une lecture de l’intérieur de la maladie. Plutôt que de parler d’un « guide » nous privilégierions le terme de « carte » dynamique.

Car, comme une enquête, la question primordiale est celle de l’identification. Il faut être en mesure de poser des mots sur le différentiel qui sépare le pathologique du sain pour être capable de se situer et de s’affirmer sur le cheminement.

Le rapport sain au corps et à soi-même est une inconnue pour le sujet anorexique qui n’en trouve la clef ni dans la vie sociale ni dans une expérience antérieure consciente, mais seulement à même la rémission. À ce titre, la solution est dans le problème. Anorexie mentale et santé mentale ne sont pas si opposées.[4]

Nous pourrions nous demander si l’autrice ne pressent pas déjà qu’une solution se trouverait pour l’anorexique dans une (ré-)appropriation[5] de son corps, par son propre rapport pensé à son corps, du sujet ré-associant[6] une dissociation potentielle. Nous pouvons aussi penser, comme Hilde Burch cite une jeune anorexique (p. 49), que l’anorexie établit au contraire, comme ultime revanche, le corps sous le règne d’une volonté triomphante. Dans l’un comme dans l’autre cas, la relation au corps est une relation « indéterminée », écrit Margaux Merand, et nous pourrions reprendre ici la route du commentaire linéaire, en croisant le principe de déterminabilité comme contenu des opérations de l’ontogénèse du sujet qui s’établit dans le monde des objets.

L’anorexie mentale est aussi, selon l’autrice, une façon de redonner du sens à un investissement de temps et d’énergie (ou de désertion des modes d’accès à l’énergie) dont l’efficacité de la visée ne peut pas ne pas être performante, et objectivement constatée.  S’affamer mène inéluctablement à l’assèchement du corps (et l’autrice y revient plus tard comme paradoxe de l’injonction sexuée, comme anti-argument de la rémission). Mais, et c’est le piège (ou « l’échec de la stratégie anorexique »),

parce que le corps maigre ne permet jamais d’exprimer une identité substantielle — autrement dit parce que le vrai self lui demeure complètement étranger —, la stratégie anorexique s’avère finalement inefficace. Les pratiques anorexiques ou anorexiques-boulimiques, dans leur caractère addictif, invasif et ravageur, produisent en réalité l’opposé du vrai self : non pas seulement un faux self, mais une identité complètement dépersonnalisée.[7]

Ne serait-ce pas là ce qu’évoquait l’autrice avec le jeûneur kafkaïen, une « fuite », une « stratégie d’évitement » ? Ce faisant, plutôt que de ne pas réussir à constituer le « vrai self », l’anorexique ne serait-ce pas cet individu qui se saborde pour être sûr de ne pas connaître la frustration de ne pas y arriver ? Il ne nous semble pas que nous puissions nous satisfaire d’une telle piste, car il faut encore postuler le caractère spécifique de la grande majorité des personnes atteintes par cette maladie — les femmes.

Nous ignorons si l’autrice souscrirait à une telle lecture mais nous serions presque dans une reprise du mythe de Sisyphe, telle qu’inversée par la littérature du XXe siècle : l’identité substantielle de l’anorexique ne se manifeste pas dans la réalité directe de son corps mais se déduit des actes posés par le fait même de ritualiser l’amaigrissement et le contrôle de ce corps, qui devient donc la médiation d’un rapport obsessionnel (comme Sisyphe heureux d’être investi de sa tâche, où le faire se fait être)[8]. Le vrai « soi » (l’expression de l’autrice est anglo-saxonne, self[9]) ne s’exprime donc pas dans une quelconque visibilité donnée au monde, mais dans les opérations par lesquelles « les pratiques anorexiques […] produisent en réalité l’opposé du vrai self : non pas seulement un faux self, mais une identité complètement dépersonnalisée. » (p. 50-51)

Or cet agir ritualisé, cette mise en acte qui devient une sorte de fuite dans une identification à une actuation qui ne peut pas être soi (puisqu’un faire n’est pas un être, en tout cas pas du point de vue d’une quelconque substance) est encouragé par la société — c’est-à-dire par le régime social du monde :

[…] Une anorexique guérie avec laquelle je m’étais entretenue, Alice Ribes, avait pu dire que la valorisation sociale de la maigreur n’avait certes pas initié son trouble, mais l’avait entretenu après son apparition. Elle en concluait que son expérience de la maladie aurait vraisemblablement été écourtée, et moins sévère, si elle n’avait pas été à ce point encouragée socialement et porteuse d’une série de bénéfices.[10]

Nous avons donc un double problème de toxicité du monde : d’une part il encourage par ses critères intrinsèques de valorisation, d’autre part le corps est ce qui peut être considéré comme objectivement quantifiable dans le rapport à soi et « contrôlé » par l’anorexique. Il y aurait donc, dans l’appropriation d’une certaine visibilisation contrôlée du corps du sujet, une mise en acte possible, une conversion du champ de bataille en faveur de ce sujet qui, précisément, subissait jusque là les qualités (positives ou négatives) liées à sa corporéité.

 

Un rapport dont la problématique est féministe et non pas une maladie dont l’occurrence est surtout féminine

 L’autrice pose, et nuance aussitôt le caractère causal qui peut en être déduit, comme l’essentiel des populations qui souffrent d’anorexie mentale sont des femmes. L’anorexie mentale est une maladie qui se manifeste essentiellement dans la population féminine — par le fait d’une intériorisation de normes qui se superposent admirablement avec les résultats, sur et dans le corps, de l’anorexie (nous parlions tout à l’heure des vertus dont une telle pratique du corps pouvait recouvrir les signes).  On retrouve une superposition statistique de certaines populations soumises aux modèles esthétiques et sociaux qui assure une certaine homogénéité à un rapport de force représentationnel — où le monde (quel qu’on l’entende) se convertit ou bien en système d’injonctions ou bien en système de valorisation.

Je l’ai dit dans le « modèle féministe » de l’anorexie mentale, le fait est que 90% des sujets anorexiques sont des femmes qui vivent dans des sociétés occidentales où le corps est réellement déterminant quant aux opportunités professionnelles qui se présentent à elles. Néanmoins, je ne conclus pas de là que l’injonction masculine et plus généralement sociale de minceur adressée aux femmes serait une cause plausible de l’anorexie mentale : rien n’expliquerait pourquoi certaines femmes seulement en deviennent malades. Néanmoins, je pense que les anorexiques font un usage instrumental des représentations conventionnellement associées à la maigreur dans le contexte socioculturel déterminé où elles évoluent. Les anorexiques sont conscientes de la valeur et des informations associées, dans l’imaginaire collectif, à la maigreur : cette donnée sociologique n’est ainsi pas indifférente, mais pas à titre de cause ; elle est déterminante à titre d’élément donnant aux anorexiques contemporaines une coloration particulière.[11]

Nous retrouverions ici le déplacement de la polarisation du rapport de l’anorexique à son propre corps depuis l’intuition première d’un « simple » reflet et d’un « simple » dégoût de soi, vers la saisie et l’appropriation du jugement d’un monde normatif dont, en tant qu’il établit et fonctionne sur des normes, le regard devient contrôlable. L’anorexie mentale est un rapport de force d’un self (faux en tant qu’il s’étend dans un jugement supposé, reprenons notre image avec Sisyphe) qui se pose peut-être dans sa relation accidentelle à soi, mais optimisé, confirmé, encouragé par le caractère nécessairement spectaculaire de ce self.

 L’enquête étiologique de Margaux Merand s’enrichit de ces considérations, afin de mener une recherche qui soit susceptible d’établir un spectre de l’anorexie mentale prise comme pathologie distincte des contextes la favorisant et capable d’isoler les mécanismes internes (mentaux) et externes (sociaux) en présence. C’est bien en ce sens que le livre nous paraît décisif pour le renouveau d’une réflexion qui permette d’intégrer les facteurs mondains (de tout type de monde dont il s’agisse) d’une maladie mentale liant le corps à l’auto-représentation, dans un contexte scientifique intégrant les recherches féministes. Il en va par exemple ainsi d’un argument qui devrait supposément encourager l’anorexique à se soigner : les corps trop maigres ne sont pas séduisants. C’est là, véritablement, que l’argumentaire ferait coïncider guérison et injonctions patriarcales. C’est là, véritablement, qu’un regard féministe prépare la critique des conditions injonctives au travail derrière la pérennisation d’un rapport problématique à la représentation corporelle de soi.

De là semble-t-il nécessaire de remplacer l’idée d’une « maladie essentiellement féminine » par celle d’un « rapport problématique essentiellement féministe ». De même qu’il serait féministe de requalifier la morbidité du virilisme et de ses pratiques dans les meurtres conjugaux, et non pas simplement « égalitaire ». La domination masculine sur la société est telle que l’égalité dans l’auto-représentation, physique et mentale, entre les genres ne saurait s’obtenir qu’à partir d’une focalisation sur l’axe féministe, et l’anorexie mentale témoigne notamment d’une intériorisation d’un grand nombre des injonctions sociales (l’autrice parle d’injonctions « masculines » mais il faudrait peut-être aller plus loin, tant bien des mères éduquent leurs fils dans une logique virilitiste) à l’intérieur même de la relation du sujet féminin à la confiscation de son propre corps par le jugement du monde.

C’est donc une maladie dont les victimes sont majoritairement féminines, mais c’est une problématisation du rapport au corps qui est absolument féministe.

 

Conclusion

L’essai ne trace pas une trajectoire et ne prend pas le risque de s’établir comme nouvelle norme. Mais il nous semble que l’autrice tente de montrer comment se constitue la multi-factorialité du problème de l’anorexie mentale, et comment le sujet malade pourrait établir une sortie de route hors de la maladie depuis l’intérieur des critères qui l’établissent comme telle, une sortie qui permette de renouer avec le réel — non pas, une fois encore, le réel pris comme antériorité (antériorité d’un état qui aurait été sain ou plus sain), mais le réel pris comme rapport à un autre soi, un soi libéré, un soi réel qui occupe pleinement son existence, son rapport à soi dans le monde.

Le « mot de la fin » donné par l’autrice nous paraît d’ailleurs aller en ce sens : « […] le sentiment d’exister tient moins à l’infaillibilité et à la complétude absolue du sujet — toutes choses impossibles par ailleurs —, qu’à la capacité d’être seul acquise dans et par une intersubjectivité où une reconnaissance a eu lieu. » (p. 130) En somme, pour le dire en des mots très simples et qui paraîtraient beaucoup trop facile au sujet anorexique, il s’agit d’une réconciliation avec soi, par l’intérieur même du processus ontogénétique s’étant révélé problématique, sous l’œil soupçonné d’un monde qui juge. La démarche philosophique prenant appui sur la psychopathologie hybride ici une méthode qui ouvre des chantiers scientifiques de premier ordre, pour soi-même comme pour l’autre.

***

[1] La question centrale du travail ouvre, en un sens, le troisième chapitre de la première partie (p. 49) quant à la réponse que peut instituer le sujet une fois que l’anorexie mentale est établie comme maladie (et non comme norme). L’autrice y revient en ouverture de sa dernière partie, avec le chapitre IV. Le faux travail anorexique (p. 93) ; nous laissons suspendu ici la résonance terminologique entre « maladie du faux soi » et « faux travail », a fortiori si l’on considère l’anorexie mentale comme une distorsion de la relation sujet-corps dans une mécanique ontogénétique. On peut en effet lire que « C’est classiquement par le travail, mais plus fondamentalement par la créativité au sens large — et Hegel lui-même désigne l’art comme la manifestation la plus élevée de l’activité « pratique » par laquelle une conscience s’extériorise dans les objets —, qu’un sujet s’accomplit et obtient une reconnaissance de sa nature irréductible de sujet. » (p. 93).

[2] Margaux Merand, La maladie du faux soi, Enquête sur l’anorexie mentale, coll. « Psychanalyse », Hermann, Paris, 2022, p. 17.

[3] Ibid., p. 19.

[4] Ibid., p. 29.

[5] Tout le problème étant de savoir si l’anorexique s’est jamais approprié son corps comme objet non étranger. Il faudrait voir avec certains néokantiens de Marbourg, puis avec la phénoménologie de Merleau-Ponty par exemple, le rapport phénoménologique au corps dans la constitution du sujet. Margaux Merand y revient à plusieurs reprises avec Hegel.

[6] Même problème que note précédente mais cette fois posé sur le mode des unités de l’identité d’un sujet.

[7] pp. 50-51. Notons que la dépersonnalisation, comme la déréalisation sont des troubles de la représentation, ou du rapport au corps physique. C’est en ce sens que l’autrice ouvre à notre sens des questions nécessaires dans le champ des maladies mentales impliquant le corps.

[8] C’est toute l’importance du « travail », p. 96-107 et c’est dans l’idée « travailleur sans objets » (sous-titre p. 100) que l’on pourrait mieux encore retrouver Sisyphe. L’anorexie mentale pourrait se recevoir comme une perturbation (problématique ou non selon l’état de santé) du travail ontogénétique par lequel le sujet s’identifie à son corps, du point de vue de son rapport au monde et du jugement de ce monde.

[9] Et provient de Winnicott.

[10] Ibid., p. 85.

[11] Ibid., p. 84-85.

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Pierre-Adrien Marciset est docteur en philosophie de l’Université de Nice Sophia-Antipolis (2016-2020) auprès de laquelle il a travaillé sur l’herméneutique de la figure littéraire du diable, du XVe siècle au XXe siècle, notamment à partir du mythe de Faust. Professeur certifié depuis 2016, il a enseigné trois ans dans le secondaire dans l’Académie de Nice avant de se consacrer à ses recherches sur la tradition de l’apocalyptique juive et les théories de la connaissances, approchées à partir des néokantiens, puis plus spécifiquement avec les philosophes allemands Ernst Cassirer et Hans Blumenberg.