C’est à un beau parcours que nous convie Louis Valcke dans son dernier ouvrage sur Pic de la Mirandole. Dix ans après Le périple intellectuel de Pic de la Mirandole 1 , c’est à une biographie intellectuelle que s’attèle l’illustre historien de la philosophie renaissante, sur fond d’une thèse forte, admirablement résumée en introduction :
« Chez Jean-Pic, et tout à l’opposé du discours faustien qu’on a voulu lui faire tenir, ce souci [intellectuel] est, avant tout, un souci religieux, un souci chrétien. Toutes les disparités, les réorientations que l’on peut noter dans son œuvre comme dans sa vie s’effacent ou, mieux, se justifient logiquement à partir de ce souci unique qu’est pour Pic, la quête du salut telle que proposée par la doctrine chrétienne dans l’unité qui était sienne avant la Réforme. »2
Bref, on l’aura compris, Louis Valcke a pour projet de présenter Pic non plus comme l’enfant terrible de la Renaissance annonçant la modernité et l’émergence du sujet, mais bien au contraire comme un fidèle penseur classique encore plein de médiévaux réflexes. De ce fait, aux yeux de Pic, « fidèle en cela à la scolastique, la philosophie est bien l’ancilla theologiae de la tradition et c’est pourquoi, en contrepartie, pour ainsi dire, le Mirandolien se sentira toujours fort libre à l’égard des différentes écoles ou orientations philosophiques que sa quête incessante lui aura permis de rencontrer. »3
Outre qu’une telle fidélité annoncée de Pic à la scolastique va à l’encontre d’une opinion couramment répandue 4, pour laquelle la modernité philosophique prend naissance précisément avec Pic 5, une telle thèse a pour corrélat de supposer, dès le départ, une certaine continuité de la pensée de Pic, et ce nonobstant les notables évolutions de celle-ci. Exposer clairement cette continuité thématique et retrouver en elle les rémanences scolastiques, telle est la gageure tout à fait passionnante à laquelle nous invite Louis Valcke.
Affirmer que Pic est fidèle à la tradition, cela suppose que celle-ci soit connue : Louis Valcke se trouve donc amené à résumer de façon admirable l’ontologie de Platon, d’Aristote, de Plotin, de Nicolas de Cuse, afin de mieux comprendre comment Pic s’insère au sein de cette tradition et comment il y apporte son originalité propre consistant précisément à concilier, à la suite de Ficin, Aristote et Platon. De ce fait, le jeune noble qu’était Pic, ce précoce autodidacte, se tournera naturellement vers Marsile Ficin, figure majeure du néoplatonisme florentin, qu’il rencontrera afin de recevoir enseignement et conseils. « Ficin, avec cette étonnante faculté d’auto-persuasion qui le caractérisait, voudra toujours se convaincre qu’il avait trouvé en Pic le disciple fidèle dont il pourra modeler l’esprit pour en faire le dépositaire de sa science et de sa sagesse, alors que Pic ne verra qu’en Ficin, comme en tant d’autres personnages, qu’un initiateur qui pourra l’aider à franchir une nouvelle étape dans sa formation intellectuelle, au sein d’une démarche dont, par ailleurs, il restait le seul maître. »6 L’ « orgueilleux » Pic fut ensuite envoyé à Padoue, centre de l’aristotélisme renaissant où il découvrit surtout l’averroïsme et se lia d’amitié avec Elia del Medigo, un Juif érudit qui l’initia à la Cabale.
Un brillant chapitre est ensuite consacré aux rapports de la rhétorique et de la philosophie : la primauté de l’une sur l’autre était une question maintes fois débattue et il semble que Ficin ait opté pour la philosophie contre la rhétorique. S’ensuit le séjour parisien qui n’est guère un succès ; il n’assimile que fort peu la théologie scolastique et revient en 1486 à Florence où il poursuit son initiation à la Cabale et découvre l’araméen et le chaldaïque. La Cabale servira à Pic de paradigme pour l’intrinsèque communauté entre judaïsme et christianisme ; ces deux religions, à ses yeux, doivent être lues à travers ce troisième terme qu’est la Cabale afin d’apparaître dans leur splendide identité, et Pic ne se privera guère d’appliquer les principes cabalistiques à l’Evangile quitte à être suspecté d’hérésie car il verra en elle – la Cabale – le moyen ultime de la magie, c’est-à-dire la possibilité même d’obtenir une efficace sur la Cause première.
L’étude de la célèbre Oratio de hominis dignitate est l’occasion pour Louis Valcke d’étayer son refus d’un Pic annonciateur de la modernité : l’homme y est certes libre, mais il n’y est pas créateur de valeurs car celles-ci demeurent données par Dieu et non forgées par l’homme ; en somme, « l’ordre des valeurs est un donné qu’il peut accueillir ou récuser, mais qu’il ne peut d’aucune façon modifier ou remodeler. »7 La théologie y est toujours couronnement de la philosophie, et nul renversement axiologique ni épistémologique ne semble à l’œuvre dans ce texte pourtant emblématique de la Renaissance. Ouvrage profondément aristotélicien, on y présente néanmoins Aristote sous un jour plus ésotérique qu’il n’est réellement, afin de le concilier avec le platonisme, et l’idée de participation, dont Pic omet – volontairement ? – de rappeler les railleries du stagirite.
Valcke consacre les deux derniers chapitres de son étude à l’abandon progressif du néoplatonisme par Pic, qu’il n’avait jamais réellement admis ; rallié à Savonarole, il devient une autorité théologique à laquelle d’éminents intellectuels demandent conseil. Répudiant l’astrologie, puis, progressivement, Zoroastre et la sagesse égyptienne, il se détourne du néoplatonisme et revient à la « sobriété de l’aristotélisme le plus rigoureux. »8
En quoi y a-t-il alors continuité de la pensée de Pic, thèse centrale de l’ouvrage de Louis Valcke ? Comment « entre l’esprit qui animait les œuvres de jeunesse de Jean-Pic, fasciné par l’ésotérisme néoplatonicien et celui qui dominera ses dernières années »9 marqué par le refus de la cosmologie néoplatonicienne et le retour à l’aristotélisme pur, peut-on maintenir la thèse de la continuité de son œuvre ? Très certainement en remarquant que le souci principal de Pic fut d’assurer le salut de l’homme en soumettant, dans un geste fort traditionnel, la philosophie à la théologie afin de rappeler que seul le mystère de l’Incarnation constitue le cœur de la sotériologie.
- Louis Valcke, Roland Galibois, Le périple intellectuel de Jean Pic de la Mirandole, Presse de l’université de Laval, 1995
- Louis Valcke, Pic de la Mirandole, un itinéraire philosophique, Les Belles Lettres, 2005, p. 19
- Ibid.
- Arendt et ses grands raccourcis historiques inspirés de Heidegger, illustre bien cette opinion répandue, d’un humanisme entièrement soustrait à la religion. « Ce fut aussi finalement l’erreur des humanistes de penser qu’il serait possible de demeurer à l’intérieur d’une tradition inentamée de la civilisation occidentale sans religion et sans autorité. » in Hannah Arendt, La crise de la culture, trad. Patrick Lévy (dir.), Gallimard, folio-essais, 1989, p. 168
- On retrouve en effet cette vulgate d’un Pic accoucheur de la modernité chez maints auteurs, le dernier en date étant Alain Finkielkraut dans ses cours Nous autres modernes où Pic devient le paradigme infernal d’une modernité fondée sur l’autonomie humaine. « Pic de la Mirandole met dans la bouche de Dieu une splendide déclaration d’indépendance humaine. » écrit Finkielkraut dans son premier chapitre in Alain Finkielkraut, Nous autres modernes, Ellipses, 2005, p. 16
- Louis Valcke, Pic de la Mirandole…op. cit., p. 96
- Ibid. p. 225
- Ibid. p. 322
- Ibid. p. 333