Les Philosophes taoïstes

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Rémi Mathieu a proposé récemment une traduction complète des grands textes du taoïsme, publiée dans la Bibliothèque de la Pléiade, sous le titre Philosophes taoïstes. L’ouvrage contient le Lao zi (attesté à partir de -300 av. J.-C. environ), le Zhuang zi (composé à la fin du -IVè siècle ou au début du -IIIè siècle), ainsi que le Lie zi, probablement composé au -IIIè siècle. L’appareil critique est impressionnant : d’abord les trois œuvres, parfois traduites en différentes versions, sont précédées d’une introduction générale et d’une chronologie, puis suivis d’une bibliographie générale. Chacune est en outre précédée d’une introduction ainsi que d’une bibliographie particulières. Finalement, chacune laisse place à un appendice. Tous les chapitres de ces œuvres commencent par une notice explicative, à la fois savante et pédagogique. L’ensemble est accompagné d’annotations précieuses, dont la pertinence emportera l’adhésion du lecteur. Il restitue excellemment une pensée taoïste qui, par sa rationalité et la manière de vivre à laquelle elle aboutit, mérite amplement le nom de philosophie.

Le Lao zi ou Classique de la Voie et de l’Efficience (Daode jing), sur lequel nous nous concentrerons, prolonge des réflexions antérieures, notamment sur la préservation de sa vie, le renoncement au pouvoir et la communion avec la nature. Mais il propose une « rupture idéologique » (p. 4), il révolutionne la méthodologie et la pensée lettrée, d’une façon qui « semble faire table rase des usages » en matière de philosophie, et « les déconstruire méthodiquement en remettant cause tous leurs a priori » (p. 10). Désormais le dao n’est plus seulement le chemin de sagesse, la voie à suivre : il est un mystère, une transcendance supra-individuelle et « inaccessible à la raison autant qu’à la parole ». De là des prescriptions concises, voire volontairement hermétiques, mais réunies en un « traité cohérent », sorte de « manuel de survie » pour conseillers du prince désirant s’écarter des « valeurs et autres vertus reconnues par la classe des lettrés ».[1] L’ouvrage aborde les thèmes de la voie, la politique, la cosmologie, la culture de soi, longévité du sage, disparition souhaitable de l’Etat, spontanéité, non-intervention, etc.

L’amour du paradoxe rend la pensée de Lao zi inclassable, si ce n’est comme un « relativisme intégral », un idéalisme exacerbé, « un apophatisme quasi systématique qui le ramène toujours à une forme de monisme », enfin un antimilitarisme fleuretant avec l’apolitisme (p. 17). Rémi Mathieu ne cache pas ses réserves sur la pertinence de cette distance à l’égard de la politique, mais le Vieux Maître me paraît simplement averti que celle-ci ne règlera jamais une crise dont la source se trouve au plus profond de la conscience humaine. De ce point de vue, « s’auto-éduquer » ou « s’autogouverner » (zi hua ou zi zheng) semble particulièrement nécessaire. Au demeurant, Lao polémique et dénonce les solutions artificielles des maîtres à penser. Cette méthode rhétorique vise à combattre « la médiocrité intellectuelle » de l’époque, ainsi que les batailles guerrières elles-mêmes. De là un enseignement positif, « critique et propositionnel », qui vise à instruire, notamment par l’usage d’injonctions, d’impératifs. Autrement dit : « une doctrine dont les recommandations sont censées imposer les thèses » de Lao en vue de célébrer l’omniprésence et l’infinité du principe global et de l’énergie fondatrice (la « voie »).

 

L’austérité, et la trame de l’agencement cosmique

En soulignant que le langage n’est qu’un instrument de tromperie et que la parole porte l’inadéquation entre les mots et les choses, Lao zi sugfère que le langage fait obstacle à la connaissance de ces dernières, à la perception directe, et que pour accéder aux choses, pour observer les faits, il faut mettre de côté les mots, cesser de nommer, de désigner et de verbaliser. Le Vieux Maître considérait-il la verbalisation, en particulier la dénomination, comme un processus d’autodéfense habituel, produit par la peur, le besoin d’ordre et de sécurité ? En tout cas sa parole n’est pas séduisante, précisément parce qu’elle est fiable, conformément à son enseignement.[2] L’austérité de la théorisation me semble témoigner d’une extraordinaire simplicité intérieure, liée avant tout au total abandon du moi, à l’abandon de soi le plus absolu, ainsi qu’à la passion et à la beauté. Ni sévère ni brutale, cette austérité dépourvue de dureté et d’affirmation de soi agressive – est peut-être le résultat de l’amour, de la simplicité et de la liberté. C’est pourquoi, sans doute, elle n’empêche aucunement le recours à certaines images particulièrement poétiques, même si le style laoïste, aérien, reste généralement sobre, brumeux, dépouillé.[3]

Le philosophe retiendra de la lecture des Philosophes taoïstes que le système du monde a « une régularité logique (le cycle des saisons, par exemple) », mais sans que nous en sachions la nature, sinon les seuls effets : les choses et la complémentarité du yin et du yang. Lao zi ne définit pas le dao[4] mais l’auteur ne le définit pas, pour ne pas limiter l’illimité. Il le compare à « une image qui se veut un symbole » et il dit ce qu’il n’est pas, laissant donc « le lecteur sans repères théoriques » (n. 1, p. 11). S’agissant de la voie, soulignons que son mouvement est la réitération et le retour vers son origine, et que le commencement prime sur la progression. Emprunter la voie ressemble à « reculer… trébucher ».[5] Nous ne venons pas à elle, nous ne la recherchons pas : elle vient à nous, « sans être convoquée ». Il s’agit donc moins de cheminer, de conquérir, atteindre ou évoluer, que de faire retour au présent, de revenir à soi-même et de se transformer abruptement. La voie planifie tout de façon « nonchalante », comme un « filet céleste » omniprésent qui attraperait tout.[6] Cette nonchalance évoque des mailles lâches, larges, écartées, auxquelles pourtant rien n’échappe. Celles-ci me rappellent le « filet » (en sanskrit : prasiti) et « la trame » de l’agencement cosmique (le ta), images indiennes d’une continuité dynamique et non-linéaire, qui est « une perpétuelle reprise, une rénovation constante ».[7] Je constate qu’après Lao zi, les auteurs Chinois parleront d’un filet « grand », « dense », « cosmique », du filet « du mystère » ou « du ciel et de la terre », parfois en le mettant explicitement en rapport avec la durée.[8]

 

Les limites de la pensée

La cosmogonie laoïste conçoit l’engendrement de l’existence et de la présence (les choses) par la non-existence et l’absence (le cosmos). Zhuang zi abondera dans ce sens, en évoquant le temps où « il n’avait pas encore commencé d’y avoir des choses ».[9] Ce qui, notons-le incidemment, n’est pas sans rappeler plusieurs textes indiens, à commencer par le Rg Veda : « l’être est né du non-être (asat) ».[10] Mais la spéculation n’ira pas plus loin dans cette direction, Lao zi et ses successeurs critiquant le jugement, l’intellection, le savoir, l’intelligence, l’étude et les a priori artificiellement construits. J’y vois avant tout une critique de la pensée, au profit de l’intuition et de la communication directe entre sujet et objet.[11] Limitée, inefficace, la pensée est la source de nos problèmes et non pas leur solution. Le sage n’est pas seulement sans pensée préconçue : il n’a pas de pensée propre. Il se conforme à la pensée populaire, qui « propose spontanément les solutions qui conviennent ».[12] Peut-être Lao zi jugeait-il que les hommes possèdent une aptitude commune à réfléchir, voire à connaître la réalité en général ou à communier avec la réalité primordiale et immuable (le dao). Au demeurant, le summum bonum est de « savoir ne pas savoir », pour ne pas dire, socratiquement : savoir que nous ne savons rien. Il faut surtout « se connaître soi-même », insiste Lao zi, rejoignant ainsi la devise inscrite au fronton du temple de Delphes, comme de nombreuses déclarations des sages de l’Inde ancienne.[13] Le Vieux Maître invite également à « se vaincre soi-même », peu avant que le Bouddha ne déclare : « celui qui se vainc lui seul est en vérité le meilleur au combat ». Ces sages ont-ils donc connu ce que Nietzsche appellera « l’art de se faire la guerre à soi-même »[14] ?

 

Le naturel

Lao zi nous invite à ne faire qu’un avec les éléments cosmiques[15] et à retrouver la simplicité naturelle, à « retourner à l’état de nature fait de simplicité brute, état supposément dépourvu de désir, c’est-à-dire d’ambition ». Si le taoïsme fait la part belle à cette simplification de soi, comme à la négligence, l’insouciance, la spontanéité, jusqu’à l’inconscience elle-même, c’est qu’il situe l’excellence dans le naturel et l’involontaire (XXXVII, p. 77). Peut-être parce qu’il sait comment l’organisation mentale engendre la tension de nos énergies, et nos efforts inapaisés. Le mécontentement ou l’insatisfaction, la division et le conflit intérieurs, le dégoût de la vie ne naissent-ils pas, en effet, de la pensée ou de l’activité intentionnelles et organisatrices, soumises aux habitudes invétérées enracinées dans le désir et l’ignorance ? La souffrance sous toutes ses formes, et l’instabilité des états mentaux qui en est le signe, pourraient bien résulter de l’intention de faire un acte, de ce que Silbun appelle le « projet d’une pensée organisatrice et prévoyante qui dresse ses plans ».[16] Si Lao zi fait l’éloge de la puissance qui caractérise la faiblesse, n’est-ce pas parce que notre activité ou nos énergies intentionnelles elles-mêmes, étant enracinées dans le désir, sont tendues vers une fin, intéressées, centrées sur elles-mêmes, soucieuses, rigides et automatiques ? La femelle sereine, placide qui, écrit Rémi Mathieu, « utilise l’énergie du mâle à son profit », a bien compris l’avantage qu’il y a « à ne pas agir intentionnellement ».[17]

L’être vivant jeune, délicat, tendre, frais, susceptible d’être facilement détruit, d’être oublié ou mis à l’écart – se révèle suprêmement puissant. C’est, je crois, parce que ce vivant fragile, ou faible, peut résister à de grandes forces destructrices et rester intact, ou renaître après avoir été détruit. Les petites branches des arbres restent toujours souples, frêles, et à leur naissance les arbres « sont souples et fragiles ».[18] Quant aux arbres flexibles, ils ne sont frappés par aucune hache. Tenant la souffrance pour le résultat de l’absence de souplesse, le Buddha dira en ce sens que « la culture et le progrès de la pensée » conduisent « à la souplesse et à la maniabilité » de l’esprit, « de même que parmi les arbres le phandana (une Rubiacée) est célèbre pour sa souplesse et sa mania­bilité ». Il s’agit d’être capable de se laisser détruire facilement pour renaître à nouveau.[19] La vertu est faible ou vulnérable, au sens où elle est la vulnérabilité, ou bien tire sa force de la vulnérabilité. Le dao est aussi fort que dix mille hommes et doté du pouvoir de l’être le plus vulnérable. Manière de dire, avant Nietzsche, que la vie supérieure est celle qui, ne refusant rien, est la plus capable de supporter le nouveau, l’étranger ou l’autre comme tels, et de les ressentir comme une chance, capable d’accueillir l’excitation de l’étranger.[20]

 

L’efficience et instantanéisme

Soulignons combien les taoïstes valorisent la propriété de produire des effets, le principe agissant, le pouvoir actif ou intérieur : « l’efficience » (de), qu’ils associent au naturel, à la spontanéité et à l’involontaire.[21] L’efficience du dao serait-elle ce qui crée et produit la réalité, ce qui étaie le monde, ce qui prolonge l’angoisse comme ce qui nous en délivre ? Le Vieux Maître paraît identifier la réalité à l’efficience elle-même, la caractériser par la même efficience que celle qui, pour le Buddha, était « un pur jaillisse­ment instantané qui sort du néant pour y retourner aussitôt ».[22] Cette efficience serait compatible avec le repos intérieur. N’existerait que l’acte présent et efficient. Nos propres actes devraient être efficients et libres, donc spontanés, délivrés de l’automatisme. Cet acte nous unirait à l’instant réel, en une parfaite quiétude. Le sage taoïste serait toujours en acte, comme le moine bouddhiste qui, ayant satisfait tous ses désirs, « ne se tend plus vers l’avenir et ne se soucie plus du passé. Il demeure ferme dans un éternel présent ».[23]

Après Aristote, Lao distingue différent sens du « bien » selon diverses catégories, mais là où le Stagirite faisait de l’occasion le bien selon la catégorie du temps, Lao, lui, voit dans « le choix du moment » le bien « en termes de mouvements ».[24] Autrement dit, « la nature en action dont l’honnête homme doit s’inspirer […] est ce qui s’applique en matière de temps où l’on se doit de suivre le moment opportun (shi) comme c’est le cas des saisons, de l’alternance des jours » (pp. 13-14). Cette relation étroite entre instant et efficience transparaîtra bien chez Zhuang zi, dans la description du cuisinier Ding, dont la rapidité n’a d’égale que l’habileté.[25] Au terme de cette description, l’attitude et la conduite du cuisinier font comprendre à un prince « comment on peut nourrir la vie ! », c’est-à-dire, précise le passage immédiatement précédent, « conserver sa propre personne, préserver sa vie intacte […] épuiser toutes les années [concédées par le ciel] » – « idéal réaffirmé, note Rémi Mathieu, par-delà les divergences idéologiques ».[26] Cette capacité me paraît relever, avec les techniques de longue vie, d’un temps construit dont se distinguerait le moment sans doute propice, décisif, critique, dont Lao évoquait le choix – probablement l’instant du succès, le moment durant lequel s’exerce une efficience qui n’est pas le propre d’un acte mental, de la volonté ou de la pensée, de l’intention et de son activité temporalisante. Cette perspective semble avoir dépassé le stricte cadre du taoïsme.[27]

L’efficience relève de l’involontaire, du naturel, de la spontanéité et, en ce sens, d’une certaine passivité.[28] Rémi Mathieu note que « l’explication technique » de l’affirmation selon laquelle la voie est « semblable à un arc bandé » (LXXVII) « échappe à bon nombre de commentateurs » (p. 110, n ; 1). Mais chez Lao comme chez Héraclite, l’image de l’arc évoque vraisemblablement un accord avec soi-même qui est une harmonie entre des opposés, à savoir : « ce qui est supérieur… ce qui est inférieur » pour Lao zi, peut-être les deux extrémités de l’arc – et « les deux directions » pour l’Obscur, les tensions inverses produites par l’arc et la main de l’archer.[29] Peut-être que la voie abaisse le supérieur et élève l’inférieur au sens où bander un arc revient à lui ôter, pour ainsi dire, une rigidité superflue, et à lui ajouter une souplesse qui lui manquait. Lao zi semble vouloir dire, à tout le moins, que la nature élève ou complète ce qui est souple, jeune, fragile, car c’est ce qui relève du manque, ou ce qui est inférieur, toujours en dessous.[30]

Cette édition des écrits taoïstes donne beaucoup à penser au philosophe, et constitue un outil précieux pour l’enseignant en philosophie. Pour tout un chacun, les mystères, « errances et divagations » de ces écrits seront source tantôt de fascination, tantôt  d’émerveillement, et le plus souvent de liberté d’esprit.

***

[1] p. 3. La plus ancienne version, datant de la fin du ~IVè siècle, contient 40 % du texte canonique. L’œuvre semble avoir eu dès ses débuts la forme d’une suite d’apophtegmes, en tant que telle dépourvue d’« agencement parfaitement logique » (p. 5).

[2] « Les paroles fiables ne sont pas séduisantes, les paroles séduisantes ne sont pas fiables » (LXXXI, p. 114)

[3] Il s’agit par exemple d’« embrasser la nature brute », de « fondre son cœur dans le chaos originel », de « s’harmoniser avec les brillances (du soleil et de la lune ?) et s’identifier au monde des poussières », le monde terrestre sombre. Il est néanmoins d’emblée question, plus lyriquement, de « ce qui ouvre la porte à toutes les merveilles » (I, p. 49), puis de « propager sa lueur aux quatre directions » (X, p. 56), ou de « la divine puissance de la vallée [qui] ne meurt jamais », c’est-à-dire la puissance d’engendrement du dao. « Toutes choses ainsi foisonnent à foison » (XVI, p. 61), écrit Lao, avant d’ajouter : « si joyeuse est la foule humaine, comme au banquet d’un grand holocauste ! Comme au printemps à l’ascension des belvédères » (XX, p. 64), où les hommes montaient pour contempler les nuages et l’éveil de la nature.

[4] Chez Lao zi, le dao reste encore la voie, « le chemin que l’homme de sagacité s’engage à emprunter » (p. 11), une voie de la sagesse qui « vise à faire son bien propre et le bien d’autrui », en étant désormais « semblable à la nature ». Dao (道) peut signifier littéralement « « un processus » (辶) que chaque « homme » (首) doit suivre pour progresser sur la voie de la sagesse » (p. 10-11).

[5] LXIV, p. 101 et XL, pp. 81-82.

[6] « La voie… vient d’elle-même, sans être convoquée. Nonchalamment, elle excelle à tout planifier. Le filet céleste s’étend partout sans que rien lui échappe » (LXXIII, 108).

[7] Lilian Silburn, Instant et cause, éd. de Boccard, Paris, 1989. Pour les Veda, les dieux et les premiers sages ont tissé ce qui est agencé. Le tissage (tan-) lent ou indéfiniment recommencé est l’image de l’acte efficient qui trame et structure le cosmos agencé, « l’acte efficient qui tend et étend le fil ». Il illustre l’agencement cosmique (le rta), la texture temporelle, en particulier la durée de l’agencement sacrificiel. L’activité organisatrice tisse la durée et agence les temps. Elle est une pensée efficiente par son inten­tion. La trame de l’agencement sacrificiel est tissée, propulsée peu à peu, par des actes d’adaptations discontinus, qui forment des nœuds ou des coïncidences voulues et, de ce fait, efficientes. La notion temporelle primordiale est formée par « le rythme alterné des deux fileuses, le jour et la nuit », qui tissent et détissent la continuité temporelle. Comme leur trame est sans fin, la continuité est un tissage qui « doit recommencer indéfiniment ». Chez Lao zi, le « fil de la voie » ou sa « trame » (XIV, p. 60) ce sont « les principes, écrit Rémi Mathieu, les normes et règles […] qui régissent la voie dès son commencement » (n. 2).

[8] Le titre d’un texte taoïste (un texte Shangqing des Six Dynasties) écrit entre le IIIè et le VIè loue le « corpus Dongzhen sur la marche sur le filet céleste ». « Le grand filet (daluo) » est le plus haut des cieux, le « filet dense » (yuluo) dont parle un lettré autour du Vè et du VIè siècles (Tao Hongjing, Les Déclarations des authentiques ou Zhengao), cf. Olivier Boutonnet. Le Taoïsme Shangqing et les Religiosités lettrées dans la Chine du VIIIe siècle. Religions, Université Paris sciences et lettres, 2019. Français. ffNNT : 2019PSLEP050ff. fftel-03917106, p. 30. Au VIIIè, Wu Yun écrira un Filet du Mystère (Xuangang lun) et fera de la trame l’image de la spontanéité, ainsi que du plus élevé des cieux, des nuages, ou d’une configuration d’étoiles qu’il s’agit de retracer pour accomplir la voie (cf. Shenxian kexue lun et O. Boutonnet, ibid., p. 175), etc. Pour lui, la spontanéité (ziran) sera « le filet du ciel et de la terre » (Les Randonnées chez les immortels ou Youxian shi), « ce qui entre au terme du manifesté et sort d’avant l’indifférencié », et dont nul ne « devine les prémisses […] la permanence de la Voie et de la Vertu » (Xuangang lun, ch. 1, in fine). « Le grand filet cosmique (daluo) » – le plus élevé des cieux – seul resplendit sur les palais célestes où « le temps […] se mesure en éons », et où séjournent les authentiques (La Marche dans le Vide ou Buxu ci). L’un de ces palais, celui du panthéon de l’école taoïste de la « Pureté supérieure (Shangqing), est le « belvédère des Trames étincelantes (qihe) ». Le poète dira y monter temporairement, occasionnellement (« tantôt »), lui qui, « partageant la longévité prodigieuse d’une ère cosmique, le temps d’un souffle, [voit] croître dix mille cédrèles » (L’Ascension vers l’authenticité).

[9] Cf. I, p. 49. Lao fait naître le monde phénoménal, l’existence, de la non-existence, de ce qui lui est antérieur mais immédiatement conjoint. La présence, le déterminé, l’il-y-a (you) naît de l’absence, l’indéterminé (wou), l’il-n’y-a-pas, condition nécessaire du surgissement des choses (p. 81). A sa suite, Zhuang zi déclare que, dans l’Antiquité, certains ont considéré qu’au commencement « il n’avait pas encore commencé d’y avoir des choses », il n’y avait rien. cf. II, 38 ; XXIII, 348 ; XXIV, 373. – « le savoir suprême », 195.

[10] « Dans l’âge antérieur des Dieux l’être est né du non-être (asat) » (RV X, 72, 3). Cf. RV X 92 et RV X 129 : l’Un (tantôt masculin, tantôt neutre) a précédé dans l’existence l’être et le non-être. Il est « fixé au nombril du Non-né », il « respirait de son propre élan ». « Vide », il prit « naissance par la puissance de l’Ardeur », alors que cet Univers « n’était encore qu’onde indistincte ». Ces idées seront prolognées par les Upaniad : « A l’origine, tout l’univers n’était que non-être. Il devint être » (Chāndogya Upaniad, III, 19, 1). « Au commencement… il n’y avait que l’unique, sans second, que l’Etre. Certains ont dit, il est vrai : au commencement il n’y avait ici, unique, sans second, que le non-être. De ce non-être naquit l’être. Mais comment en serait-il ainsi ?… Comment du non-être l’être naîtrait-il ? » (ibid., VI.2.1-2 ; paroles d’Uddalaka Aruni, père de Svetaketu). Mais à côté des penseurs aphopatiques, Zhuang zi mentionne ceux pour qui, au commencement, il y avait des choses, qui n’étaient cependant pas encore limitées, ou qui étaient limitées mais pas encore vraies ou fausses. L’apparition du vrai et du faux aurait fait perdre la voie et, ainsi, engendré les préférences affectives.

[11] Cf. pp. 81-82, 101 et 372.

[12] « L’homme sagace est toujours sans pensée préconçue », il se conforme à la pensée populaire (« le cœur des cent familles [du peuple] », XLIX, p. 87). La pensée populaire « propose spontanément, note Rémi Mathieu les solutions qui conviennent » (n. 1).

[13] « Savoir ne pas savoir est le plus grand des biens » (LXXI, p. 106). « Il est clairvoyant, celui qui se connaît lui-même » (XXXIII, p. 75) ; « l’homme sagace se connaît lui-même, mais ne cherche pas à se montrer lui-même » (LXXII, 43, c’est pourquoi « il rayonne » [XXII, p. 66], alors que celui « qui cherche à se montrer ne rayonne guère », XXIV, p. 67. Comme chez Saint Augustin, « la lumière de la gloire est dissimulatrice ; l’obscurité de la solitude, révélatrice »). Cf. Aitareya Aranyaka (entre -800 et -500 av. J.-C.) : « Je connais autant les dieux à partir de moi-même que je me connais à partir des dieux, car c’est de moi-même que ceux-ci reçoivent des offrandes, c’est de moi-même qu’ils sont constitués ». On se souvient des paroles du brahman Iarchas : « Nous autres indiens connaissons tout justement parce que nous commençons par nous connaître nous-mêmes ; personne d’entre nous ne parviendrait à la philosophie s’il ne se connaissait tout d’abord lui-même » (Philostrate [IIIè siècle], Vie d’Apollonius de Tyane). Voir également Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad (entre -700 et -500 av. J.-C.) : « c’est le soi seul qu’il faut regarder, qu’il faut entendre, qu’il faut penser, qu’il faut considérer… ; c’est en voyant le soi, en l’écoutant, en le pensant, en le discernant qu’on connaît l’univers ».

[14] « Il est puissant, celui qui se vainc lui-même » (XXXIII, p. 75), cf. Hnz., XII, 9b ; Lie, II-17, 26 ; et les paroles du Buddha : « De celui qui vainc mille milliers d’hommes au combat et de celui qui se vainc lui seul, ce dernier est en vérité le meilleur au combat » (Dhammapada, § 103). Nietzsche décrira de même « la guerre que [l’homme] est », et fera l’éloge de ceux qui, tels Alcibiade, César, ou Léonard de Vinci, manifestent « la virtuosité et la finesse véritables dans l’art de se faire la guerre à soi-même, donc la maitrise de soi, la duperie de soi » (Par-delà bien et mal, § 200).

[15] Il « s’harmonise avec les brillances (l’éclat des astres) et s’identifie au monde des poussières » (les sols de la terre) (LVI, p. 94) ; « l’homme sagace… fond son cœur dans le chaos originel » (XLIX, p. 87) ; « la simplicité brute du sans nom est dépourvue de désirs » (XXXVII, p. 78).

[16] L. Silburn, op. cit., p. 213.

[17] XLIII, p. 83 et p. 98, n. 1. La souffrance est notre activité ou nos énergies intentionnelles elles-mêmes, dans la mesure où elles sont instables, sans cesse fluctuantes, agitées, excitées et dispersées. « Un trait caractéristique de cette activité et dans lequel je chercherais volontiers la cause ultime du devenir temporel, écrit Silburn, est son absence de sou­plesse (passaddhi). L’homme n’a pas la libre-maîtrise des instants ; la passion l’entraîne en un violent courant ; il ne peut se reposer un seul moment » (L. Silburn, op. cit.).

[18] La vulnérabilité puissante dont nous parlons semble évidente dans le cas de la fleur, de la jeune feuille de printemps et du brin d’herbe qui pousse entre les pavés. La « grandeur » ou à la noblesse de l’homme, dira Pascal, est liée à sa faiblesse ou à sa « misère », attendu que des bactéries suffisent pour le tuer et qu’il est aussi fragile que « le plus faible roseau de la nature » (Pensées, Lafuma 200). Il tenait de Montaigne que même un Empereur fini dévoré par les vers de terre (Essais, II, 12). Mais contrairement à la noblesse pascalienne, la force dont parle Lao zi n’est pas celle de la pensée : la vulnérabilité est une force étrangère à la pensée. Cf. Lao zi, LXXVI. Les arbres ont des racines rigides, ceux qui sont morts sont desséchés, flétris, et les arbres inflexibles, utiles aux menuisiers, finissent découpés à la hache.

[19] Cf. Silburn, op. cit. Dans le bouddhisme indien aussi la souplesse est source de spontanéité. Peut-être est-ce cet assouplissement de la pensée qui explique les pouvoirs surnaturels dont parle Lao zi, comme il explique ceux dont parle le Buddha.

[20] Lao semble faire référence à un pouvoir d’être blessé sans être jamais blessé effectivement, au fait d’être exposé aux blessures, aux coups, très sensible aux attaques morales, aux agressions extérieures, sans nous défendre, ni résister, ni nous protéger, de façon à n’en garder aucune cicatrice et à renouveler immédiatement nos forces, à retrouver notre intégrité comme si nous n’avions jamais été blessé ! La vulnérabilité permet d’échapper aux blessures, comme si elle rendait invulnérable. Cette force de la faiblesse est une vulnérabilité superficielle qui cache une profonde invulnérabilité, comme l’eau souple et faible n’a pas d’égal pour « s’attaquer au rigide et au violent ». Car « la faiblesse l’emporte sur la violence » (LXXVIII) ou, comme le dira Saint Paul, « les choses faibles du monde confondent les fortes ». Lao zi,. Saint Paul : « DiIeu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes » (I Co I/27). Au contraire, résister, se défendre ou se protéger, en s’isolant pour qu’on ne nous fasse plus jamais de mal – se créer une carapace, construire un mur autour de soi, dit le langage courant – n’empêche pas d’être blessé, d’être profondément meurtris.

[21] Lao zi la qualifie de « mystérieuse » (p. 29), d’« authentique…surabondante… durable… foisonnante… universelle », ample, etc. 91-92.

[22] Silburn, op. cit., p. 327.

[23] Ibid., p. 325.

[24] « En termes de mouvement, le bien réside dans le choix du moment » (VIII, p. 55). Les catégories taoïstes sont ici la position, la pensée, le don, la parole, le gouvernement, l’entreprise et le mouvement. La catégorie aristotélicienne de « lieu » devient une des significations du bien (le bien selon la position, laquelle était elle-même une catégorie chez Aristote).

[25] Zhuang zi décrira en ces termes le cuisinier Ding découpant un bœuf : « ses mains frappaient, ses épaules se contractaient, ses pieds piétinaient, ses genoux pressaient zip ! à chaque coup de couteau vlan ! Pas un son qui ne fût en mesure, comme s’il accompagnait [une] danse […], puis comme s’il était semblable à l’air [d’une pièce musicale…] « Après dix-neuf ans d’utilisation, la lame de mon couteau semble être tout récemment passée sur la meule » », se vantera le cuisiner (p. 209). « Chaque fois que j’arrive sur une jointure, j’observe bien là où il est difficile d’intervenir et, prudemment, je reste sur mes gardes et observe où je dois m’arrêter. Je déplace alors mon couteau avec une grande minutie et slap, je coupe ! C’est comme de la terre qui tomberait sur le sol » (p. 210).

[26] pp. 210 ; p. 209, avec la n. 1

[27] Chez Zhuang zi, l’efficience est « calme et détachement, silence et solitude, vacuité et indétermination, ainsi que non-intervention » (ces déterminations forment « la matière même » de l’efficience et de la voie, p. 387). Elle implique équilibre, aisance, repos, et elle est associée à la parfaite fonctionnalité des organes sensoriels (p. 372). L’homme sagace qui est inactif est suprêmement efficient : il s’unit à l’efficience de la nature, se meut selon la manière d’agir de la nature, et inscrit sa vie dans l’action de celle-ci. Le cœur « est au comble de l’efficience » lorsqu’il « n’éprouve ni souci ni joie » (p. 388). L’interpolation d’un légiste dans le Zhuang zi donne : « dans l’Antiquité, l’homme véritable […] considérait […] le savoir comme devant être en relation avec le moment opportun, et l’efficience comme ce à quoi l’on doit se conformer » (p. 254).

[28] Celui qui suit sa nature spontanée, sans agir intentionnellement, est suprêmement efficient, même s’il ne semble pas efficient du tout (XXXVIII, p. 78, n. 4 et Zh., XVII, 254 ; XLI, p. 82. L’efficience rend semblable au nouveau-né (LV pp. 92-93), image d’une alliance entre « puissance et souplesse, spontanéité brute et absence d’intention », explique Rémi Mathieu (n. 1, p. 93). Ajoutons que l’efficience peut naître de la conformité à une norme, par exemple politique (cf. LXV, p. 102 : elle peut consister à toujours pouvoir se conformer « à un modèle [politique idéal] »).

[29] « ce qui est différent de soi-même s’accorde avec soi-même ; il y a une harmonie dans les deux directions, comme dans l’arc et dans la lyre » (fragment 51 p. 79 ?). Certes chez le Vieux Maître, l’arc semble figurer d’abord la flexibilité, la souplesse et, en ce sens, la faiblesse et la fragilité (La citation s’insère entre deux éloges de la souplesse, la faiblesse et la fragilité (LXXVI et LXXVIII) Lao zi vient de condamner « une armée (litt. : les armes) rigide-inflexible » (p. 110, n. 2, cf. XXX, 17). Mais il illustre peut-être aussi la rigidité et la roideur propres à la tension, à l’effort de bander, voire l’union ou l’accord entre souplesse et rigidité, flexibilité et inflexibilité, détente et tension, sorte d’harmonie entre la différence et l’identité à soi. « Les dix mille êtres, dont les plantes et les arbres », ne sont pas, en effet, toujours « souples et fragiles » : ils ne le sont qu’« à leur naissance », alors qu’« à leur mort, ils sont desséchés et flétris » (LXXVI). L’arbre « inflexible sera frappé [par une cognée] ». Ajoutons que, s’il est trop rigide, il ne deviendra jamais un arc. Mais, à l’inverse, il est impossible de faire un arc avec une simple brindille, et ce ne sont pas non plus les nouveau-nés qui utilisent cette arme, mais bien les hommes faits. L’arc est l’image de la voie de la nature, qui n’est pas seulement faiblesse et vide, mais aussi élévation et complétion, ou complétude, remplissement, acte de combler le manque. L’eau est puissante, et non pas seulement « souple et faible » : elle est insurpassable « pour s’attaquer au rigide et au violent ». LXXVIII

[30] A l’inverse, elle abaisse ou élimine ce qui est rigide, mort, et puissant, car c’est ce qui relève du superflu, ou ce qui est supérieur, toujours en dessus. Tel est le sens de l’opposition entre le Prince et le peuple, ou entre la racine et les rameaux. Les extrémités de l’arc illustreraient ainsi les extrêmes identiques, les opposés qui sont unis, les contraires accordés.

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