Introduction à la pensée de Maxence Caron (1/3) : La Vérité captive

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« La sagesse consiste à connaître Dieu et à se connaître soi-même.

La connaissance de nous-mêmes nous doit élever à la connaissance de Dieu. »

(Bossuet)

 

Il y a maintenant une année que paraissait aux Belles Lettres un ouvrage monumental, Le Verbe proscrit – De la philosophie[1]. Avec ce livre dont les dimensions impressionnent autant qu’elles peuvent décourager, Maxence Caron achevait l’exposition du système philosophique dont il avait donné les premières pages au public en 2009, dans La Vérité captive[2], et dont il a poursuivi l’approfondissement dans La Transcendance offusquée[3], paru neuf ans plus tard. Ces trois tomes, dont chacun est plus imposant que le précédent, forment donc une trilogie qui s’accomplit en Tétralogie à la parution, en 2023, du Traité fondamental de la seule Philosophie, ouvrage constitué par la reprise, comme en une strette de fugue à trois voix, des premières et dernières parties des trois précédents, sans les chapitres consacrés à l’histoire de la philosophie, ni les poèmes de conclusion. Les textes y sont réellement repris, au sens musical du terme, et non répétés ou pire : recopiés, offrant bel et bien au lecteur un livre neuf, par quoi d’ailleurs il n’est pas impossible de commencer d’approcher ce système philosophique, pour qui le souhaiterait. Dans ces quatre ouvrages, donc, et dont l’ultime n’est aucunement une compilation des trois précédents, mais véritablement leur summa, au double sens de la somme et du sommet, se formule la substance philosophique d’une pensée qui cependant se revendique symphonique : sens et son vont ensemble, au même pas, et par trois fois ils mènent le lecteur jusqu’à une conclusion poétique, où ils s’entremêlent d’une manière très inédite. Ainsi donc, le premier volume s’achève-t-il par un poème intitulé Chant de l’âme dans le Corps mystique ; le second par un poème intitulé Le Quadriloge éruptif, hommage sans doute au Quadrilogue invectif d’Alain Chartier ; et le troisième par une série de cinq Grandes odes archiloges, dont le titre n’est pas sans évoquer Claudel, mais dont la nouveauté de langue et de propos rend impossible de le rattacher à d’autres antécédents certains que les propres et précédents textes de Maxence Caron. Au reste, ce n’est pas la langue seulement de ces « envois » poétiques qui est renouvelée, mais celle-là même dans laquelle se fait la présentation du système, imprévisible et inventive, servante scrupuleuse et fidèle de la pensée dont elle est la manifestation, souvent aussi exubérante, luxuriante, efflorescente comme une végétation tropicale cultivée sous la serre d’une exigence spéculative qui la rend si touffue que parfois l’on est tenté de la croire impénétrable. Ainsi Céline pouvait-il écrire : « Je sais bien où je veux aller – Mais c’est tout plein de lianes… il faut abattre… et puis renouer… un sentier puis un pont… c’est la forêt tropicale… elle se referme derrière vous. »[4]

De là sans doute, pour une part, la situation singulière de cette œuvre dont l’ambition, qu’on la juge démesurée ou bien fondée, est incontestablement unique : c’est très et trop souvent l’auteur que l’on juge à chacun de ses livres, ou bien plutôt l’idée que l’on a décidé de s’en faire – et que l’on voit, a priori, confirmée à chacune de ses parutions, puisque l’on n’entend pas perdre son temps à le lire pour en faire la vérification empirique. Ceci peut-être explique, pour une part ce mystère : qu’il n’existe toujours pas, à ce jour, et quoi que l’on pense d’elle, une étude d’ensemble de l’œuvre philosophique de Maxence Caron. Sa difficulté intrinsèque, particulièrement celle à quoi le lecteur se trouve confronté dans Le Verbe proscrit, certes, n’est pas pour rien non plus, sans doute, dans ce fait. Aussi est-ce à cela que je voudrais tâcher de remédier, en proposant une étude de la totalité du système, laquelle je l’espère pourra servir d’introduction pour tous ceux-là que la complexité du propos de l’auteur désespère, fatigue ou accable ; ou bien encore à tous ceux-là, peut-être plus nombreux, qui craignent d’avoir affaire là seulement à l’expression que quelque démentialité. Car telle est peut-être la particularité extrinsèque la plus déroutante de l’œuvre de Maxence Caron, et spécialement des trois ouvrages qui en constituent la nervure philosophique, telle est donc sa particularité qu’elle est tenue par certains pour un pur délire, et par d’autres comme le produit d’un acte créateur « qui est certainement le plus important vu depuis longtemps en philosophie ». On me pardonnera donc de n’avoir pas trouvé d’autre moyen honnête d’y comprendre quelque chose, – que d’y aller voir, et de très près.

Cette brève étude suivra les articulations mêmes du système tel que son auteur l’a voulu exposer, et il marchera d’un pas ternaire, afin d’essayer de mettre à vif les nerfs de cet organisme en croissance perpétuelle, et dont la profusion ne me paraît comparable à rien d’autre qu’à celle de la Phénoménologie de l’Esprit. Ainsi, la première partie de cette étude sera-t-elle consacrée à La Vérité captive, c’est-à-dire au traité d’ontologie fondamentale ; la seconde partie sera consacrée à La Transcendance offusquée, c’est-à-dire à la théorie de la connaissance déduite de cette ontologie ; enfin, la dernière partie, la plus conséquente tout à la fois et la plus difficile, sera consacrée au Verbe proscrit, qu’il me paraît impossible de reconduire à l’une ou l’autre des catégories philosophiques en usage, et que l’auteur résume d’un mot dans son Traité fondamental de la seule philosophie : « Aimer »[5]. Au fil de cet examen, l’on verra se constituer le si singulier et scintillant lexique de Maxence Caron, dont la néologie augment d’intensité à mesure que le propos se fait lui-même plus dense, et que la quête de la Chose même dont il est question, comme eût dit Hegel, se fait pour lui-même de plus en plus difficile, et de plus en plus exigeante. Je tâcherai pour ma part de n’en abuser pas, et de donner toujours, dans la mesure de mes compétences, toutes les explications nécessaires à la bonne compréhension des termes neufs, nécessités par la nouveauté de cette pensée. Car mon propos est ici strictement didactique ; et il n’a d’autre ambition que de dresser une manière de manuel à destination de qui voudrait avoir de bonnes raisons de s’aventurer parmi les sentiers sinueux de ce système – ou de ne s’y aventurer pas, mais tout de même avec des raisons.

 

  1. Être

En 2005, Maxence Caron faisait paraître sa thèse de philosophie, intitulée Heidegger, pensée de l’être et origine de la subjectivité. Il avait auparavant travaillé sur la Logique de Hegel, comme l’allait montrer l’an suivant Être et identité, méditation sur la logique de Hegel et sur son essence. Le point commun de ses deux livres, outre les surprenantes qualités classiques de la langue dans laquelle ils ont été écrits, consiste dans le dessein qui fut chaque fois leur : rendre, le plus objectivement possible, la pensée de Hegel et de Heidegger à elle-même, la méditer selon ses rythmes et selon ses harmonies propres, et conduire sa cohérence interne jusqu’à ses plus extrêmes limites. C’est la raison pourquoi, paradoxalement, après l’exposition très fidèle de ces deux doctrines, la conclusion des deux textes en fait voir la possibilité inédite d’un dépassement en une direction qui était, alors, tout à la fois limpide et cependant encore indéterminée. Parce qu’il est particulièrement présent dans la première partie de La Vérité captive, c’est à Heidegger que je m’arrêterai afin de faire en quelque sorte la genèse immédiate de la pensée de Maxence Caron, ou du moins de l’aller surprendre au lieu où elle s’est formée, au lieu où elle a commencé de prendre conscience d’elle-même. À quel constat en effet conduit le grand livre de 2005, constat si simple en apparence qu’il n’avait jamais été médité en son sens auparavant ? À ceci que l’être heideggerien est toujours pensé par rapport à l’étant ; et l’on doit ici entendre l’expression au sens littéral : l’être est, dans la pensée de Heidegger, le procès de donation par quoi l’être se met en rapport avec lui-même, en faisant venir l’étant au grand jour, et en faisant retraite de soi dans l’obscurité possibilisatrice de toute manifestation. Qu’est-ce qu’être ? Venir en présence – ce qui est un acte, un mouvement dont Heidegger veut considérer qu’il est son propre fond et sa propre fondation, et que tardivement il nomme Ereignis, terme hélas trop évident en allemand pour être traduit de satisfaisante façon. Maxence Caron en préfère donner une éclairante paraphrase : « accord appropriant », l’Ereignis s’accomplissant lorsque l’être, par l’homme, à travers lui, revient à soi-même, ou encore revient au Même, s’accorde à soi, comme l’on dit de deux instruments qui cherchent leur unisson exact qu’ils s’accordent. Le propre de l’être heideggerien est de s’approprier, par le moyen de l’homme dont la vocation est d’être le lieu, le là (Da) de cette advenue de l’être à son identité. Le propre de l’être heideggerien est de se donner, c’est-à-dire non seulement de faire le don de soi à l’étant, en se retirant dans le secret d’une « crypte » intime afin de laisser à celui-ci l’espace de s’épanouir dans la manifestation, mais aussi et surtout de donner soi à soi-même, si l’on ose dire : l’être est l’acte de donner, en même temps qu’il est ce qui se donne, en même temps qu’il est ce à quoi il se donne. Ce que souligne Heidegger, c’est donc la co-appartenance de l’être et de l’étant à un domaine d’identité dynamique originelle qui se trouve résumé dans le terme allemand d’Ursprung : l’origine comme bond principiel, comme bond et rebond sempiternel de l’être donnant à l’étant sa présence manifeste en se retirant, et de l’étant faisant signe vers cette secrète réserve de par la fatalité qui le tisse de naître, de perdurer un temps, et finalement de disparaître. « L’être pose l’étant et simultanément s’en écarte, écrit Maxence Caron. L’être est le non-étant, il est l’espace pur, sa vibration ; mais cela, il l’est à partir de l’étant qu’il déploie ; ainsi l’être n’est-il rien d’autre qu’écart. Et cet écart donne l’espace nécessaire à ce que l’étant puisse naître, vivre et périr, en un mot : devenir. »[6]

Or, fait remarquer Maxence Caron, Heidegger n’exprime pas là, malgré qu’il en ait, une pensée qui soit en rupture avec la philosophie occidentale, mais au contraire il en profère la conclusion très cohérente, et parle en parfaite continuité d’elle. « Heidegger, poursuit-il, ne s’exprime pas sur ce qui pourrait excéder le champ de la stricte mise en lumière de l’être comme acte de diffusion – sur ce qui doit excéder ce champ afin que la configuration pulsive de ce champ trouve le fond de son élan interne. » Et d’ajouter : « Devant la nouvelle forme de vie que la pensée découvre, la pensée de Heidegger recule et se brise sur l’étant, épousant le mouvement continu de l’ouverture de ce dernier. »[7] En pleine et parfaite héritier de Hegel, l’auteur de Sein und Zeit conclut en reconduisant, en une magistrale « circularité d’abîme »[8], la manifestation à son propre mouvement, en laissant à elle-même la donation, bref, en identifiant l’être à l’apparaître, la présence au procès de venue en présence, c’est-à-dire au temps. Hegel nommait « devenir » le mouvement d’identification à soi de l’Absolu ; Heidegger nomme « temps » le mouvement d’appropriation à soi de l’être ; mais la structure de pensée est la même, qui entend interdire tout accès la considération d’un être doté d’une consistance propre, en amont du procès de manifestation. L’être, vidé de toute consistance, de toute in-sistance en soi-même, précédant et rendant possible qu’il puisse produire des étants, l’être ainsi conçu au crépuscule de l’histoire de la philosophie est, de manière très conséquente et très logique, identifié au temps. Littéralement, l’être n’est plus rien, sinon le mouvement par quoi, inexplicablement, il se donne un « contenu » chez Hegel, et un « répondant », ou un « correspondant » chez Heidegger, où il se révèle en propre dans l’événement de son propre retrait, dans l’événement de son propre se-différencier des étants qu’il pousse littéralement sur le devant de la scène de la manifestation. C’est là ce que Maxence Caron nomme le transcendement : l’être non pas comme ce qui consiste en soi-même au-delà des étants, et au-delà du mouvement de venue en présence des étants ; mais l’être comme ce mouvement même d’advenue, l’être comme toujours déjà rapporté à son autre, à ce qu’il n’est pas, et à ce sans quoi, pourtant, il ne pourrait pas être ce qu’il est. L’être comme cela qui, inexplicablement, s’insuffit à soi-même et nécessite son autre pour s’accomplir comme ce qu’il est. « L’essence de l’être pour Heidegger n’est pas l’être mais l’agir de l’être », lit-on dans La Vérité captive. Et encore : « la pensée heideggerienne ne recueille pas l’être en tant qu’être, mais l’être cantonné à son geste de diffusion, l’effet d’être, le jaillissement qu’elle ne sait pas rattacher à une source qu’elle pointe du doigt mais dont elle ne veut pas interroger en vérité la consistance »[9].

À partir de là devient perceptible l’intention unique qui rassemble les deux gestes philosophiques fondamentaux de Maxence Caron : 1/ d’une part établir la généalogie de cette progressive identification de l’être à ses effets, ce qu’il nomme le « préjugé transitiviste », qui consiste en son résultat historique à « trouver un principe légitimant que l’on réduise progressivement l’être à n’être que l’élan de transitivité par lequel l’étant arrive à lui-même »[10] ; et 2/ d’autre part et en parallèle à cette enquête menée à reculons de Heidegger jusqu’à Duns Scot, exposer en toute ses conséquences une doctrine de l’être pensé tel qu’en lui-même, dans sa consistance, ou dans sa stance propre, c’est-à-dire non-identique à sa manifestation dans les étants finis, et pouvant par-là même apparaître comme leur origine ou leur source[11]. Il s’agit donc de penser un être non pas identifié au transcendement, mais au Transcendant, c’est-à-dire à cela qui se tient toujours déjà infiniment au-delà de ce qu’il pose dans l’être, et qui ne pose tout étant dans l’être que grâce à la perfection de son être-en-soi, qui seul rend possible et pensable, alors, non pas un acte de diffusion de soi, mais bel et bien un acte de création. Créer : l’être transcendant depuis sa plénitude, depuis son repos parfait en soi-même, donne l’être à des étants qui ne sont pas lui, il leur donne de participer à l’être, sans cependant leur donner une part de lui-même, car précisément l’acte de création signifie donner à chaque étant un être propre, et non pas un être emprunté – soit il y a donation, soit il y a emprunt. J’y reviendrai. Ce que veut donc penser Maxence Caron, c’est un être non-identique à l’étant, un être non-identique au procès de manifestation de tout étant ; c’est donc très logiquement que, d’abord, il désigne son système comme « pensée de la Différence fondamentale ». Que l’on entende bien le sens de ces termes, qui ne disent pas un être comme différence, un être com-portant en soi la différence ou la différenciation d’avec soi, ainsi que l’Esprit absolu de Hegel ; mais bien au contraire l’être maintenu par la pensée dans sa différence infinie et absolue d’avec tout ce qui n’est pas lui, d’avec tous les étants contingents, et surtout d’avec son opération qui consiste précisément à leur accorder de participer indirectement à sa plénitude. « Il ne s’agit pas d’une différence dans le jeu de scission de laquelle l’être s’exprimerait, écrit Maxence Caron, mais d’une Différence en qui l’être ne se scinde pas, ne s’exprime pas, en qui il se distingue en son essence propre ; la Différence n’est pas l’expression isadelphe de l’être qui se dirait comme une différence, mais ce en quoi l’être apparaît en sa différence radicale et pour pouvoir apparaître précisément comme ce qu’il est. » Et l’auteur poursuit ainsi : « Le terme auquel l’être s’oppose n’est pas ce dont l’être a besoin, ou ce en quoi il se dirait aussi, n’est pas sa trace, sa dimension de finitude, etc., mais ce dont il diffère absolument. »[12] Voilà pourquoi dire, comme l’on pourrait être tenté de le faire, qu’il s’agit de penser l’être comme différent, c’est encore mal dire, car précisément c’est encore laisser croire qu’il entre dans la détermination essentielle de l’être d’avoir rapport à ce qu’il n’est pas. La différence ontologique de Heidegger est encore une différence au sein même de l’être, un pli (Zweifel) de l’être qui se met en retrait des étants qu’il laisse être, pour mieux revenir au Même. En d’autres termes, « l’être est l’Ereignis qui pose en lui un étant afin de s’en différencier, il n’est pas le différent de tout étant, mais, bien plus profondément, le se-différencier de tout étant qu’il fait et laisse être. »[13] La différence ontologique oblige donc à penser une dépendance de l’être envers l’étant, et finalement une réduction de l’être à l’apparaître de l’étant, considéré dans sa marge de respiration purement négative que souvent Heidegger assimile à l’obscurité d’une forêt, ou bien à celle de la nuit. La pensée de la Différence fondamentale, au contraire, pose l’être comme pleinement identique à soi, pleinement consistant en soi, avant toute position des étants, qu’il n’est pas, et qui pourtant sont. Il faut que l’être soit, pour faire être ; cependant que Heidegger considérait que c’est en faisant être que l’être est ce qu’il est, à savoir : le faire-être même des étants, par quoi l’être advient à son identité simple avec soi.

Une objection immédiatement se fait jour : dans l’œuvre heideggerienne, le jeu de pli et de dépli de l’être en lui-même, dont le lieu est l’homme ou bien plutôt le Dasein, permet entre autres choses de rendre compte de la présence, au sein même de l’être, de la pensée, c’est-à-dire de la possibilité de la mise à distance de l’être au sein même de l’être – puisque penser signifie faire apparaître l’être comme tel, ou encore : être l’espace de manifestation possible de l’être à lui-même, en lui-même. En effet, « le laisser-être heideggérien n’apparaît comme tel qu’en contraste avec un étant qu’il produit pour un soi afin d’appeler ce soi à prendre en charge le « est » de l’étant »[14]. Si donc, dans l’œuvre de Maxence Caron, l’être doit se concevoir excepté de toute différence intime qui le mettrait toujours, comme la dialectique de Hegel et comme le jeu de correspondance heideggerien de l’être et de l’étant, en retard sur lui-même ; comment alors penser la pensée ? Où la situer ? Comment expliquer la prise de distance possible de la pensée sur l’être, qu’elle peut se donner comme objet, qu’elle peut prendre en garde et considérer comme tel ? Et plus encore : comment penser le fait que cette prise de distance possible sur l’être constitue l’être même de la pensée ? Comment penser un fait, la pensée, dont l’être est de pouvoir prendre en soi assez de champ pour faire apparaître l’être en tant qu’être ? Comment penser un fait, la pensée, dont l’être et de n’être pas identique à l’être ? On connaît la réponse de Hegel, qui consistait à rabattre la pensée sur la négativité, c’est-à-dire le néant actif dans l’être même. Il en va tout autrement dès lors qu’est posée la Différence fondamentale de l’être en sa consistance propre, antécédente à toute position d’étant fini, contingent, non-identique à soi. La pensée pour Maxence Caron se définit d’un mot, qu’il faudra longuement expliquer : réflexivité. D’abord, ce terme signifie le propre de la pensée, qui est que pour elle, être et se voir être ne font qu’un. Et ce point, en tant qu’il fait pénétrer dans l’intime de l’architecture de l’esprit, constituera l’objet du second volume de la trilogie, La Transcendance offusquée, où la théorie de la connaissance, conséquence de l’ontologie fondamentale de La Vérité captive, sera déployée. Il en faut dire cependant quelques mots, déjà, puisque la découverte de l’être en sa Différence fondamentale est concomitante à celle de la réflexivité, comme cela même qui rend possible de faire paraître comme telle la teneur propre de l’être absolument transcendant. Car « l’enjeu est important : expliquer dans l’être – sans en amoindrir l’indépendance ni la Transcendance pour lesquelles l’homme lui-même est précisément mû à s’orienter par nature vers l’être – la relation de l’homme et de l’être. »[15] Mettre la pensée en face d’elle-même, c’est-à-dire penser la pensée, telle est la tâche qui d’emblée s’impose à qui veut, ensuite et en conséquence, penser de l’être une notion adéquate. C’est devant cet acte si simple que, aux yeux de Maxence Caron, l’histoire de la philosophie a toujours reculé. Le plus flagrant exemple de cet évitement étant la seconde des Méditations métaphysiques de Descartes, où l’auteur pleinement fait jouer la capacité réflexive de la pensée, mais s’abstient précisément de penser cette capacité. En d’autres termes, Descartes constate que la pensée est capable de se voir, mais il laisse dans l’ombre cette structure constitutive de l’esprit, pour en faire usage seulement. Il ne la médite pas, il la prend sur le fait, pour ainsi dire, et il s’en sert.

Ce que cependant il faut commencer par dire de la pensée, c’est donc ce que Descartes n’en dit pas, à savoir que la pensée est une perpétuelle inadéquation à soi-même. Au point de vue structurel, elle est toujours déjà plus qu’elle-même, ou pour dire autrement, elle est toujours distance pris en elle-même sur elle-même, – bref, tout fait de pensée se présente toujours comme une figure « fractale », selon l’image qu’aime à employer Maxence Caron. En tout acte de pensée, il est contenu, infiniment, que je puis le penser, et que je puis penser que je le pense, et que je puis penser que je pense que je le pense, etc. Tout acte de pensée contient en soi l’infini contracté dans soi. Cette teneur propre de l’esprit humain, je l’ai dit, sera l’objet des analyses menées longuement dans La Transcendance offusquée ; l’on peut et l’on doit cependant dire déjà ceci que la simple reconnaissance de ce fait est la reconnaissance d’une différence radicale de nature entre la pensée, comme champ de toute manifestation possible, y compris de la manifestation comme telle, et tout ce qui lui peut être donné comme objet – l’être des étants finis y compris. Et nous retrouvons ainsi la ligne de réflexion de La Vérité captive : le statut de la pensée, considéré telle qu’en elle-même, l’excepte par définition de tout ce qui n’est pas elle, de tout ce qu’elle peut prendre en sa garde, de tout ce sur quoi elle peut prendre recul, et de tout ce par rapport à quoi elle est toujours déjà une prise de distance ouvrant un champ de phénoménalité dont rien, pas même elle, n’est exclu. Or, « il faut bien que l’esprit se tienne en relation avec ce qui est absolument différent pour pouvoir précisément être lui-même différent du monde au point de le faire paraître en soi-même »[16]. Ce qu’il faut tâcher de rejoindre, c’est la source, c’est l’origine non de l’acte de différer de la pensée, mais de son être-différent, du fait que tout acte de pensée est précédé par sa dimension intime de possibilité qui s’énonce comme un champ de recul infini sur toute chose, avec la singularité que cette prise de champ advient au-dedans même de la pensée. Ce pourquoi il faut dire que la pensée est cette perpétuelle « rétrocession », comme l’écrit encore Maxence Caron, sur toute chose et sur soi-même, dont l’espace de possibilité est en elle ouvert infiniment.

Mais le plus difficile reste à faire, sur ce point, puisqu’il s’agit de comprendre maintenant comment s’articulent la différence mise au jour de la pensée par rapport à tout ce qu’elle peut penser, de la pensée donc comme être-à-distance de toute chose, condition de possibilité de la constitution même de toute objectivité – et la Différence fondamentale de l’être en lui-même, considéré dans sa consistance propre. Lisons un passage capital à ce propos : « Sans l’indépendance du Principe, que garantit précisément sa Transcendance, Transcendance elle-même garantie par sa Trinité, l’élan de la pensée (qui n’emprunte à rien de mondain sa possibilité puisque la pensée ne ressemble à rien d’extérieur à soi) ne pourrait être, car il n’aurait pas l’énergie d’être intentionnellement dirigé sur une forme d’unité la gouvernant à se tendre vers un objet qui est précisément son objet (quel que soit cet objet, c’est toujours la même forme unitive qui tend l’intention vers le pôle dans l’horizon duquel l’objet se donne). » Et l’auteur de poursuivre : « pour mouvoir l’intention en quoi réside toute pensée, il faut un pôle réel ; ce pôle n’est pas intérieur à la pensée elle-même, sinon elle ne l’apprécierait pas dans l’altérité concernante d’une distance infranchissable, elle l’ignorerait (conséquence de la pure distance) ou s’y identifierait (conséquence de la pure proximité) »[17]. Reconnaissons la redoutable difficulté de la première phrase citée, tout particulièrement dans sa deuxième partie, qui dit en quelques mots la manière dont se nouent la transcendance de l’être principiel, et la structure intime de la pensée. Cette dernière s’avère différente de tout ce qui l’entoure, de tout ce qu’elle peut faire tomber dans la dimension de phénoménalité qu’elle est ; il faut donc postuler soit qu’elle est le terminus ad quem d’elle-même, qu’elle est inexplicable et donc contradictoire, puisqu’elle existe avec le désir de quérir en toute chose sa raison, et ne parvient pas à trouver la sienne propre, soit que la pensée puise sa puissance de rétrocession infinie dans l’indépendance ontologique de son principe, qui est le Principe, c’est-à-dire l’être transcendant qui ouvre en elle l’espace de respiration nécessaire à son activité de perpétuelle prise de distance sur toutes choses, lesquelles par-là même deviennent pour elle des objets, et même sur elle-même, sans sortir pour autant d’elle-même, puisque c’est le propre du domaine de l’esprit que d’avoir toujours assez de jeu en soi pour s’apparaître. La pensée est in-dépendance vis-à-vis de tout ce qu’elle peut prendre pour objet, à ce titre elle est liberté, elle est toujours-déjà distance prise avec ce qu’elle fait paraître, pour le faire paraître – et cette l’espace de cette distance s’ouvre en elle, à l’infini. La pensée contient donc une dimension intime infinie, qui est en elle la présence par mode d’image de l’être infini. L’ouverture de la pensée comme champ de phénoménalité n’est possible qu’à comprendre qu’elle est tissée et qu’elle est issue de l’être qui, en tant que transcendant, n’est rien de ce qui est par elle visible. « En Dieu, avant que nous ne pensions apparaît la possibilité même de la pensée, le sens et l’horizon même de l’acte réflexif ; en Dieu l’ineffable, substantielle et irréductible position de transcendance qui donne espace à la pensée […]. Nous appelons la plénitude absolue de l’être « Trinité » pour marquer la vie propre de l’être dans sa Différence fondamentale ; et à cette Différence fondamentale notre âme est attachée par la propre infinité de sa liberté et le propre abîme de sa réflexivité »[18]. Le paradoxe est donc le suivant : l’intentionnalité même de la pensée n’est possible et n’est pensable qu’en la rapportant à une situation telle que son élan ne peut être mu que par un pôle qui ne peut lui être intérieur, tout en marquant son intimité de sa présence. Si, en effet, le pôle mobilisateur de l’intentionnalité était au-dedans de la pensée, il n’aurait pas force de lui donner d’être toujours-déjà à distance de tout ce qu’elle considère ; soit, alors, elle serait purement et simplement ce pôle (l’être transcendant), soit elle ne le serait absolument pas et l’ignorerait. Or, elle ne l’est pas, mais ne l’ignore pas : le pôle de la pensée, sans être en elle, est donc à elle intimement présent, et c’est de cette ambiguïté même que naît pour l’esprit humain sa possibilité la plus propre, qui consiste à être le champ ouvert de manifestation de toute chose, c’est-à-dire à tenir tout objet qu’il se donne dans une manière de proximité distante, ou de distance proche. L’esprit en effet est auprès de chaque chose dont il est le domaine d’apparition, précisément parce qu’il ne se confond jamais, ne se superpose ni ne s’identifie jamais à ce qu’il éclaire. Pour être auprès de l’étant, il faut en être infiniment éloigné. Pour que la pensée, par l’acte de connaissance, aille vers tout étant, qu’elle soit donc intentionnelle, il faut qu’elle ait en elle un espace de liberté qui l’excepte de la condition de tout ce qu’elle peut prendre pour objet. En plus simples termes : la pensée humaine ne peut tenir d’être ce qu’elle est (distance rétrocessive) que de l’être transcendant, mais simultanément il apparaît évident qu’elle ne peut pas non plus être, de manière pure et simple, son propre principe.

De même donc que son essence est d’être différente de tout autre étant, et différente toujours d’elle-même, de même se dévoile-t-elle à nous comme n’étant pas la Différence fondamentale (l’être même) mais comme reconduisant par mode d’image la Différence au sein du monde, et ne pouvant à ce titre être identifiée ni à son Principe, ni à ses objets. La pensée diffère infiniment du monde, parce qu’elle est participation dans le monde de l’être du Principe, qui est Différence fondamentale et, dès lors aussi, Différence transcendantale, c’est-à-dire constituante de la réflexivité humaine : « La Différence fondamentale est Différence transcendantale car c’est par le recul à l’esprit conféré par la présence à lui-même d’un Transcendant absolu que tout peut apparaître à la native prise de champ qu’est l’esprit humain »[19]. En somme il est impossible de penser le rapport de la pensée à son principe selon un rapport d’identité et de différence, dans la continuité par exemple de Hegel. La pensée est infiniment différente de son principe, c’est-à-dire du Principe, mais sa singularité est de reconduire en elle, par rapport à tout autre étant, cette différence même, qu’elle porte et comporte, et qui est sa texture la plus propre. Cela dit, à titre de prospective nécessaire, revenons à l’être – ou bien plutôt voyons comment de la structure de l’esprit ainsi comprise, l’on en revient à l’être en sa plénitude et sa perfection, c’est-à-dire en sa transcendance. L’être est ce par rapport à quoi la pensée ne peut plus prendre de recul ; il est ce dans quoi la pensée se trouve toujours déjà comprise, et qu’elle est incapable de comprendre, ce donc par rapport à la donation de quoi elle ne peut rétrocéder. C’est en ce sens que saint Thomas pouvait affirmer fameusement que « illud quod primo cadit in apprehensione intellectus, est ens », « ce qui tombe en premier dans l’appréhension de l’intellect, c’est l’étant »[20]. Telle est la conception par rapport à quoi l’intellect se découvre incapable de prendre du recul, de rétrocéder, d’aller amont : l’être. « C’est en cet être qui est être comme Différence fondamentale, écrit Maxence Caron, c’est-à-dire transcendance au sens strict, que tout transcendement inscrit la possibilité de sa propre présence. Une fois à cet être, il n’y a plus de régression possible à l’infini, car il est l’être tout entier par rapport auquel on ne peut plus reculer »[21].

Une difficulté considérable, cependant, surgit immédiatement. L’être, cet être transcendant, qui n’est donc l’être fini d’aucun étant, est bel et bien pensé ; et pourtant il n’est pas, à proprement parler, et il ne peut pas être un objet de la pensée. Au sens où il ne peut être par la pensée tenu tout entier au-devant d’elle, il ne peut lui faire encontre, comme un simple Gegen-stand, quelque chose qui se tient devant elle, et vient à sa rencontre dans le champ de phénoménalité qu’elle ouvre et qu’elle est. Comment est-ce possible ? Il est impossible de prendre du recul sur cela même qui a été découvert comme la condition de possibilité de tout recul réflexif. Citons à ce propos, un peu longuement, une page de la Vérité captive : « Pourtant il faut bien que le Transcendant apparaisse en sa Différence à l’esprit ; est-ce donc l’esprit qui prend du champ vis-à-vis de lui ? Non, mais c’est le Transcendant qui, à ce stade où l’on ne peut aller plus loin que Lui-même et où l’on ne peut finalement que s’enfoncer en Lui, c’est le Transcendant qui en Lui-même ouvre la possibilité d’un regard pour sa Différence. Si toute réalité ou toute théorie n’apparaît à l’esprit qu’à la faveur du recul qui lui est conféré par la présence en lui du Transcendant lui-même, l’apparition du Transcendant en personne, donc du champ d’apparition lui-même, à l’esprit, a lieu parce que le Transcendant est une essence qui non seulement fait bénéficier de son effet à l’esprit capable grâce à elle du recul nécessaire à l’ouverture de la réalité, mais également fait bénéficier de son essence elle-même ». Et l’auteur de poursuivre : « Ce qui donne à la Différence fondamentale c’est-à-dire à l’être d’être lui-même pensable pour l’esprit, c’est le statut propre à l’être qui le rend en lui-même manifestable, sa manifestabilité, sa communicabilité, sa Trinité. Si l’esprit va de lui-même au monde par l’intermédiaire de la Différence fondamentale et transcendantale c’est-à-dire de l’être lui-même, l’esprit va aussi à l’être par l’intermédiaire de l’être et non d’une instance plus profonde, ce qui atteste que l’être possède en lui-même une structure de communicabilité qui l’ouvre à la manifestation pour l’esprit à qui il fait bénéficier de sa Différence fondamentale. »[22] Toute pensée d’objet s’explique par une prise de distance possible de l’esprit sur ce qu’il conçoit, car pour penser quoi que ce soit, il faut à la fois être en rapport avec ce que l’on pense, et cependant en être assez différent pour, précisément, qu’il y ait apparition possible de la chose tant l’intension et l’extension de toutes ses catégories, des plus sensibles au plus intelligibles (de la matière à l’être). Or, l’espace de cette ouverture du champ de la phénoménalité est donné à la pensée humaine par la présence en elle de ce qu’elle n’est pas, à savoir la Différence fondamentale, l’être transcendant qui, en lui communicant la ressemblance de sa propre essence, l’excepte et la distingue du monde dans sa totalité, et de toutes choses en lui qui, pour elle, deviennent donc pensables, car la pensée par définition ne s’identifie à rien de ce qui peut à elle se manifester[23].

La pensée tient sa différence d’avec le monde d’une participation spéciale à la Différence fondamentale du Principe. Prendre donc conscience pour elle de sa propre structure, et de la présence en elle de l’être transcendant ne peut pas être un acte anodin, semblable à ceux qu’elle pose pour faire paraître les étants mondains : il s’agit alors pour elle d’éprouver en elle la manifestation de ce qui rend toute manifestation possible, – et il faut donc en conclure que l’être transcendant possède en lui-même la ressource de se donner à voir, et qu’il communique non seulement à la pensée la puissance de se distinguer de toute chose afin de faire apparaître toute chose, mais aussi qu’il lui communique sa propre capacité d’être toujours déjà manifeste à lui-même. En termes plus traditionnellement théologiques, l’on peut dire que le fait pour l’âme d’être à l’image de Dieu, la fait aussi et par-là même participer, selon sa mesure, à la connaissance que Dieu a de lui-même, c’est-à-dire à sa vie trinitaire. Dieu ne peut pas transmettre à l’âme son image et sa ressemblance, s’il ne lui transmet pas quelque chose de la connaissance parfaite qu’il a de lui-même, ou bien plutôt de sa capacité, en lui toujours en acte, d’être à soi-même une totale transparence. La possibilité de la connaissance de la pensée par elle-même, puis de la condition de possibilité de cette connaissance qui est rétrocession infinie sur soi-même et dans soi-même, cette condition de possibilité est alors reconduite à son origine qui est non seulement l’être transcendant, l’être même subsistant en soi-même, consistant donc dans sa Différence fondamentale, mais en outre cet être compris comme tissé à son tour de réflexivité en son actualisation la plus parfaite : l’être transcendant est l’être pleinement réflexif, sans que ne s’ouvre en lui le défaut d’une distance phénoménologique, donc d’un retard, entre lui et lui-même.

C’est la perfection de cet être-réflexif, en tant qu’elle est vie du Principe, vie de l’être en tant qu’être, en lui-même, dans sa subsistance pleine et entière, que Maxence Caron affirme comme la définition philosophique de la Trinité, dont l’analyse particulièrement approfondie sera conduite dans les pages denses du Verbe proscrit. Dans La Vérité captive, l’attention de l’auteur se porte d’abord sur les conséquences que cette considération de l’être en tant qu’être, dans sa consistance en précédence de toute phénoménalité finie (ce que donc il nomme transcendement, c’est-à-dire non plus l’être-transcendant du Principe, mais son action de transcender de par rapport à quoi il est en soi et, comme dirait Claudel, « conste » en soi), ont immédiatement dès lors qu’il s’agit de méditer le rapport du Principe aux étants mondains. Penser en effet la Différence fondamentale de l’être en tant qu’être, par rapport à tout étant dans le monde, c’est en penser la parfaite subsistance en soi-même, c’est-à-dire la pleine suffisance de soi à soi-même ; et de là ce paradoxe : pour que le Principe puisse être conçu comme principe du monde, pour que l’être transcendant puisse être conçu comme principe des étants mondains, il faut qu’il n’ait aucun besoin de ces étants mêmes que pourtant il fait être. Sans quoi, nous enfermant dans une tautologie vertigineuse pour l’esprit qui n’y trouve pas son compte, il faudrait admettre que Dieu a besoin du monde pour être Dieu – ce qui n’est pas autre chose que le raisonnement hégélien, réduit à l’os. Plus l’être du Principe est pensée selon lui-même, c’est-à-dire dans sa Différence fondamentale, qui dit à la fois consistance en soi, indépendance, et plénitude, plus il devient explicable que quelque chose soit, sans être pourtant le Principe lui-même, recevant seulement de lui, de manière absolument gratuite, son acte ontologique propre. Il ne faut donc pas dire que l’être du monde émane de l’être transcendant, mais qu’il est par lui créé. « La pulsivité ontologique, écrit Maxence Caron, n’est possible que par l’éminente et impériale stance d’une essence dont la parfaite consistance en soi-même entraîne la Différence fondamentale par laquelle l’éminence en soi acquiert précisément, en étant différente, la capacité de produire un monde : plus l’être est différent, plus qu’il y ait monde devient explicable – l’indépendance du Principe en assure la force créatrice. »[24] Le terme de « création », dès lors, désigne le rapport entre l’être transcendant et les étants mondains, tel qu’il apparaît nécessairement lorsque l’on prend en garde ce fait que pour faire être le monde, le Principe du monde doit être plus que le monde, et avant le monde. Il n’a donc pas besoin de ce qu’il crée pour être lui-même, ni donc pour être en capacité de le créer, puisque son pouvoir créateur est conséquence de son essence, de ce qu’il est en et par lui-même. L’acte de création se définit nécessairement comme un acte gratuit ; et c’est ici que, après la réflexivité donc la connaissance, paraît le troisième terme de la vie trinitaire reconnue dans le Principe, à savoir : l’amour. Si l’être en soi est parfait, et s’il donne d’être à des étants imparfaits, qui ne sont pas lui, dont il n’a aucun besoin pour s’accomplir, pour augmenter sa propre gloire, sa propre plénitude, alors c’est qu’il veut et qu’il décide librement, par amour, c’est-à-dire sans raison nécessitante, de faire partager à d’autres que lui-même la pure et simple joie d’être. Pour tout étant, être est une grâce qui chante la gloire de l’Être même par soi subsistant. Alors s’éclaire l’ambiguïté significative du mot même de « principe », lequel peut et doit s’entendre en deux sens, dont l’articulation dit la vérité : soit principium comme « ce qui prend en premier », soit comme « ce qui est pris en premier ». L’être est, en son identité à soi, ce qui tombe en premier dans l’intellect, seulement parce qu’il est ce par quoi l’intellect est toujours déjà « pris » en premier. D’une primauté l’autre, il y a circularité vertueuse et lumineuse. Ce qui est pris en premier, pour l’être, doit être aussi ce qui prend en premier. En conséquence, « le Principe est à la fois ce que la pensée prend comme source de toute chose et ce qui, rétroactivement, prend la pensée elle-même en la reprenant, en l’intégrant à son essence, et l’inscrit dans la principialité de son déploiement »[25]. Et encore : « l’essence du Principe est de prendre en premier ceux des êtres du monde à qui il a donné la capacité de le chercher comme premier »[26]. Mais pour pouvoir donner à la pensée la structure de polarité qui la tend à la quête désirante d’un absolument premier, il faut que ce Principe consiste d’une teneur d’indépendance totale, c’est-à-dire que, à la lettre, il in-siste en lui-même – en d’autres termes qu’il ne soit pas en situation de quémander sa propre perfection à cela par rapport à quoi il est censé être premier. C’est la texture intime de cette in-sistance en soi-même, pleine et parfaite, du Principe, donc, que Maxence Caron nomme de son nom théologique, à quoi cependant il donne une signification philosophique rigoureuse : la Trinité.

L’être transcendant est, il subsiste en soi (le Père) ; l’être transcendant et principiel se connaît sans distance phénoménologique (le Verbe) ; l’être transcendant enfin s’aime et pleinement jouit de sa propre perfection (le Saint-Esprit). Le Principe est, il est l’être en soi, il est pensée, enfin il est amour. Et c’est par l’entrelacement intime et inextricable de ces trois dimensions qui n’en font qu’une, qu’il devient possible de penser le mystère de la présence à soi de tout étant qui n’est pas l’être pur et simple, et qui pourtant est. Le point est capital. « Le monde, écrit Maxence Caron, n’est pas l’être de Dieu mais il est le témoignage que l’être de Dieu est absolument différent, et ce témoignage est donc en même temps la joie de constater que l’être se dit en des sens différents, en des guises qui diffèrent de lui et attestent ainsi la bonté de franchissement qui est à l’origine de leur présence. Le paradoxe est superbe : les êtres ne vivent de Dieu que par son amour et non par participation directe à son être, et cet amour est précisément la transmission d’une participation impossible à l’être de Dieu et rendue possible par cet amour qui nous renvoie ainsi à la Différence fondamentale et non à la continuité qu’il y aurait entre l’être et les êtres. Le monde ne participe à l’être que par l’amour de Dieu, c’est-à-dire qu’il n’est dans l’être que parce qu’il est différent de Dieu au point de n’être attaché à l’être que par l’amour qui rend possible que la Différence fondamentale entre l’être et Dieu soit franchie. » Et de conclure : « c’est par l’amour que les choses et les êtres participent à l’être, et c’est ainsi à l’amour avant tout que les êtres sont attachés pour pouvoir recueillir quelques bribes de cet être sans mesure et sans fin qu’est l’être du Principe »[27]. L’amour, principe d’une décision gratuite, absolument libre, est le concept qui permet la jointure de l’être nécessaire et des étants contingents, sans qu’il soit besoin de retomber dans la défaillance d’un conception entre ces deux domaines d’un rapport nécessaire, lequel ferait déchoir le Principe de sa primauté. Donc, parce que l’être est amour, il est participable ; ou bien plutôt, pour que l’être puisse être participable, il faut qu’il soit amour. Lequel il est parfaitement inutile de penser « au-delà de l’être » : car c’est dans la vive unité trinitaire de l’être, de la pensée et de l’amour, que se tient la possibilité de penser la principialité du principe, – et non dans l’une seulement de ces trois dimensions, que la théologie nomme « personnes » ou « hypostases », et qui toutes expriment la totalité de l’être transcendant. L’éminence du Principe ne peut être honorée qu’à la penser dans sa consistance (être), dans sa transparence à soi (pensée), et dans son indépendance qui signifie sa liberté (amour). Car il faut bien comprendre que « c’est de la position de transcendance de l’être en tant qu’être qu’on déduit la nécessité ontologique d’une position et d’un franchissement simultanés de la Différence fondamentale, donc la prévenance de l’amour de Dieu »[28]. Pour que l’être transcendant soit principe des étants finis, il faut qu’il soit d’abord pleinement maître de lui-même, qu’il consiste pleinement en lui-même, qu’il soit donc parfaite identité à soi ; mais dès lors, il est tel que rien ne lui est nécessaire, et que la position dans l’être des étants finis soit renforcée dans son mystère bien plutôt qu’expliquée.

Seul l’amour, selon Maxence Caron, permet de se tirer de ce paradoxe embarrassant, non pas en l’abolissant, mais en l’illuminant par le dedans. Par l’amour devient pensable que l’être parfait, qui se suffit à lui-même, décide librement de donner l’être à des étants dont, par définition, il n’est pas nécessaire qu’ils aient l’être, et dont, toujours par définition, il est incohérent de croire qu’ils ajoutent à la perfection de leur principe. Car ne peut être donné, au sens précis de ce terme, que cela même qui 1/ est possession pleine de celui qui le donne (et c’est par exemple un admirable motif de la pensée d’Édith Stein que de rappeler à tout homme que pour se donner par amour, il convient d’abord de s’appartenir autant que possible), et 2/ ne revient ni de droit ni surtout de nécessité à celui qui le reçoit. Dieu ni l’homme ne peuvent donner que ce qui est à eux, et qui par nature n’est pas destiné à être transmis. De là ce paradoxe : « n’est donnable absolument que ce qui est indonnable »[29]. C’est parce que l’être des étants finis n’est pas une émanation nécessaire qu’il est donné, ou bien plus précisément, c’est parce que l’être des étants finis ne peut pas être une émanation nécessaire, qu’il doit être considéré comme donné, c’est-à-dire gratuitement confié, par l’Être même à toute chose qui n’est pas lui et qui, parce qu’elle n’est pas son être mais l’a, diffère infiniment de lui – et lui ressemble. Car « pour le monde, ressembler à Dieu n’est pas s’identifier à Dieu mais reproduire à sa propre échelle (conférée par Dieu) le ressembler de Dieu à soi-même : de même que Dieu est l’être de se ressembler à soi-même à l’infini et de démultiplier ainsi sa gloire, de même le monde ressemblera à Dieu en ressemblant au processus de ressemblance, c’est-à-dire en ressemblant soi-même à son principe en s’identifiant avec lui autant qu’il est possible »[30]. Il convient dès lors de penser simultanément le fait qu’il y a des étants qui ne sont pas l’être, qui ont l’être sans l’être ; et que l’être en soi, s’il est tel, s’il est ipsum esse per se subsistens, n’a besoin pour être qui il est, pour se « rejoindre », pour accomplir son identité à soi, d’aucun autre étant que lui-même. Tout étant mondain est donc le signe paradoxal de l’indépendance de l’être transcendant ; tout étant mondain est le signe non d’une identité avec l’être en soi, même une identité dynamique, mais au contraire de la différence infinie qui le sépare du Principe à qui il doit d’avoir un être propre, ou encore d’exercer en propre son acte d’être.

Ainsi paraît avec évidence combien l’on est là, avec le système de Maxence Caron, plus proche de l’ontologie de saint Thomas d’Aquin[31] que de celle de Heidegger ou de Hegel, la différence du fini et de l’infini, ne traversant pas l’être lui-même, mais l’exceptant au contraire des étants dont il ne dépend aucunement, et qui eux dépendent de lui absolument. L’identité avec soi de l’être infini ne contient ni ne comporte aucune différence avec soi-même[32], qui obligerait son identité, pour être, à se conquérir soi-même en surmontant cette intime déchirure, soit dans l’accord appropriant (l’Ereignis de Heidegger) de la Parole (Sage), soit dans le mouvement totalisant et sans fin de l’Esprit absolu dans lui-même. L’identité de l’Être, qui pleinement s’appartient avant tout acte libre de création, fonde donc cet acte en sa possibilité même, à savoir en garantissant la différence infinie séparant le Créateur de sa création et de ses créatures, lesquelles ne peuvent avoir l’être en propre qu’à condition qu’il ne soit pas le même que l’Être – lesquelles donc ne peuvent, paradoxalement, avoir l’être que d’être infiniment différentes de l’Être. L’analogie, afin de penser l’être, devient alors nécessaire puisque les étants n’ont l’être qu’en n’étant pas l’Être : qu’il y ait être, en un sens vrai, des deux « côtés » de la Différence infinie, n’est pensable qu’à la condition de faire pleins droits à cette Différence que seule peut franchir la puissance libre d’une décision amoureuse prise dans son éternité par le Principe. En retour, l’esprit humain se voit donc compris comme réflexivité, ainsi que je l’ai dit déjà, c’est-à-dire comme cet être qui reconduit en lui, spécialement, la détermination trinitaire de l’Être principiel, dont il possède à sa mesure la transcendance, l’être-transcendant par rapport toutes choses, et non la seule dynamique de transcender ses objets. Ainsi, « la doctrine de la Différence fondamentale ouvre sur la présence de la présence trinitaire de Dieu dans la réflexivité humaine et sur le retour de cette réflexivité à son origine trinitaire. »[33] Et là commence La Transcendance offusquée.

***

[1] M. Caron, Le Verbe proscrit – De la philosophie, Les Belles Lettres, Paris, 2022.

[2] M. Caron, La Vérité captive, Cerf/Ad Solem, Paris, 2009 ; rééd. aux Belles Lettres, Paris, 2023.

[3] M. Caron, La Transcendance offusquée, Les Belles Lettres, Paris, 2018.

[4] L-F. Céline, Lettre à Marie Canavaggia, 6 octobre 1949.

[5] Signalons que cet ouvrage, paru en 2023, est composé de la réunion de tous les vastes chapitres de philosophie « pure », présents dans les trois volumes de la trilogie. La part du système exposée dans La Vérité captive est intitulée : « Être », et celle qui est exposée dans La Transcendance offusquée : « Connaître ». L’on se contentera donc pour l’instant de cette indication très formelle : l’amour constitue la perfection entrelacée de l’être et du connaître.

[6] M. Caron, Improvisation sur Heidegger, coll. « Passages », Cerf, Paris, 2012, pp. 211-212.

[7] Ibid., p. 212 et p. 214.

[8] M. Caron, Heidegger, pensée de l’être et origine de la subjectivité, coll. « La Nuit surveillée », Cerf, Paris, 2005, p. 1202.

[9] M. Caron, La Vérité captive, Les Belles Lettres, Paris, 2023, p. 526.

[10] Ibid., p. 46.

[11] « Il s’agit de regarder le Principe en tant que tel, l’être en tant qu’être, c’est-à-dire en son indépendance, en sa liberté, en tant que lui-même, et non en tant que rattaché à autre chose dont il serait l’avènement ou l’organisation. » (M. Caron, La Vérité captive (désormais VC), éd. cit., p. 44)

[12] Ibid., p. 45.

[13] M. Caron, Heidegger…, éd. cit., p. 1563.

[14] M. Caron, Heidegger…, éd. cit., p. 1205.

[15] VC, p. 585.

[16] VC, p. 83.

[17] VC, pp. 40-41. Et l’on voit apparaître ici, déjà, ce qui sera le thème propre du Verbe proscrit, où l’ontologie trinitaire sera pleinement déployée, à savoir : le Trinité comme le nom le plus propre de l’être tel qu’il se manifeste lorsqu’il est regardé en lui-même et selon lui-même, dans sa pleine transcendance et dans sa totale indépendance. Trinité signifiant : en Dieu, dans l’Ipsum esse per se subsistens (Thomas d’Aquin), l’être est pleinement et absolument identique à soi, et pour soi, sans aucune « distance phénoménologique », selon une formule de Henri Mongis, sans aucun retard sur soi, sans aucune nécessité d’advenir à soi pour être avec soi-même, et auprès de soi-même. Mais je laisse pour l’heure cet aspect de côté, car il me sera donné maintes meilleures occasions de m’y arrêter.

[18] VC, p. 79.

[19] VC, p. 84.

[20] Thomas d’Aquin, De Veritate, Q. 21, art. 4, ad 4. Il faut évidemment entendre ici ens sans résonnances heideggeriennes : l’étant dans la langue de saint Thomas possède toujours sa valeur de participe présent substantivé. Il n’est jamais conçu comme ce qui offusque l’esse, l’acte d’être, mais au contraire comme ce qui toujours y reconduit immédiatement la pensée. Ce qui donc tombe en premier dans l’appréhension de l’intellect, c’est l’étant en tant qu’il est un « ayant l’être ».

[21] VC, p. 77.

[22] VC, p. 84.

[23] « Si la pensée peut prendre du champ par rapport à tout le donné, à tout le créé, se placer elle-même infiniment par rapport à tout l’espace du donné et du créé, c’est parce qu’elle est inscrite elle-même en une instance qui l’excepte de ce qui se présente à ses regards ; elle est précisément inscrite en cette instance de transcendance pure, elle se tient debout dans le cœur même du Transcendant dont elle est l’image et qui lui rend possible de porter quelque chose de l’ampleur du regard qu’Il porte Lui-même sur les choses. » (VC, p. 113)

[24] VC, p. 99.

[25] VC, p. 574.

[26] VC, p. 575.

[27] VC, pp. 101-102.

[28] VC, p. 103.

[29] VC, p. 152.

[30] VC, p. 138.

[31] Par-là, d’ailleurs, s’éclaire l’un des points les plus difficiles de la doctrine de saint Thomas, qui est le suivant : l’être est à la fois ce qui est le plus propre à chaque étant, et par-là même ce par quoi il est semblable à tout autre étant. Tout étant est, mais chaque étant exerce son actus essendi en propre ; et le concept d’esse apparaît alors, de manière mystérieuse, comme ayant à la fois la plus grande extension et la plus grande intension. Mais précisément, le système de Maxence Caron permet de comprendre que, l’être de tout étant devant être conçu comme une façon de reconduire à la mesure de la finitude une ressemblance avec l’Être par soi, dans sa Différence fondamentale, il est normal que chaque étant, au point de vue de son être, soit parfaitement identique à soi-même et par-là même différent de tous les autres. C’est parce que tout étant est une participation, une ressemblance finie, de l’Être par soi, en sa Différence fondamentale, que tout étant, par son être même, par ce qui lui donne de subsister dans son identité à soi, diffère de tous les autres étants.

[32] La distinction des Personnes, qui n’est pas une différence, sera longuement méditée dans Le Verbe proscrit.

[33] VC, p. 564.

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Romain Debluë est né en 1992. Docteur en philosophie de l’Université Lettres-Sorbonne (« La Révélation de l’être : Hegel et Thomas d’Aquin », sous la direction de M. Emmanuel Cattin), il a publié de nombreux articles, dans le domaine de la philosophie et de la littérature, ainsi qu’un roman. En outre, il a organisé durant plusieurs années un séminaire en Sorbonne consacré aux « philosophes et à la Trinité », dont les actes sont parus sous la forme d’un numéro des Études philosophiques.
Spécialiste de philosophie médiévale, et de l’idéalisme allemand, il poursuit des recherches consacrées au motif de « l’âme à l’image de Dieu », suivi dans son évolution et sa progressive disparition, de Thomas d’Aquin à Descartes.