Kurt Flasch, célèbre historien de la philosophie médiévale, a consacré un certain nombre d’ouvrages marquants à Nicolas de Cues ; jusqu’à une date récente, le lecteur français pouvait se rapporter essentiellement à un chapitre intéressant de son Introduction à la philosophie médiévale1 dans lequel il étudiait le conflit philosophique entre Nicolas de Cues et Jean Wenck autour de la connaissance, du savoir, et de l’intellect. Mais des livres majeurs de Flasch consacrés au Cusain2, le lecteur n’en trouvait point de traces en français. C’est très précisément ce que Jacob Schmutz et Maude Corrieras ont souhaité réparer en traduisant un petit livre conçu comme une initiation à la pensée du Cardinal, et présentant donc les principales problématiques de son œuvre3.
A : L’imbrication de la vie et de la pensée
En 12 courts chapitres, Kurt Flasch tente de présenter la vie, la pensée, et l’œuvre du Cusain, ce qui n’est guère évident compte-tenu de la complexité de ses écrits, de l’importance de ses expériences ecclésiales dans la formation de certains thèmes de sa pensée, et compte-tenu également de la très haute spéculation à laquelle nous convient certains passages consacrés à la conciliation des contraires. Dès à présent, il faut remarquer que non seulement Flasch parvient à rendre compte de l’intime imbrication de sa vie et de sa pensée, mais en plus il ne sombre pas dans une sorte d’idéalisation du Cardinal à laquelle on assiste assez souvent. Ainsi, dès le premier chapitre, K. Flasch insiste-t-il sur l’importance que revêt pour ce bourgeois l’opulence financière : il a collectionné, écrit K. Flasch, les rentes ecclésiastiques, il a vendu massivement des indulgences, il a amassé les bénéfices au cours de sa carrière. Il s’intéressait à l’argent. »4 En outre, le fameux concile de Bâle de 1432 est l’occasion pour le Cusain d’effectuer un certain nombre de voyages grâce auxquels il prend simultanément conscience de l’irréductible diversité humaine et de l’impératif de construire entre les hommes les moyens d’une concorde. Sa conception de l’infaillibilité découle immédiatement de ce double constat né de ses voyages : l’infaillibilité est à la fois ce qui va assurer l’unité, mais en même temps elle ne sera possible qu’en intégrant la diversité même du corps ecclésial, c’est-à-dire de la reconnaissance mutuelle au sein de l’Eglise. « L’infaillibilité ne naît que de la reconnaissance mutuelle, le primat doit venir de l’Eglise dans son ensemble et la vérité de l’Eglise ne peut exister que dans l’unité de l’Eglise tout entière et de son primat. »5
Cette imbrication de la vie et de l’œuvre est soulignée à de nombreuses reprises par K. Flasch, reprenant bien des indications biographiques du livre essentiel de Vansteenberghe6, permettant d’établir que les profondes méditations du Cusain ont été facilitées par le temps libre que lui laissait la politique, par les circonstances conciliaires, ou même par sa fatigue consécutive aux nombreux déplacements qui, en 1450, l’accula à se reposer et lui fournit l’occasion de rédiger le célèbre de idiota. De la même manière, le de pace fidei dont Hervé Pasqua a récemment donné une traduction française intégrale7 ne put voir le jour que dans le cadre d’une réponse tout à fait circonstancielle qui était celle que suscitait l’horreur de la chute de Constantinople aux yeux de la chrétienté. Et indiscutablement, Kurt Flasch parvient à rendre vivante cette indissociable liaison entre les péripéties de la riche vie du Cardinal et les œuvres fondatrices qui en furent issues.
B : L’unité d’une œuvre
Cette insistance sur la partie biographique dont on ne saurait faire l’économie ne dispense pas Kurt Flasch d’aborder certains points cruciaux de la pensée du Cusain. Un des intérêts de ce petit livre réside sans doute dans le parallélisme implicite posé par K. Flasch entre l’exigence intellectuelle de conciliation des contraires, et la nécessité pratique de parvenir à une concorde entre les hommes ; en d’autres termes, on comprend assez aisément à l’issue de ce livre que les principes de la Docte ignorance qui demeurent d’ordre intellectuel ne sont pas fondamentalement différents de ceux qui régissent la paix de la foi, la concorde n’étant jamais rien d’autre que la transposition pratique de la conciliation intellectuelle, qui est elle-même la solution intellectuelle d’un problème pratique. Flasch précise que c’est à l’occasion d’un voyage maritime en compagnie de Pléthon que Nicolas forge son concept de « coïncidence des contraires », qui succède au problème pratique de la concordance des individus. « Le Cusain avait cherché la concordance dès le début. A présent, il avait compris que nous pouvons résoudre les contradictions par la pensée. Il ressentit cette découverte comme une véritable illumination, qui l’élevait au-delà des partis opposés. Depuis ce moment, il considéra que sa tâche était de montrer comment les oppositions peuvent être saisies ensemble par la pensée. Pour ce faire, il lui fallait développer un nouveau concept des unités englobantes comme Dieu, le monde et l’esprit. »8
Rien ne serait donc plus éloigné de l’idée même que le Cusain semble se faire de l’unité que de distinguer ses œuvres théoriques portant sur le savoir et l’intellect, de ses œuvres plus pratiques ou plus circonstancielles, dans l’exacte mesure où chacune des deux parties de l’œuvre nourrit fondamentalement et intrinsèquement l’autre. La pensée est une réponse à des questions circonstancielles, tandis que les propositions pratiques ne sont possibles que par l’œuvre de la pensée. Cela se vérifie notamment dans le de Pace fidei au sujet duquel K. Flasch peut écrire que « le Cusain croyait pouvoir montrer à tous les sages à l’aide d’arguments philosophiques que toutes leurs religions n’étaient en fait que les formes extérieures d’un christianisme néoplatonisant, assez généreusement interprété à l’aide de la philosophie. »9 On ne saurait mieux dire combien s’entre-pénètrent les parties théorique et pratique, et combien donc s’affirme à chaque instant l’unité de l’œuvre du Cardinal.
C : Une révolution intellectuelle
Cette unité de l’œuvre ne dispense évidemment pas d’isoler, pour des raisons méthodologiques, les intuitions théoriques du Cusain qui, à n’en pas douter, sont extrêmement proches de celles de Hegel. K. Flasch est indiscutablement celui qui a montré la parenté essentielle entre Pic et Nicolas, celui-ci préfigurant nettement celui-là. De manière résumée se retrouvent ici quelques indications quant à cette parenté, portant aussi bien sur la dignité humaine (sermon 2) que sur la proximité de Dieu et de l’homme. Nous retrouvons chez Nicolas cette idée très renaissante, développée par Pic, d’un homme microcosme qui contiendrait en lui-même l’ensemble de la nature, sous forme réduite. « L’homme est la créature universelle, la natura communis. Il réunit en lui tous les degrés de la réalité. »10 Par cet aspect, Nicolas s’enracine indubitablement dans le cœur de la Renaissance, et préfigure ce qui sera une des marques distinctives de la pensée florentine des années à venir.
Mais ce n’est pas là que se joue l’essentiel ; si l’histoire a retenu le Cusain, c’est d’abord et essentiellement en vertu de deux autres points : d’une part, il décentre l’univers, il introduit la notion de relativité et ouvre la voie à une réflexion cosmologique entièrement rénovée. « Il a déhiérarchisé l’univers, écrit K. Flasch. La terre n’est plus pour lui l’échelon le plus bas de la réalité. »11 Ce décentrement permet de tirer un nombre d’enseignements important et décisif quant aux considérations portant sur les contraires : le maximum et le minimum ne sont pas donnés dans l’expérience si bien que, là où il y a maximum, il y a aussi minimum. « Le Cusain a découvert que le savoir est une recherche, qu’il est une inquiétude permanente et non la gestion d’une propriété définitive. Le savoir humain ne correspondra jamais au connaissable. »12 Nous lisons dans cette interprétation qu’en donne Flasch les prémisses d’un refus de ce dogmatisme métaphysique que combattra Kant, mais en même temps, la spéculation sur les contraires lui permet de n’en pas rester à une simple résignation rivée sur la finitude.
Il n’y a dès lors aucune surprise, tant sa pensée est révolutionnaire, que de le retrouver critiquant la scolastique, notamment la conception que celle-ci promeut de Dieu ; la scolastique, comprend le Cardinal, fait de Dieu un océan infini où viennent se noyer les prédicats. Pis que cela, il va donner à la Trinité un sens provisoire, destiné à être corrigé, et permettant pour la pensée de se dispenser – au moins temporairement – de la médiation christique. Dieu étant directement en nous, ce qu’il y a en nous de plus intime aurait sans doute dit Augustin, il n’est plus guère besoin de poser un Dieu absent ni même un Dieu lointain, mais il convient de le chercher en nous, à telle enseigne que Dieu ne peut lui-même connaître qu’en nous. L’influence de Maître Eckhart joue ici de manière évidente, et c’est là ce que le Cusain considère comme un enseignement de la raison elle-même. « On ne peut pas montrer plus clairement, conclut K. Flasch, que le Cusain n’a pas pensé comme un chrétien pieux, et encore moins comme un homme d’Eglise ou un théologien biblique. »13
Le chapitre IX, intitulé « peut-on voir Dieu » présente de très subtiles analyses sur la notion de déité, et introduit à la richesse des textes cusains concernant le tableau. Pourquoi substituer aux livres le regard ? La réponse du Cardinal, interprétée par Flasch, consiste à ontologiser le problème. S’il nous faut regarder plutôt que lire c’est en raison du fait que la déité est elle-même vision, qu’elle est elle-même de l’ordre du regard. « Cette image donne une indication sur la manière dont il faut penser la déité. Elle est vision. Elle est vision de toutes choses. Elle est la vision absolue. »14 De ce fait, ne pas voir Dieu, c’est ne pas voir tout court, c’est refuser le regard. L’interprétation de Flasch de ce regard ontologique et consubstantiellement lié à la déité est porteuse de vérité et de richesse spéculative, ce qui fait dire à K. Flasch que l’on devrait toujours commencer la lecture du Cusain par le de visione dei.
Cette petite introduction permet donc d’initier le lecteur non familier du Cusain à trois grandes problématiques :
– La complexité historique dans laquelle s’insère ce personnage hors-normes. Les conciles, les problèmes posés par les Turcs, la chute de Constantinople, voilà le cadre dans lequel seul la pensée du Cusain devient intelligible.
– La dimension révolutionnaire de cette pensée est également soulignée : rompant avec la scolastique sur bien des points, audacieuse, courageuse également, la pensée du Cardinal constitue à la fois une rupture avec le monde médiéval, une préfiguration de la pensée florentine du XVème siècle et peut-être même une préfiguration de Hegel.
– La double interrogation théorique et pratique de l’œuvre est ici rappelée et montrée dans son unité la plus intime, ce qui permet de promouvoir une vision cohérente de la pensée du Cardinal.
Ce livre constitue donc une aubaine pour le lecteur français soucieux de connaître la pensée de celui qui fut, sans aucun doute, le premier grand penseur de la Renaissance.
- Kurt Flasch, Introduction à la philosophie médiévale, 1987, Traduction Janine de Bourgknecht, Editions universitaires de Fribourg, 1992, rééd. Champs Flammarion, 1998
- Kurt Flasch, Nikolaus von Kues. Geschichte einer Entwicklung. Vorlesungen zur Einführung in seine Philosophie, Frankfurt am Main, 2008 et Nikolaus von Kues in seiner Zeit, Reclam Philipp Jun, 2004
- Kurt Flasch, Initiation à Nicolas de Cues, Traduction Jacob Schmutz et Maude Corrieras, Fribourg / Cerf, 2008
- Ibid. p. 9
- Ibid. p. 31
- E. Vansteenberghe, Le cardinal Nicolas de Cues, L’action la pensée, 1920
- cf. Nicolas de Cues, la paix de la foi suivi de lettre à Jean de Ségovie, Traduction Hervé Pasqua, Pierre Téqui, Paris, 2008
- Flasch, Initiation…, op. cit., p. 37
- Ibid. p. 81
- Ibid. p. 26
- Ibid. p. 47
- Ibid., p. 48
- Ibid. p. 61
- Ibid. p. 86