Introduction : sensationnisme et associationnisme
Le texte[1] de Laurent Jaffro, professeur de Philosophie morale à l’Université Paris I Sorbonne, est difficile à manier. Dans l’idéal, la recension se donne pour principal objectif de faire la synthèse raisonnée d’un contenu livresque qu’on espère de qualité et dont, à vrai dire, on redoute la complexité. Car, une fois le livre refermé, c’est à nous qu’il incombe, en l’espèce d’un résumé pour le mieux arbitraire, d’expliquer les complexités que le livre contient. Et de difficultés, il y en a pléthore. Quoi de plus évident, d’ailleurs, lorsqu’il s’agit de mettre sur l’établi de l’analyse conceptuelle les subtilités que recèle la notion de goût. Celui-ci semble tout autant s’installer dans la matérialité d’un support objectif – livres, toiles, sculptures, gastronomies – que dans l’esprit de l’homme de goût qui en repère immédiatement les qualités extrinsèques.
Reformulé schématiquement, on appellera sensationniste la thèse d’après laquelle les qualités sensibles des objets « artistiques » encouragent des réponses esthétiques particulières – à « l’initiative des objets eux-mêmes » – et associationniste l’idée d’une répartition peut-être plus équitable entre la sensibilité et les facultés mentales du spectateur exercé – découpage théorique que Laurent Jaffro fera courir tout au long de son travail en développant les propositions de Burke, de Hume, de Gerard, de Hutcheson et consort.
On comprendra dès lors la pertinence du sous-titre de l’ouvrage étudié : « psychologie et esthétique au siècle de Hume ». Mieux : on en supputera les problématiques avant d’en avoir pris connaissance in extenso. Aussi, fort de l’ambition d’un tel projet, à savoir ramasser et expliquer les théories afférentes à la question de la règle du goût « au siècle de Hume », nous posons le choix de donner à lire et à penser en format court l’intelligibilité de la notion de goût dans sa formulation humienne, « pivot » de l’ouvrage en question d’après les propos de Laurent Jaffro – à charge pour nous de rappeler, au fil de la discussion, les questions auxquelles s’attaque l’auteur.
A : La distinction du bon goût
L’opinion se rit de la question qui vient. Elle regarde, mi-fascinée mi-amusée, l’érudit chapitrer une œuvre, en expliquer par la grâce du principe de raison suffisante les causes sensibles par le truchement desquelles l’esprit du regardeur en subit les effets. Pour le spectateur extérieur, l’érudit semble disposer d’une paire de lunettes conceptuelle susceptible de mettre en lumière les points saillants par lesquels l’émotion transite. Il semble tout disposé à indiquer les voies de circulation de ce que Barthes nomme dans le Chambre claire[2] le punctum. Sont-ce là sa culture personnelle, son « studium » ? Dit autrement, par quoi précisément l’homme de goût se distingue-t-il ? A quelle gymnastique intellectuelle dut-il s’astreindre pour discriminer les œuvres, pour séparer le bon grain artistique de l’ivraie environnante ?
Joseph Addison (1672-1719), homme d’Etat et poète anglais, fondateur du Spectator, met en mots cette particularité propre à l’homme de goût : Il « voit le monde, pour ainsi dire, sous un autre jour, et […] il y découvre une infinité de charmes, qui se cachent à la plupart des hommes »[3]. Expressément, Addison déploie la thèse d’un goût-détecteur à la recherche des « perfections spécifiques » de l’œuvre. Chez lui, cette détection est moins l’occasion d’une hiérarchisation des productions artistiques entre elles qu’une manière d’expliquer la prévalence d’une activité esthétique de haute voltige – les sublimités de la narrativité chez Tite-Live par exemple.
Le Spectateur devient ainsi le cadre dans lequel s’exerce une critique au sens noble du terme, discriminant, faisant preuve de goût, sentant comme il convient de sentir – il lui sera toutefois reproché de passer à côté de Shakespeare – et se refusant à toute forme de subjectivisme ; l’œuvre (littéraire) s’y trouve sondée par le critique et ce sont bien des qualités inhérentes à cette dernière qu’il s’agit de révéler sans pour autant s’éloigner de la dimension subjective (et non particulière) du goût. Le Spectateur parvint à proposer à un rythme quotidien une analyse critique s’adressant aussi bien à la raison qu’au goût du lecteur, atteignant ainsi une sorte d’acmé de la critique qui ne dissipa pourtant pas la diversité de la réception des œuvres.
B : L’antinomie du bon goût
S’ensuit donc le problème de la divergence des goûts des critiques. En effet, bien qu’Addison établisse une typologie des valeurs relative aux plaisirs que suscite la contemplation d’une œuvre – grandeur, nouveauté, beauté –, ne pourrait-on pas imaginer l’émergence d’un désaccord à leur endroit ? Laurent Jaffro prend en charge au chapitre deux (« la voie psychologique : Hutcheson et Hume ») l’antinomie qu’implique cette situation et la formule clairement :
« Le problème du gout provient d’une sorte de contradiction – une antinomie pourrait-on dire à la manière kantienne -, à l’intérieur même du sens commun, entre l’affirmation ou reconnaissance de certaines hiérarchies (Hume donne l’exemple d’un sommet de l’art littéraire, Milton, et d’un versificateur oublié, John Ogilby) et le verdict subjectif – qui est celui d’une certaine philosophie, le scepticisme, qui est celle de Hume lui-même. »[4]
L’antinomie qu’induit la règle du goût, canon esthétique qui assurera pérennité et développements théoriques au criticisme kantien, crée la surprise quand on l’aborde à partir de la philosophie antiréaliste de Hume, communément présenté sous les traits du philosophe sceptique et sensualiste – ce qu’il est incontestablement. Dès lors, l’intérêt de cette partie consacrée à la présentation de la délicatesse du goût consiste, d’une part, à donner à voir un Hume manifestement plus nuancé sur les questions d’objectivité et de subjectivité que ce que l’on aurait pu croire et, d’autre part, à ne pas lâcher la tension conceptuelle que propose le livre de Laurent Jaffro depuis le début au sujet de son questionnement préliminaire : qu’est-ce que le goût ? De quoi la règle du goût est-elle le nom ? Comment l’arbitrer ? Mais encore : qu’en est-il de la beauté que le bon goût semble traquer ?
On voit ici comment le fait même d’un accord autour de la grandeur de certaines œuvres demande à recevoir une explication que le cadre général subjectif du propos humien ne paraît pas pouvoir fournir ; dès lors apparaît la question du goût qui ne saurait être réduite au seul sujet pas plus qu’elle n’autorise de rétablir une beauté intrinsèque aux choses, qui ruinerait plus d’un siècle d’efforts philosophiques. Cette antinomie ne sera résolue que par un paradoxe fort bien analysé par l’auteur.
C : Le paradoxe humien
A l’instar d’Addison, Hume remarque la disparité des préférences évaluatives. En bref, il pose comme un état de fait, même au sein de l’agora des experts en matière d’art, la divergence des goûts individuels. Néanmoins – et en ceci Hume offre à la postérité une leçon d’honnêteté intellectuelle – en adoptant le modus operandi d’une méthode purement empirique et descriptive, la persistance dans le temps de principes esthétiques généraux ne laisse pas de surprendre. De là découle la nécessité de rappeler la pertinence de l’antinomie exposée ex ante. Le fait qu’une discussion soit susceptible – réminiscence du Don Quichotte de Cervantès – d’animer l’esprit de gens exercés à la dispute esthétique n’exclut pas un « accord des esprits en matière de goût et d’une hiérarchie évaluative. »[5]. Hume ambitionne donc de résoudre les difficultés engendrées par cette antinomie. Pour cela, il théorise la notion de point de vue approprié – celui-ci d’ailleurs n’étant pas sans rappeler certains propos d’Addison.
« Si nous voulions […] faire l’épreuve dans un cas particulier du pouvoir du beau et du laid, il nous faudrait choisir avec soin le moment et le lieu propice et porter l’imagination à l’état et à la disposition qui conviennent. Une parfaite sérénité d’esprit, un recueillement de la pensée, une juste attention prêtée à l’objet ; si l’une de ces circonstances manque, l’expérience sera trompeuse ; et nous ne serons pas capable de juger de la beauté dans toute son universalité. »[6]
Ici, Hume semble développer le canevas d’un goût correctement exercé pour permettre à l’appréciation individuelle d’estimer la beauté d’une œuvre « dans toute son universalité ». À cet égard, certaines clauses se doivent d’être respectées : une contemplation détachée des affections particulières pouvant biaiser l’observation, « une parfaite sérénité d’esprit » donc une concentration accordée aux détails, aux spécificités de l’objet ainsi qu’une complète remise en question des préjugés qui accompagnent toute démarche contemplative. Ensemble de clauses surprenant le lecteur accoutumé à lire Hume à partir de l’Enquête sur l’entendement humain. On apprendra – l’extrait De la règle du goût à témoin – qu’au centre esthétique de la philosophie humienne, une expérience supposément subjective pourra être jugée « trompeuse » et que l’universalité de la beauté sera normalement saisie à qui sait exercer son goût dans de bonnes conditions.
C’est l’une des conclusions qu’appelle la dispute œnologique des parents de Sancho tirée du Don Quichotte. Ils s’accordent unanimement pour juger de la relative médiocrité du vin qu’ils goûtent. En revanche, ils s’échauffent sur la raison qui conditionne un tel jugement : pour l’un, un désagréable goût de fer gâche le plaisir de la dégustation tandis que les papilles de l’autre distinguent un goût de cuir peu ragoutant. Une fois la barrique vidée clapote en son fond une clé de fer entourée d’une lanière de cuir, soit des qualités objectivement relatives au vin.
Aussi donc, contrairement à ce que l’on pourrait croire, et Laurent Jaffro taille dans les distinctions conceptuelles à des fins pédagogiques, la conception humienne du goût émerge sous les traits d’un subjectivisme non relativiste, soit d’une vision nuancée des « propriétés fonctionnelles et structurelles des objets » déterminant les préférences individuelles et évaluatives du goûteur. Comme le précise Laurent Jaffro :
« Subjectiviste sur le plan métaphysique – c’est-à-dire par sa psychologie, qui est la véritable « philosophie première » -, Hume est objectiviste, non pas à propos des valeurs, mais à propos de propriétés techniques dont l’appréhension ou la mention justifie, ou à tout le moins explique, nos jugements de valeur esthétique. En ce sens, il y a bien un réalisme humien, mais il n’est pas un réalisme de valeur esthétique. »[7]
Position humienne qui ne laisse donc pas de surprendre et dont il ne serait pas excessif d’interroger la cohérence et même la possibilité théorique[8].
Conclusion
En résumé, le livre de Laurent Jaffro constitue une introduction exigeante aux philosophes du goût du XVIIIe siècle anglo-écossais. Pour arbitraire qu’elle soit, cette brève recension aura eu dans l’idéal l’ambition de présenter un des multiples enjeux auxquels il se confronte.
Naturellement, le présent aperçu ne saurait épuiser l’ensemble des présentations que propose l’auteur ; les consolations addisoniennes font l’objet d’une belle analyse, tandis que se trouve convoqué James Harris dont les Trois traités de 1744 auront une postérité remarquable, Jaffro prêtant une attention toute particulière au premier des trois traités, consacré à l’esthétique musicale.
Notons également le vif intérêt que présentent les analyses de la mimétique chez Adam Smith, laquelle a déjà fait l’objet de nombreux travaux[9] mais reçoit ici un éclairage plus que bienvenu.
[1] Laurent Jaffro, La couleur du goût. Psychologie et esthétique au siècle de Hume, Paris, Vrin, novembre 2019.
[2] Roland Barthes, La chambre claire, Paris, Gallimard, 1979.
[3] Joseph Addison, Le Spectateur, n°409, p. 163.
[4] L. Jaffro, La couleur du goût, psychologie et esthétique au siècle de Hume, Paris, Vrin, 2019, p. 93.
[5] Ibid., p. 95.
[6] D. Hume, « De la règle du goût », dans Essais et traités sur plusieurs sujets, I, Traduction Michel Malherbe, Paris, Vrin, 2000, p. 269-270.
[7] L. Jaffro, La couleur du goût. Psychologie et esthétique au siècle de Hume, Paris, Vrin, 2019, p. 129.
[8] Pour une approche critique de la position humienne, partant du même constat que Laurent Jaffro mais ne parvenant pas aux mêmes interprétations, nous renvoyons à Thibaut Gress, L’œil et l’intelligible. Essai sur le sens philosophique de la forme en peinture, Tome I, Paris, Kimé, 2015, p.88-94.
[9] Nous pensons à Spiros Tegos, et à son article « Sympathie morale et tragédie sociale : Sophie de Grouchy lectrice d’Adam Smith », Noésis, 21/2013, p. 265-292. On y lit notamment ceci : « En revanche ce qui reste problématique dans ce récit est la fonction mimétique de l’imagination sympathique : les spectateurs sympathisent sur un mode peu développé, on pourrait dire que l’ensemble de la réflexion de Smith sur le raffinement de l’imagination perd du terrain et que les formes régressives de sympathie grossière refont surface. La maturité sympathique appuyée sur l’éducation morale n’occupe plus le devant de la scène. On régresse vers une sympathie mimétique et pré-morale, proche de la sympathie instinctive et contagieuse, plutôt immergée dans le plaisir et la douleur corporels issus de la sensibilité humaine, en deçà de l’imagination affinée de l’individu normalement socialisé au cours du progrès de civilisation. »