Vers une théorie de l’ « inconscient différentiel » ?
Quelques remarques à partir de Maine de Biran[1]
par Alessandra Aloisi
1. Introduction
Maine de Biran a publié très peu de son vivant et son nom est aujourd’hui presque oublié. Déjà vers la deuxième moitié du XIXe siècle, en faisant vraisemblablement écho à Hyppolite Taine, Gustave Flaubert remarquait : « Maine de Biran. On ne le lit pas, quoi qu’on dise ».[2] Marcel Proust suivait peut-être la même ligne de pensée lorsqu’il décida de supprimer une référence à Maine de Biran dont le nom figurait dans la première version d’un épisode de Sodome et Gomorrhe sur le sommeil, la métempsychose et l’usage des narcotiques.[3] Pourquoi, alors, en 2024 (200 ans après sa mort), lire et redécouvrir Maine de Biran, un philosophe apparemment poussiéreux et dépassé, voire même illisible selon certains, et dont les idées religieuses et politiques semblent, par ailleurs, le confiner à un passé très distant de nous ? Dans cet article nous allons tenter de répondre à cette question en faisant référence, en particulier, à la question de l’inconscient. Nous souhaitons montrer que Maine de Biran a contribué de manière originale à la mise en forme du problème de l’inconscient, selon une conception qui, bien qu’éclipsée par l’émergence de la psychanalyse, s’avère particulièrement utile aujourd’hui. Cette conception nous permet de repenser le rapport entre la conscience et l’inconscient, ainsi que la fonction cognitive du corps. Comme suggéré par le titre de cet article, nous proposons de l’appeler l’ « inconscient différentiel ».
Commençons alors par expliquer cette expression. Qu’est-ce que « l’inconscient différentiel » ? Cette expression vient de Gilles Deleuze, qui l’utilise à propos de Leibniz, pour souligner la différence principale entre la conception de l’inconscient proposée par ce dernier et la conception freudienne.[4] Alors que Freud conçoit l’inconscient dans un rapport d’opposition et de conflit avec la conscience, chez Leibniz ce rapport entre la conscience et l’inconscient est un rapport différentiel (et non pas conflictuel), à savoir un rapport de continuité qui serait assurée par le gradualisme entre les « petites perceptions » obscures et l’expérience consciente. Selon cette conception, chaque perception consciente serait un seuil (un niveau d’intensité) par rapport auquel les petites perceptions obscures formeraient un bruit de fond continu et indistinct, arrière-plan omniprésent de notre perception consciente. Tout le monde connaît l’exemple privilégié par Leibniz : le bruit de la mer, que nous ne pourrions distinguer de manière consciente sans percevoir, en même temps, bien que de façon obscure et inconsciente, le bruit produit par chaque vague qui le compose. Tandis que Deleuze voit les continuateurs de cette conception de l’inconscient principalement dans la tradition allemande (notamment chez Salomon Maïmon, Gustav Fechner et Carl Jung), nous proposons de la retrouver dans la tradition française, notamment chez Maine de Biran, qui serait, au début du XIX siècle, l’un des successeurs les plus originaux de cette conception alternative de l’inconscient d’origine leibnizienne. Ce que nous proposons ici, c’est donc une redécouverte des études biraniennes qui, d’un côté, nous invite à réécrire l’histoire du concept de l’inconscient et, de l’autre, pourrait également avoir un impact sur les débats scientifiques contemporains autour de l’inconscient.
2. Considérations historiques et méthodologiques
Au cours des dernières décennies, nous avons assisté à la remise en question remise en question – à la fois historique et théorique – de la centralité du paradigme psychanalytique qui a dominé notre représentation de l’inconscient tout au long du XXe siècle.
Au niveau historique (il suffit de penser aux travaux d’Ellenberger, entre autres)[5], Freud a commencé à être considéré non pas comme l’inventeur de l’inconscient, mais comme celui qui a polarisé et systématisé a posteriori un champ d’investigation préexistant. En effet, si le substantif « inconscient » n’a été introduit qu’à la fin du XIXe siècle, la notion elle-même n’était pas inconnue avant l’apparition du terme. Cette innovation terminologique peut, au contraire, être regardée comme le résultat d’un processus culturel complexe et multiforme qui se serait déroulé en Europe pendant les XVIIIe et XIXe siècles, à l’intersection entre le discours philosophique, littéraire et médical. Il en suit que, si la psychanalyse est généralement regardée comme la discipline censée expliquer l’inconscient, d’un point de vue historique il serait plus exact de dire que c’est l’émergence progressive de l’idée de l’inconscient qui permet d’expliquer l’apparition de la psychanalyse en tant que discipline. Comme l’a remarqué Jean Starobinski, l’originalité de Freud ne consiste pas dans le fait d’avoir, le premier, parlé de l’inconscient, mais dans le fait d’avoir « déphysiologisé » la psychologie et « désomatisé » son système causal, attribuant au corps une fonction tout à fait secondaire dans la compréhension de l’inconscient.[6] Le corps, pour le dire autrement, perd sa valeur cognitive inconsciente pour devenir simplement le lieu où se manifestent les symptômes. Ces symptômes ne seraient que la traduction ou l’expression indirecte d’un conflit essentiel, d’un antagonisme radical que Freud établit entre la conscience et l’inconscient.
Cette vision, profondément enracinée dans la manière dont nous concevons habituellement l’inconscient, a été remise en question, au niveau théorique, par l’émergence de ce qu’on appelle aujourd’hui « les sciences cognitives ». Il s’agit, en réalité, d’un champ d’investigation très large, qui englobe une pluralité de disciplines différentes (telles que les neurosciences, la psychologie cognitive et l’intelligence artificielle), mais caractérisé, en général, par une idée « minimaliste » de l’inconscient. Celui-ci consisterait, avant tout, en un ensemble d’opérations (cérébrales, physiologiques, physiques, corporelles, mentales etc.) dont nous n’avons tout simplement pas conscience mais qui peuvent avoir une valeur cognitive (les mouvements involontaires, les automatismes, les habitudes, etc.). En mettant en avant l’idée d’un « inconscient cognitif » et d’une « connaissance incarnée », les sciences cognitives ont remis au centre la valeur cognitive du corps et encouragé une vision de l’inconscient qui travaille non pas nécessairement en opposition mais souvent en coopération avec la conscience. Cette coopération serait évidente, par exemple, dans les mécanismes de l’habitude, qui nous permettent de nous adapter efficacement aux changements dans l’environnement d’une manière qui précède la conscience. Cette collaboration entre la conscience et l’inconscient se retrouverait également dans le rôle essentiel que la « théorie des émotions » attribue aujourd’hui aux affects et aux émotions, qui ne sont pas regardés comme quelque chose d’irrationnel qui déstabilise le moi et la rationalité, mais comme l’expression d’une capacité toute corporelle d’interagir avec l’environnement et d’avoir accès à des informations qui ne seraient pas accessibles au niveau conscient ou rationnel.
La réévaluation de la philosophie biranienne que nous proposons ici part de l’idée que cette mise en question – à la fois historique et théorique – du modèle psychanalytique de l’inconscient peut représenter une occasion : en premier lieu, une occasion pour repenser radicalement ce qu’est l’inconscient dans sa relation avec le corps et la conscience, et en deuxième lieu, une occasion pour redécouvrir des modèles et des conceptions oubliés. C’est justement ici que Maine de Biran peut jouer un rôle décisif. Mais, avant de démontrer cela, il est essentiel de faire deux précisions.
Tout d’abord, ce qui est en question ici n’est pas une critique de la psychanalyse ; ce qui nous intéresse plutôt, c’est de redécouvrir des alternatives oubliées et leur potentialité théorique, avec la conviction que l’histoire des idées est aussi une forme d’engagement, c’est-à-dire une manière de répondre à des questions urgentes qui nous interrogent aujourd’hui. Deuxièmement, redécouvrir Maine de Biran dans le cadre de ces problématiques contemporaines sur l’inconscient représente aussi une opportunité unique de repenser la temporalité interne de ce qu’on appelle les « sciences humaines » et les « savoirs scientifiques » dans leurs relations réciproques. Le discours scientifique nous a habitués à une idée de la temporalité de la connaissance où ce qui vient avant est nécessairement dépassé par ce qui vient après. Néanmoins, nous savons que, contrairement au temps de la science, le temps de la philosophie ou de l’histoire des idées est un « temps stratigraphique ».[7] C’est-à-dire un temps dans lequel l’avant et l’après indiquent non pas un ordre de succession mais « un ordre de superposition »[8] qui implique, à chaque instant, la coexistence de couches temporelles successives. Cela signifie que ce qui précède n’est jamais vraiment surpassé par ce qui vient après, mais correspond simplement à une couche inférieure qui peut remonter à tout moment ou bien déterminer la courbure des couches supérieures.
C’est pourquoi – pour reprendre le fil de notre discours sur l’inconscient – un changement de paradigme scientifique dans la conception de l’inconscient (à savoir la remise en cause de la centralité du modèle psychanalytique par l’émergence des sciences cognitives) peut déterminer, au niveau stratigraphique de la philosophie et l’histoire des idées la réapparition presque séismique de couches inférieures et plus anciennes, restées jusqu’alors ensevelies. Tel un sismographe, qui reconnaît les plus petits tremblements de terre, nous nous proposons ici d’identifier l’une de ces couches philosophiques de l’inconscient dont les ondulations arrivent jusqu’à nous. Jusqu’ici négligé dans les reconstructions historiques concernant la notion de l’inconscient, Maine de Biran s’avère aujourd’hui particulièrement utile non seulement pour dialoguer avec les sciences cognitives, mais aussi pour répondre aux défis les plus urgents que ces dernières constituent pour les sciences humaines lorsqu’elles se présentent comme alternative principale à l’inconscient freudien ou psychanalytique.[9]
Comme « l’inconscient cognitif », l’inconscient biranien remet en avant la fonction cognitive du corps et nous permet de mettre en question la dichotomie et l’antagonisme radical entre conscience et inconscient proposée par Freud. La philosophie de Maine de Biran nous permet de saisir la problématique de l’inconscient corporel sous plusieurs perspectives : par exemple, à travers son analyse des mécanismes de l’habitude, qui réorganise sans cesse les frontières mobiles entre expérience consciente et inconsciente (à ce propos, Biran propose une distinction éclairante entre « perceptions obscures » et « perceptions obscurcies », devenues obscures ou inconscientes à cause de l’habitude et de la répétition[10]). De plus, comme nous le verrons mieux ci-dessous, la philosophie de Maine de Biran nous permet de saisir la problématique de l’inconscient corporel grâce aussi à l’idée très originale de « réfraction organique », qui indique la façon dont le corps et l’environnement influencent à chaque instant, de manière imperceptible, le ton émotionnel et affectif de notre vie consciente[11]. La philosophie biranienne nous permet également de revenir sur l’examen des phénomènes du rêve, du somnambulisme, de la sympathie et du magnétisme animal, qui soulignent tous, selon Biran, la nécessité de formuler de nouveaux récits scientifiques capables de combiner et de rapprocher physiologie et psychologie (ce qu’il propose d’appeler les « sciences mixtes »).
Cependant, tout en nous permettant de dialoguer avec les « sciences cognitives », la philosophie de Maine de Biran nous donne également des outils pour répondre aux défis que ces dernières constituent pour les sciences humaines. Maine de Biran nous permet notamment de contenir les risques qui caractérisent un certain discours scientifique sur l’inconscient, notamment le risque d’une « généralisation objectivante » et d’une « extériorisation localisatrice ».[12] Ce sont des dangers que Biran lui-même avait déjà anticipés notamment dans sa critique de Gall.[13] À une méthode d’observation fondée sur le privilège accordé aux faits extérieures et mesurables, Maine de Biran nous invite à ajouter d’autres « points de vue » aptes à penser la complexité de l’être humain – des « points de vue » qu’il faut changer et combiner, selon les « différents ordres des faits » que l’on prend en considération, pas seulement extérieurs mais aussi intérieurs.[14]
3. L’inconscient biranien
Après ces considérations préliminaires d’ordre historique et méthodologique, voyons plus précisément en quoi consiste cette vision alternative de l’inconscient qui commence à s’ébaucher avec Maine de Biran. Je me limiterai à en illustrer ici seulement quelques aspects. C’est justement à partir de son intérêt pour les rapports et les interactions entre la pensée et le corps, que Biran commence à aborder tout un ensemble de questions et de problématiques qui sont associées à la dimension de l’inconscient. L’on dit souvent que l’une des innovations majeures de la philosophie biranienne consiste dans le fait d’avoir proposé une « expérience intégrale du Cogito » – à savoir, dans le fait d’avoir relié la conscience et la pensée au corps, afin de montrer comment l’existence psychologique est inséparable de la dimension corporelle. Ce serait cependant une erreur de limiter cette dimension corporelle uniquement à celle dont nous avons conscience. Comme l’a remarqué par exemple Pierre Montebello, la philosophie du corps de Biran ne pouvait manquer de saisir « deux régimes du corps » selon que ce dernier entre ou n’entre pas dans notre pouvoir volontaire. Ces « deux régimes du corps » sont également « deux régimes d’existence »[15] – l’une personnelle et l’autre impersonnelle, l’une consciente et l’autre inconsciente – qui correspondent à deux manières différentes de sentir le corps et l’existence.
On a, d’un côté, le « sens de l’effort » et « l’aperception immédiate », qui nous donnent le sentiment de notre existence personnelle et qui nous font sentir notre corps comme nous appartenant et soumis à notre propre volonté. On a, de l’autre côté, le « sentiment immédiat de l’existence », dans lequel le corps se manifeste comme quelque chose qui, tout en étant proche, intime et familier, nous reste essentiellement inappropriable et irréductible. À la différence du sens de l’effort, le « sentiment de l’existence » ne nous abandonne jamais : il reste en éveil même pendant le sommeil et il constitue l’arrière-plan omniprésent de notre vie consciente – le bruit de fond qui détermine insensiblement le cours de nos idées, notre caractère et le ton émotionnel de notre perception du monde. Ce sentiment est l’expression du fond vital d’où tirent leurs origine les affections pures provenant de l’intérieur du corps, mais nous expose en même temps à l’influence de ce qui est hors de nous : notamment les saisons, le climat, la température et de l’atmosphère (y compris l’atmosphère vitale des autres individus). Loin d’être limité à l’intériorité du corps, le sentiment de l’existence entre donc en résonance et en communication sympathique avec ce qui nous entoure, devenant ainsi le vecteur d’un brouillage continuel entre intériorité et extériorité.
Maine de Biran essaie de saisir le sentiment de l’existence lorsqu’il décrit, par exemple, l’expérience liminaire du réveil. Il suffit de renvoyer à certaines pages de son Journal où il évoque la « pure cœnesthèse sensitive ». Sous la plume de Maine de Biran, cette expression, qu’il emprunte au physiologiste allemand Reil, indique précisément le sentiment immédiat de l’existence corporelle que l’on peut surprendre parfois, de manière fugitive, au réveil, avant l’entrée en scène du moi : « La coenesthèse de sensibilité affecte premièrement l’âme ou saisit immédiatement le moi au réveil ». « Dans ce passage, le sentiment immédiat de l’existence, ou la pure coenesthèse sensitive, se distingue bien mieux de l’aperception du moi, en relation avec le corps ; car dès que le moi se rend présent aux impressions et que tout le jeu des idées associées vient se rejoindre à la coenesthèse, celle-ci se confond dans l’ensemble et il se forme un autre sentiment composé de l’existence ».[16]
De plus, ce fond vital, inconscient et impersonnel lié au corps, est saisi par Biran lorsqu’il parle du phénomène de la « réfraction organique », qu’il lui arrive de qualifier aussi de « morale », « sensitive » ou « animale », selon le point de vue adopté.[17] Dans le lexique philosophique de Biran, la « réfraction organique » indique précisément l’interférence continue et inaperçue que le fond affectif, lié à notre existence corporelle et située dans le monde, exerce à chaque instant sur la vie consciente et de relation – tantôt déviant le cours de nos pensées, tantôt provoquant des changements d’humeur inexplicables, tantôt déterminant la nuance émotionnelle de chaque perception. Nous n’avons pas encore suffisamment exploré le sens et la portée que cette image de la « réfraction », empruntée à la physique, prend sous la plume de Maine de Biran. En physique, la « réfraction » indique un phénomène tout à fait opposé à la « réflexion ». Alors que la « réflexion » répète et déplace le même ailleurs, la « réfraction » correspond à un phénomène physique et optique qui indique le changement de direction d’une onde qui passe d’un milieu à un autre. Le milieu fonctionne comme un dispositif de réfraction, qui produit une différence ou de multiples effets de différence.[18] Dans l’usage que Biran fait de cette image, c’est précisément le corps, dans sa dimension organique et vitale, qui fonctionnerait comme un dispositif de réfraction. L’idée de la « réfraction organique » permet ainsi à Maine de Biran de saisir le rôle incontournable de la corporéité dans chaque acte ou processus de connaissance ; elle désigne, pourrait-on dire, l’interaction constante entre conscience et inconscient médiée – ou plus précisément réfractée – par le corps, la manière dont ce dernier dévie, modifie ou colore à chaque instant, et souvent à notre insu, notre expérience de nous-même et du monde. Il serait possible de lire le Journal de Maine de Biran précisément sous le signe de la « réfraction organique », comme une tentative de mettre la « réfraction » (et non pas la « réflexion ») au cœur d’un processus de connaissance et de saisie indirecte de soi-même. Dans le Journal, en effet, comme l’a bien remarqué Gabriel Tarde, Biran « se peint » et « se regarde, non comme Narcisse se regardait pour s’admirer, mais comme le chasseur vise l’oiseau, pour se transpercer et se saisir », comme à l’improviste.[19]
4. Vers une théorie de l’« inconscient différentiel » ?
Le sentiment de l’existence, les affections pures, la réfraction organique, le sommeil et les rêves : tout cela suffit-il pour fonder une théorie de l’inconscient à partir de Maine de Biran ? Et si la réponse est affirmative, comme nous le soutenons, de quel type d’inconscient s’agit-il ? Comment qualifier l’inconscient biranien ? S’agit-il d’un inconscient « organique », « physiologique » ou bien « psychologique » ? En y regardant de près, toutes ces définitions proposées pour qualifier l’inconscient biranien risquent d’être insuffisantes. Chacune semble laisser échapper quelque chose d’essentiel. D’un côté, comme l’a remarqué François Azouvi, il est difficile de faire correspondre nos catégories à celles de Biran et « tant d’incertitude de la part des meilleurs commentateurs incite à penser que la question est mal posée ».[20] Par exemple, quand nous demandons si l’inconscient biranien est « psychologique » ou non, il faut s’entendre sur le sens du mot « psychologie », qui chez Biran a un sens plus limité qu’aujourd’hui.[21] D’un autre côté, comme l’a remarqué Anne Devarieux, en tranchant en ces termes on risque d’oublier que Biran a toujours montré un intérêt particulier pour les « brouillages » et les « interférences » entre ces deux niveaux ou modes d’existence, psychologique et physiologique.[22] Interférences des rêves dans l’état de veille, ce qui nous donne parfois l’idée d’une existence antérieure ou provoque de fausses reconnaissances (ce phénomène que la fin du XIX siècle appellera « déjà vu »[23]). Interférences du sommeil dans la vie éveillée, comme dans les phénomènes de somnambulisme, dans les états magnétiques ou dans la rêverie.[24] Interférences, finalement, de la vie affective inconsciente dans la perception consciente, comme il arrive dans la réfraction organique.
Voici pourquoi il nous semble pertinent de parler d’un « inconscient différentiel ». Cette expression permet, tout d’abord, de souligner la continuité avec Leibniz. En effet, comme pour d’autres aspects de sa pensée, et en ce qui concerne la question de l’inconscient, Maine de Biran peut être considéré comme l’un des continuateurs et interprètes les plus remarquables de la philosophie leibnizienne. Il est significatif, par exemple, que Maine de Biran se réfère souvent à Leibniz et utilise son vocabulaire philosophique lorsqu’il s’agit de définir la réalité des « sensations sans conscience ». L’idée d’un « inconscient différentiel » permet également de mettre en lumière la différence entre la conception biranienne et le modèle psychanalytique. Cette différence réside premièrement dans la fonction cognitive du corps, qui n’est pas, chez Biran, réduite au symptôme. Cette différence concerne aussi les rapports entre la conscience et l’inconscient, que Biran, à la suite de Leibniz, ne conçoit pas nécessairement en termes conflictuels mais en termes différentiels. À première vue, la conception biranienne de la conscience, envisagée comme un effort exercé sur cette matière résistante qui correspond à notre propre corps, semble introduire une opposition entre la conscience et l’inconscient corporel. Par ailleurs, dans certains écrits comme dans le Journal par exemple, Biran semble suggérer l’idée d’un conflit entre la force active de l’âme et le poids inéluctable du corps, comme on peut l’observer dans des phénomènes tels que la mélancolie, la distraction ou une mauvaise digestion qui engourdit la pensée : « L’homme – écrit par exemple Biran en critiquant Bonald – n’est pas une intelligence servie par [des organes] mais plutôt empêchée souvent par l’organisation […]. Les organes servent les passions et l’imagination, elles asservissent l’intelligence et la raison, toutes fois qu’ils ne sont pas soumis à la volonté et il est peu d’organes qui le soient. Je mange […] et mon intelligence nette et prompte avant le repas s’obscurcie et s’affaisse après ».[25] Néanmoins, il est évident que cette résistance du corps, cet arrêt ou obstacle que l’organisation corporelle peut parfois imposer aux forces actives de l’âme, telles que l’intelligence, la raison ou la pensée, n’a rien d’une lutte, d’un antagonisme ou d’un conflit de forces.
Parler d’un rapport différentiel, d’un gradualisme et d’une continuité entre la conscience et l’inconscient, ne signifie pas annuler toute différence mais reconnaître (comme le fait d’ailleurs Biran lui-même lorsqu’il traite, par exemple, des phénomènes du réveil, des rêves, du somnambulisme, de la folie ou de l’habitude), la difficulté de tracer nettement les contours d’une ligne de séparation entre les deux. En faisant référence à une image évoquée par Biran, on pourrait comparer cette ligne au contour qui sépare l’ombre de la lumière[26] : un contour qui, observé de près, révèle un bord indéterminé et dentelé, où les deux se fondent, s’entremêlent et s’interpénètrent.
Parler d’un « inconscient différentiel » offre finalement un autre avantage. L’existence d’une dimension inconsciente a été souvent décrite et théorisée en termes spatiaux par rapport à la conscience. On dit, par exemple, que l’inconscient se trouve « hors » de la conscience ou qu’il est situé « en dessous » de celle-ci. L’inconscient serait comme une sorte de « souterrain de la conscience », comme une dimension inférieure, dans laquelle « on plonge ». L’idée d’un « inconscient différentiel » nous permet de nous affranchir de cet imaginaire de la profondeur, de ce champ métaphorique traditionnel qui organise notre compréhension de l’inconscient et qui peut-être en même temps la limite. Dans une vision « différentielle » de l’inconscient, celui-ci ne se serait pas situé à l’extérieur ou en dehors de la conscience (que ce soit au-dessus ou en dessous), mais serait plutôt replié en elle, selon différents degrés de confusion et d’obscurité. Ainsi conçu, l’inconscient ne serait pas, à proprement parler, quelque chose qu’il faudrait expliquer ou analyser ; encore moins, serait-il question de l’interpréter. Il s’agirait plutôt de le déplier, peut-être même à travers l’écriture. C’est ici que nous pourrions alors saisir la fonction et le sens proprement philosophique de l’écriture biranienne : une écriture qui, dans sa densité, ne cesse de se réécrire, de revenir sur elle-même, de se déplier en se répétant.
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[1] Je souhaite remercier Eléonore Lazzari pour sa précieuse relecture de ce texte.
[2] Gustave Flaubert, notes préparatoires pour Bouvard et Pécuchet (Cote g226 – vol. 6 – f°049 – Recto), Les Dossiers de Bouvard et Pécuchet, Bibliothèque municipale de Rouen, www.dossiers-flaubert.fr/cote-g226_6_f_049__r____-trud). Il est possible que Flaubert ait paraphrasé Taine : « Je suis sûr que de tous ceux qui le citent, il n’y en a pas cent qui l’aient lu » (Hippolyte Taine, Les Philosophes français du XIXe siècle, deuxième édition, Paris, Hachette, 1860, p. 52).
[3] Marcel Proust, Cahier 59 (1921), transcrit en partie par Joyce Megay, Bergson et Proust : essai de mise au point de la question de l’influence de Bergson sur Proust, Paris, Vrin, 1976.
[4] Voir en particulier le cours de Deleuze sur Leibniz, Vincennes-St Denis (séance du 29 avril 1980), https://www.webdeleuze.com/textes/54. Pour l’idée d’ « inconscient différentiel » chez Deleuze, voir Christian Kerslake, Deleuze and the Unconscious, Bloomsbury, London, 2007, pp. 138-58, Mogens Lærke, « Four Things Deleuze Learned from Leibniz » et Daniel W. Smith, « Genesis and Difference: Deleuze, Maïmon, and the Post-Kantian Reading of Leibniz », les deux contenus dans le volume Deleuze and The Fold: A Critical Reader, sous la direction de Sjoerd van Tuinen et Niamh McDonnell, London, Palgrave Macmillan, 2010, pp. 25-45 et pp. 132-54, et Daniel W. Smith, « Deleuze on Leibniz: Difference, Continuity, and the Calculus », Id. Essays on Deleuze, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2012, pp. 189-221.
[5] Henri Ellenberger, The Discovery of the Unconscious: The History and Evolution of Dynamic Psychiatry, New York, Basic Books, 1970.
[6] Jean Starobinski, « A Short History of Bodily Sensation », Psychological Medicine, 20/1990, 23-33.
[7] Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris: Minuit, 1991, chap. 2.
[8] Ibid.
[9] Voir par exemple Arlette Pellé, Le cerveau et l’inconscient. Neuroscience et psychanalyse, Paris, Armand Colin, 2015.
[10] Maine de Biran, « Mémoire sur les perceptions obscures ou sur les impressions générales affectives et les sympathies en particulier, lue à la Société médicale de Bergerac », Id., Discours à la société médicale de Bergerac, édité par François Azouvi, Paris, Vrin, 1984, pp. 111-12.
[11] Voir Maine de Biran, De l’aperception immediate, édité par Ives Radrizzani, Paris, Vrin, 1995, pp. 74-175
[12] Luís Umbelino, « Le tournant herméneutique de la tradition réflexive française », Hermeneutic Rationality / Rationalité Hérmeneutique, sous la direction de Maria Luísa Portocarrero, Luis António Umbelino et Andrzej Wiercinski, Berlin-Munchen, Germany: LIT, Verlage, 2012, 365-80.
[13] Voir Maine de Biran, « Observations sur les divisions organiques du cerveau », in Id., Discours à la société médicale de Bergerac, pp. 47-81. Voir Marco Piazza, « Maine de Biran e la fisiologia ‘metafisica’ di Franz Joseph Gall », Intersezioni, Rivista di storia delle idee, 2/2002, 221-48.
[14] Umbelino, « Le tournant herméneutique », p. 372. Pour la doctrine des « points de vue » en tant que méthode de la philosophie biranienne, voir aussi François Azouvi, Maine de Biran. La science de l’homme, Vrin, Paris, 1995, pp. 71-81.
[15] Pierre Montebello, Nature et subjectivité, Grenoble, Édition Jérôme Million, 2007, p. 35-40.
[16] Maine de Biran, Journal, édition intégrale publiée per Henri Gouhier, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1954-1957, 3 vols., t. II, p. 373 et p. 383 (italiques dans le texte).
[17] Voir Luís Umbelino, Somatologia subjetiva. Apercepção de si e Corpo em Maine de Biran, Lisboa, Fundação Calouste Gulbenkian / FCT. 2010, p. 300.
[18] Pour penser cette distinction entre les phénomènes de « réflexion » et de « réfraction » (qu’on peut comparer dans une certaine mesure et malgré leurs différences, au phénomène de « diffraction »), notamment en ce qui concerne les implications cognitives de leur utilisation métaphorique pour désigner la connaissance du monde ou de soi, je m’appuie ici sur les analyses de Karen Barad, Meeting the Universe Halfway, Durham, Duke University Press, 2007, partie I, chap. 2.
[19] Gabriel Tarde, Étude sur Maine de Biran, s.d., GTA 43, f. 25, cité par Jacqueline Carroy, Nuits savantes. Une histoire des rêves (1800-1945), Paris, Éditions de l’ÉHÉSS, 2012, p. 163.
[20] Azouvi, Maine de Biran, p. 203. Pour la question de l’inconscient biranien, voir aussi Marco Piazza et Denise Vincenti, « The Unconscious before the Unconscious. Philosophy, Psychology and Psychiatry in Nineteenth Century France », in Philosophy and Madness : From Kant to Hegel and Beyond / Philosophie und Wahnsinn : von Kant über Hegel bis heute, sous la direction de Francesca Iannelli and Mariannina Failla, Milan, Mimesis International, 2023, pp. 27-46.
[21] Chez Biran, “l’existence proprement psychologique ne commence qu’avec la conscience” (Azouvi, Maine de Biran, p. 206) et la psychologie, à proprement parler, n’étudie que le fait de conscience.
[22] Anne Devarieux, « Maine de Biran: “l’intériorité hors effort” », Historia Philosophica, 22/2024, pp. 152-53 et Ead., Maine de Biran. L’individualité persévérante, Grenoble, Édition Jérôme Millon, 2004, pp. 381-89.
[23] Voir Remo Bodei, La sensation du déjà vu, Paris, Seuil, 2007.
[24] Voir Anne Devarieux, « Veilleur, dormeur, somnambule : états du corps, états du moi biranien », Intellectica: revue de l’Association pour la recherche cognitive, vol. 66, n. 2, 2016, 13–35.
[25] Maine de Biran, Journal, II, p. 238.
[26] Voir Maine de Biran, De l’aperception immediate, p. 83.