Joëlle Hansel : Levinas avant la guerre. Une philosophie de l’évasion

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Cet ouvrage propose une synthèse sur la philosophie du « premier » Levinas, c’est-à-dire sur les écrits de Levinas parus avant Totalité et infini[1], et en particulier sur ses écrits d’avant-guerre, avant le tournant éthique autour du « visage » d’autrui et de l’altérité, moins connus et moins étudiés que ceux qui suivirent. L’auteure, Joëlle Hansel est spécialiste du judaïsme italien à l’époque moderne, de Vladimir Jankélévitch et de Levinas. Elle enseigne à l’université de Jérusalem, et a écrit un certain nombre d’articles sur la pensée de Levinas. Cet ouvrage présente notamment deux mérites particuliers : d’une part, il replace la naissance de la pensée de Levinas dans le contexte de la philosophie française de l’époque (et non seulement dans l’héritage des phénoménologies husserlienne et heideggérienne, ce qu’on a trop souvent fait), parfois assez mal connue, et d’autre part, il fait le point sur la chronologie du rapport de Levinas à Heidegger dans cette période, rapport qui va d’une attitude franche admiration quasiment sans réserve à la dénonciation de ce que sa philosophie partage avec le nazisme dont il est un des premiers à donner une analyse philosophique. L’ouvrage est composé, après une introduction (qui insiste sur la particularité du rapport de Levinas à sa philosophie d’avant-guerre, puisqu’il ne l’a pas reniée et qu’il a donné son accord à la réédition de De l’évasion, mais qui a, comme le dit J. Hansel «laissé volontairement dans l’ombre tout un pan de son œuvre »[2], avant de retracer brièvement les évènements importants de la vie de Levinas jusqu’à la guerre), de quatre parties liées entre elles mais relativement indépendantes et d’un post-scriptum constitué d’un compte-rendu d’un voyage à Kovno en décembre 2021, dont le mérite principal réside dans la description de la spécificité de la shoah en Lituanie, où avant la guerre, le climat était moins tendu entre juifs et non-juifs qu’ailleurs en Europe de l’Est, qui a causé la mort de quasiment tous les parents de Raïssa et Emmanuel Levinas.

 

I. Levinas, philosophe français

Le jeune Levinas est connu pour ses travaux sur Heidegger qui en font un important introducteur de la pensée de ce dernier en France, mais il est aussi un philosophe nourri des questions et des analyses des penseurs français de l’époque où il a fait ses études à Strasbourg puis commencé à écrire. Comme l’écrit J. Hansel, « si Heidegger “éblouit” le jeune Levinas, Bergson, Brunschvicg, Lavelle, Wahl et Gabriel Marcel furent ses “admirations françaises” »[3]. Cette volonté d’inscrire la pensée de Levinas dans le cadre de la pensée française de son temps reprend celle qui avait présidé au colloque sur Bergson, Jankélévitch et Levinas[4]. Cette partie est, pour l’essentiel, composée d’une série de monographies assez brèves de penseurs avec lesquels Levinas est entrée en dialogue, de façon plus ou moins importante, particulièrement entre 1927 et 1934. Chacune de ces monographies rappelle à la fois l’originalité du penseur examiné dans le contexte historique qui est le sien, ses liens personnels éventuels avec la personne de Levinas et esquisse ce qui chez lui sera repris ou rejeté par Levinas, de telle sorte que ces penseurs forment une constellation intellectuelle relativement à chacune des étoiles par rapport auxquelles Levinas se positionne. Cela ne signifie pas que Joëlle Hansel réduit la pensée de Levinas à une série d’appropriations ou de rejets successifs de pensées conjoncturelles, mais cela montre que la réflexion philosophique de Levinas s’ancre dans un contexte historique déterminé qu’il peut être intéressant (ou peut-être même nécessaire) de connaître pour renouveler la compréhension de la pensée du jeune Levinas.

Parmi ces auteurs, Bergson occupe une place de première importance. D’abord, pour des raisons biographiques : comme il le dit lui-même avant d’orienter ses recherches en direction de la phénoménologie allemande, Levinas a étudié « les accords parfaits du bergsonisme »[5]. Aussi note-t-il l’importance dans son parcours philosophique de la découverte de la durée, synonyme de renouvellement et de création. Comme Levinas le dit dans Ethique et infini[6] : la pensée de Bergson l’aidait à lutter contre « l’effroi de se retrouver dans un monde sans nouveautés possibles, sans avenir de l’espoir, monde où tout est réglé à l’avance », « dans un monde sans rien de neuf »[7]. De plus, si Levinas évoque à de nombreuses reprises Bergson dans ses écrits d’avant-guerre, c’est à la fois parce que c’était en quelque sorte la référence commune de cette époque par rapport à laquelle il devenait pertinent d’expliquer Husserl, dans ses différences, et parce que « en l’habituant à « penser en durée », à voir dans la conscience une réalité fluide et mobile et un flux d’états d’âme foncièrement temporels, les lectures bergsoniennes ont préparé un terrain propice à la pratique de la phénoménologie »[8].

De ces monographies, on peut retenir l’importance du rapport à l’intellectualisme. Si Levinas d’une façon générale semble critiquer l’intellectualisme sous toutes ses formes au départ, préférant des philosophies plus intuitives ou orientées vers le concret, il fait sien quand le nazisme triomphe en Allemagne l’importance de recours à la rationalité. Ainsi, J. Hansel souligne que Levinas dit aimer que Bergson « critique le caractère abstrait de l’intelligence qui conceptualise les états de conscience »[9]. De même dans la Théorie de l’intuition dans la Phénoménologie de Husserl, Levinas traite d’ « intellectualisme » la conception husserlienne de l’intuition et lui oppose « un mouvement vers le concret commun, selon lui, à Bergson et Heidegger »[10]. Et il soupçonne alors que, « cette réalité mobile et changeante aux contours imprécis, l’intuition eidétique [la fige] en une réalité morte et arrêtée ? »[11]. Avec Heidegger et Bergson, Levinas critique « l’attitude purement contemplative qui découle de la théorie husserlienne de l’intuition »[12]. Si, certes, Husserl a inscrit la temporalité au cœur de la conscience, il donne une telle importance au théorique que justifierait une attitude supra-historique, qu’il est en réalité dans une situation anhistorique, coupé non seulement de l’existence concrète, mais de la « situation historique de l’homme »[13].

Ce rejet de l’intellectualisme explique aussi que Levinas se démarque de Brunschvicg, rationaliste, penseur de la science, pour qui la philosophie se préoccupe davantage de la science que de l’être ou de l’existence, dans ses premiers écrits avant de faire de sa pensée un rempart au danger que représente le nazisme pétri d’irrationalisme. Et c’est par là aussi essentiellement que se fait l’accord avec J. Wahl, qui critique l’idéalisme scientifique de Brunschvicg « qui n’appréhende le réel qu’indirectement, et qui, en le soumettant à un modèle mathématique, le réduit à un ensemble de relations »[14], au profit d’un mouvement vers concret, dans toute son épaisseur. Ce que Wahl appelle l’intuition, conçue comme « une obscure faculté, distincte de l’intelligence ordinaire, grâce à laquelle notre pensée restait vivante et capable d’invention, sensible à ce qu’il y a dans le réel de rebelle à nos déductions, de concret, d’original et de vivant »[15] va vers le concret et interroge la condition même de l’existence[16].

Chez certains de ces auteurs, on retrouve également une façon de penser l’être qui aidera Levinas à le penser autrement que ne le fait Heidegger, en particulier chez Louis Lavelle et Gabriel Marcel. Lavelle dont Levinas recense La Présence totale défend une philosophie « repose sur l’expérience primitive de la “ participation” de l’être fini à l’être absolu. Par là même, il donne à son spiritualisme un caractère ontologique qui le distingue aussi bien de celui de Brunschvicg que de spiritualisme vitaliste de Bergson »[17]. L’esprit pour Lavelle n’est pas identifiable à l’intellect, mais dans une perspective existentielle comme « un acte qui ne peut être saisi que dans son accomplissement »[18] (ce qui serait, pour reprendre une distinction de Jankélévitch de l’ordre de la quoddité et non pas de la quiddité). Aussi l’être n’est-il pas quelque chose qu’on contemple (ce qui suppose séparation du sujet de l’objet) contre la tradition, mais quelque chose qu’on est (de telle sorte qu’il n’y a pas de séparation entre spectateur et spectacle). Gabriel Marcel propose – le lien entre Marcel et la phénoménologie est fait par Hering, un professeur de Levinas – une autre voie que celle de Husserl pour faire œuvre de phénoménologie. Sa phénoménologie accorde une grande place à l’importance de la corporéité (dont on retrouve, souligne J. Hansel, la trace dans De l’évasion et « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme ») et à l’altérité. Marcel dénonce le « monadisme » et le « solipsisme » du sujet de l’idéalisme, auquel il manque, pour résoudre les apories, l’intersubjectivité. Aussi Marcel en conclut-il qu’être soi revient à reconnaître qu’on ne se suffit pas à soi-même : La pensée est tournée vers l’autre[19].

 

II. Levinas lecteur de Heidegger

Hansel propose une belle analyse des différents articles de Levinas, dans l’ordre chronologique de leur parution, sur la philosophie d’Heidegger (sur laquelle il est l’un des premiers à écrire en France), dans laquelle elle s’efforce de montrer ce que comprend Levinas et ce qui l’intéresse dans la pensée du successeur de Husserl. En effet, Levinas l’attitude de Levinas envers Heidegger évolue, comme l’atteste le fait que les premières et fort élogieuses lignes qui ouvrent l’article de 1932 « Heidegger et l’ontologie » sont supprimées dans la réédition de l’article de 1949 dans En découvrant l’existence.

La philosophie d’Heidegger permet à Levinas, d’après les analyses de J. Hansel, de dépasser les limites de l’idéalisme. En effet, Heidegger, avec d’autres, pense que le sujet de l’idéalisme est incapable de se transcender, de sortir de lui pour aller vers l’objet. Gabriel Marcel, par exemple, lie cette impossibilité du sujet de l’idéalisme à la cécité face à l’altérité. Mais pour Levinas, ce n’est pas parce que le sujet de l’idéalisme méconnaît l’altérité d’autrui que ce sujet reste enfermé en lui-même, c’est parce qu’il méconnaît le lien entre l’être et le temps : « le mouvement de transcendance par lequel le moi échappe à l’autarcie et au solipsisme n’est pensable que si l’on admet le caractère foncièrement temporel de l’existence humaine »[20].

Levinas insiste également sur le fait que Heidegger se focalise sur le sens du mot être, ce qui empêche toute réduction légitime de Heidegger à existentialisme qui s’en réclame pourtant. D’ailleurs Levinas en traduisant Dasein par « être ici-bas » et non « existence humaine » (comme Gurvitch en 1930) ou « réalité humaine » (comme le fait Corbin en 1938) évite le contre-sens existentialiste à propos de la philosophie heideggérienne. Il est évident et important pour Levinas que l’ontologie fondamentale soit irréductible à une quelconque forme d’anthropologie[21]. En effet, la subordination de l’homme à l’être dans la philosophie de Heidegger n’est pas une dépréciation, comme le pensent les idéalistes, mais donne de la valeur et une distinction à l’homme qui se distingue ainsi des autres étants. Et, pour Levinas, Heidegger est le premier à penser le sujet de telle sorte que sa finitude ne soit pas pensée à partir de ce qui lui est extérieur (l’infinité de Dieu), mais à partir de ce qu’il est en propre.

Si on fait habituellement de Levinas l’introducteur et le commentateur autorisé de la pensée heideggérienne en France, J. Hansel souligne également que Levinas est, très tôt déjà, un critique de Heidegger. Et c’est d’abord par la critique du concept heideggérien de Geworfenheit, qu’il traduit par « être rivé »[22], que Levinas entame la réception critique du philosophe d’outre-Rhin (alors qu’on retient souvent comme critique déterminante de Heidegger sa conception de l’être-pour-la-mort par Levinas).

Concernant la question de savoir si l’enseignement du philosophe Heidegger laissait transparaître son adhésion au nazisme, J. Hansel défend la thèse selon laquelle aucun de ses élèves, ni Levinas, ni Marcuse, ni Löwith ne purent penser en assistant aux cours de Heidegger ou en lisant Être et temps qu’il fut nazi avant 1933[23]. Longtemps Levinas associa Nietzsche au nazisme plus qu’Heidegger. Mais après que Levinas eut appris d’A. Koyré l’engagement nazi de Heidegger, il laissa paraître dans « La compréhension de la spiritualité dans les cultures française et allemande », parue peu après la l’accès d’Hitler au pouvoir, une description de la philosophie d’Heidegger et de la philosophie de l’Hitlérisme présentant une analogie : une conception dramatique de l’existence qui exalte l’héroïsme qui prend la forme dans Être et temps du courage de  celui qui affronte sa mort et pour les hitlériens de « l’existence en lutte pour la survie »[24]. C’est surtout après la guerre que Levinas pointa la complicité de Heidegger avec le nazisme dans « la philosophie et l’idée de l’infini » (1957), dans une phrase entre parenthèses : « Il n’est pas sûr que le national-socialisme provienne de la réification mécaniste des hommes et qu’il ne repose pas sur un enracinement paysan et une adoration féodale des hommes asservis par les maîtres et seigneurs qui les commandent ». Et c’est tout particulièrement l’idéal de « l’enracinement paysan »[25] qui constitue pour Levinas le point de rencontre entre la philosophie de Heidegger et ne nazisme[26].

 

 

III. Philosopher à l’ombre de l’hitlérisme

Le passage du commentaire de Heidegger à sa critique s’est fait progressivement chez Levinas, le coup de tonnerre de l’arrivée au pouvoir des nazis a provoqué une rupture au sein de son œuvre d’avant-guerre, de telle sorte qu’après 1932, et jusqu’en 1940, Levinas ne fait plus de phénoménologie sauf pour recenser des ouvrages parus dans ce domaine. Aussi J. Hansel considère comme caractère marquant de la philosophie lévinassienne de cette époque sa réflexion sur l’histoire, entendue non pas seulement comme une prise en compte de l’historicité comme caractéristique fondamentale de l’homme (qu’on trouverait déjà dans Être et temps d’Heidegger), mais sur l’histoire qui est en train de se faire, sur la factualité de l’enchaînement des événements de cette époque. Dès 1933 le fait que l’existence ait une grande importance, ne puisse pas être négligeable pour le philosophe, pèse a pour conséquence que l’homme est dans une situation à laquelle on est « rivé » et dont on cherche à sortir ou « s’évader ». La notion d’« être rivé » devient pour Levinas l’instrument de sa critique de Heidegger à travers sa philosophie de l’évasion et de dénonciation de la « philosophie de l’hitlérisme » raciste et antisémite.

Pour illustrer cette idée, J. Hansel analyse le texte de Levinas « La compréhension de la spiritualité dans les cultures française et allemande »[27] qui n’est pas une attaque frontale du nazisme, mais une mise en rapport dont les cultures allemande et française conçoivent l’humanité de l’homme, que Levinas appelle ici leur « spiritualité », en fonction du rapport qu’elles établissent entre le corps et l’âme : la spiritualité française, dans le sillage de Descartes, sépare radicalement le corps et l’âme, tandis que la spiritualité allemande les lie indéfectiblement. Et à la fin de ce texte, Levinas interprète le nazisme comme une « déformation »[28] de la spiritualité allemande, car il ne se contente de lier spirituel et organique, mais les confond indissociablement.

Dans le même ordre d’idées, Levinas publie en 1934 dans la revue Esprit « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme ». Il y juge cette doctrine particulièrement dangereuse[29]. On y retrouve la notion de « spiritualité » présente dans le texte de l’année précédente et quelques analyses similaires. Les valeurs que Levinas avait attribué à la France sont toutefois désormais présentées comme celle de l’ensemble de la civilisation européenne moderne. Et Levinas va jusqu’à faire partager ces valeurs par le marxisme. On y retrouve aussi des aspects de la spiritualité allemande présentés dans le texte de l’année précédente. Mais il y a un écart net : l’hitlérisme, raciste, n’est pas en lien direct avec la spiritualité allemande qui en tant que telle ne l’est pas et s’il existait des différences entre les spiritualité française et allemande, il y a une opposition radicale entre le nazisme et les valeurs de la civilisation européenne. Aussi le but de cet article n’est-il pas de distinguer des idéaux, mais d’insister sur le danger que fait peser sur l’humanité la conception d’une nature biologique et non plus spirituelle de l’homme par les nazis. Levinas, dans ce texte, met en garde contre l’ « espèce d’enchaînement »[30] auquel conduit l’hitlérisme qui fait du corps, sur lequel s’exerce le déterminisme, le centre de l’homme et , en opposition à la civilisation européenne pour laquelle le primat de l’esprit est corrélatif de la liberté.

D’ailleurs, comme le résume J. Hansel, « sous la plume de Levinas, l’histoire de l’Europe apparaît comme une vaste entreprise de libération qui s’est réalisée à travers quatre figures principales : le judaïsme, le christianisme, le libéralisme et le marxisme[31]. Laissant de côté ses aspects sociaux et politiques, il confère à cette libération un caractère purement spirituel : elle concerne l’âme, l’esprit ou la raison ». A contrario, pour rendre compte de l’enfermement de l’homme dans son corps par le nazisme, Levinas dresse un parallèle entre le malade qui change sans cesse de position pour trouver la position qui lui convienne et l’hitlérisme, dans la mesure où tous les deux insistent sur le lien indéfectible entre le moi et le corps ; mais le malade, « n’aspire qu’à se libérer de la situation où il est rivé à l’organique alors que l’hitlérisme voit dans cet “attachement” au corps la source de toute valeur »[32]. Ainsi, non seulement l’hitlérisme transforme le spirituel en organique, mais de plus, cette transformation s’opère en termes de races, ce qui a pour conséquence la réduction de l’homme à sa prétendue race : l’homme n’est plus défini par sa liberté spirituelle, mais par sa « race »[33].

 

IV. De l’évasion

Hansel consacre cette partie à l’ouvrage de Levinas De l’évasion[34]. Elle voit dans la proximité avec Louis Lavelle (à l’œuvre duquel il consacre une recension) la conséquence de la prise de distance de Levinas avec Heidegger et la source d’une réponse aux « problèmes qui le préoccupent à cette époque : comment affirmer le primat de l’être tout en conservant au moi sa liberté ? Comment penser la relation structurelle qui lie l’existant à l’existence sans que ce lien tourne à l’enchaînement ? »[35]. Contre le privilège qu’accordait Heidegger au passé et l’avenir, Levinas tente de réhabiliter le présent, en s’appuyant sur les thèses de Lavelle. Comme le résume J. Hansel, « Lavelle voit dans la “présence” de l’être une “expérience initiale qui est impliquée dans toutes les autres et qui donne à chacune d’elle sa gravité et sa profondeur”; par elle, nous sommes “de plain-pied avec l’être total”. Telle est, selon Levinas, l’idée directrice de l’ouvrage de Lavelle : ce qui est présent de manière « totale », c’est l’être lui-même et non les choses »[36]. Ainsi l’être n’est pas autarcique, car il est toujours en rapport avec le moi. Ce serait ainsi, montre encore J. Hansel, dans sa vie intérieure et non par une extase que le moi découvrirait la présence de l’être. Le cogito notamment montre l’être non pas au-devant de la conscience qui le thématiserait, mais en arrière-fonds, que dès qu’il y a conscience, celle-ci apparaît sur fond d’être. L’être n’est pas seulement objet que se donne une conscience, mais son milieu ambiant. Comme le note Levinas, la doctrine de Lavelle est une philosophie de la liberté. Le temps est le facteur sans lequel notre individualité ne pourrait s’affirmer, il est « la condition sans laquelle aucun individu ne pourrait constituer lui-même sa propre nature » »[37]. Aussi, si le présent a un statut privilégié, c’est parce que l’acte de conscience par lequel le moi éprouve sa participation à l’être est actuel.

La réception de De l’évasion par les philosophes qui ont connu l’œuvre ultérieure de Levinas pose certains problèmes qu’examine J. Hansel, et qui valent, en réalité, pour toute son œuvre d’avant-guerre. En effet on a souvent lu de cette dernière en se référant à ce que deviendra sa philosophie de la maturité. C’est qu’a fait, en particulier J. Rolland (dans sa préface à la réédition de l’œuvre en 1982). Certes, ça a du sens de lire, comme il le fait, dès le début de l’œuvre philosophique de Levinas une méfiance à l’égard de l’être, comme le concède J. Hansel, mais la critique de l’ontologie y semble « primitive et obsolète »[38] par rapport à celle à laquelle il se livre dans Autrement qu’être[39]. A cela s’ajoute pour J. Hansel la critique de la lecture par J. Rolland de l’œuvre de Levinas, lecture qui hiérarchise et harmonise les livres et ne voit dans certains que des impasses, alors qu’il faut plutôt les prendre, selon Hansel, comme des « « variations » qui n’impliquent pas » de hiérarchie entre les ouvrages. J. Hansel critique aussi la lecture qui réduirait De l’évasion à une explication avec Heidegger (c’est l’interprétation de J. Rolland et de M. Abensour dans « Le mal élémental »[40]). Or pour Hansel, s’il y a reprise dans De l’évasion de thèmes heideggériens, il ne faut pas omettre le poids de l’histoire qui affecte la portée des analyses du livre. Et il faut également lire ce livre en rapport avec la philosophie bergsonienne, ce qu’on oublie de faire si on ne se focalise que la relation à Heidegger. Bergson occupe en effet une place importante dans cet ouvrage ne serait-ce qu’à travers l’idée d’élan vital dans la première partie et la critique bergsonienne de l’idée de néant qui apparaît à un moment charnière de l’essai, quand Levinas formule le problème de l’être tout autrement que Heidegger. J. Hansel souligne toutefois l’ambiguïté de Levinas par rapport à Bergson : il reconnaît le progrès accompli par Bergson qui met en cause la « rigidité » de l’être, la pertinence de sa découverte de la durée et sa conception de l’évolution créatrice, mais la métaphysique bergsonienne ne permet pas de sortir de l’être, car elle en reste à un dualisme entre esprit et matière, deux genres d’existants, car Bergson ne prend pas en compte la question de la différence ontologique et du mode d’existence. Même si Bergson cherche à se démarquer de l’idéalisme, Levinas lui adresse le même reproche qu’à l’idéalisme : de ne pas être une révolte assez radicale (Bergson n’aurait mené de révolte que contre la rigidité de l’être). « Elle n’a visé qu’une région du réel, et non le fait même d’être »[41]. Ce qui a pour corollaire que Bergson n’aurait pas compris ce que fait de l’être une forme d’ « emprisonnement »[42]. Or ce dont il faut s’évader, c’est de l’emprise que le soi exerce sur le moi. La notion de création chez Bergson est pensée par Levinas dans De l’évasion comme une marque de l’enchaînement à soi dont l’ouvrage voudrait montrer comment en sortir[43]. Mais pour J. Hansel cette lecture de Bergson n’est pas légitime : la création devrait libérer et l’élan vital est ce par quoi l’homme se crée indéfiniment lui-même (alors que Levinas prête à Bergson une conception tragique de l’existence qui n’est pas celle de Bergson).

Aussi J. Hansel montre-t-elle ce qu’elle tient pour le cœur de l’entreprise de De l’évasion : une distinction de principe entre l’ontologisme et l’idéalisme, mais ont finalement la même conséquence ; aucun des deux ne se donne les moyens de penser une sortie de l’être. En effet, chez Heidegger idéalisme et ontologie sont deux courants d’idées qui pêchent le premier parce qu’il n’accorde pas assez d’importance au temps, le second parce qu’il en fait une image de l’éternité, c’est-à-dire qu’il n’a pas rapport adéquat au temps. Mais dès 1933, ça change pour Levinas puisque « l’antagonisme entre l’idéalisme et l’ontologisme oppose, désormais, deux “compréhensions de la spiritualité”. L’idéalisme qui défend l’idéal de liberté en se “révoltant” contre “le fait brutal” de l’être incarne l’esprit de la civilisation occidentale »[44], tandis que ce que Levinas appelle « l’ontologisme » qui subordonne l’homme à l’être est l’esprit d’une civilisation qui « mérite le nom de barbare »[45] puisqu’elle « accepte l’être, avec le désespoir tragique qu’il comporte et les crimes qu’il justifie[46] ». On a l’impression que Levinas fait, contre l’ontologisme qu’il associe à l’acceptation de l’être, du libéralisme la philosophie de l’Europe qui met principiellement en question l’être. Mais, comme le souligne J. Hansel, en réalité, l’idéalisme apparaît aussi comme la tentation de l’occident qui a préféré la jouissance de la « paix intérieure » à la lutte contre l’être « pesant » et « brutal »[47]. Aussi en vient-il à se demande si l’être « n’est pas la marque d’une certaine civilisation, installée dans le fait de l’être et incapable d’en sortir »[48]. J. Hansel montre que Levinas distingue deux formes d’acceptation de l’être : soit on fait de l’être « le fond et la limite de nos préoccupations »[49] et l’idéal spirituel d’une civilisation ; soit on estime par-dessus tout, comme l’idéalisme ou la spiritualité occidentale, la « paix intérieure » et la tranquillité, au point de se soustraire à une véritable confrontation avec l’être. Il y a ainsi deux manières de faire échec à l’évasion ou à la « sortie » de l’être : soit en la déclarant ni possible, ni même souhaitable puisque la « compréhension » du sens de l’être est la raison d’être de l’existence humaine (on est ce qu’on est on n’a rien d’autre à devenir, il est impossible de fuir ce que l’on est) ; soit en se dissimulant le poids et la brutalité de l’être et en croyant qu’il suffit de se replier sur soi pour rester libre (on oppose au fait brutal de l’être un moi libre et autarcique que n’affecte pas l’être et que rien d’extérieur ne peut altérer.

Si on a à l’esprit cette distinction entre ontologisme et idéalisme et les limites qu’elle comporte néanmoins dans les faits, le fait que De l’évasion commence par une critique de l’idéalisme justifie qu’on se refuse à faire cet ouvrage seulement une « réplique » à Heidegger (qui, selon la partition précédente se trouverait plutôt du côté de l’ontologisme que du côté de l’idéalisme). Comme l’écrit J. Hansel, « pour mettre au jour l’ontologisme qui a contaminé, à son insu, l’idéalisme, Levinas critique les figures dans lesquelles l’idéal européen de liberté s’est incarné : le sujet, dans sa philosophie ; le poète romantique, dans sa littérature ; le bourgeois, dans son système économique. Ces trois figures ont en commun d’avoir conçu la liberté comme “suffisance à soi” »[50]. Sous le nom d’ « esprit bourgeois », Levinas met en accusation l’esprit européen, non pas tel qu’il prétend qu’il est (c’est-à-dire toujours prêt à se libérer de l’emprise de l’être), mais tel qu’il s’est développé et manifesté dans la société libérale. Levinas emploie d’ailleurs un lexique marxiste pour exprimer sa critique[51], sans en adopter les thèses, car ce qui importe c’est la vie spirituelle ; autrement dit, ce qu’il dénonce dans le devenir du libéralisme européen, c’est qu’il n’a pas tenu ses promesses et a troqué la quête d’une libération de l’emprise de l’être contre une aspiration à la « paix intérieure » et à la « sécurité », semblable à celle du sujet de l’idéalisme. Comme le ressaisit J. Hansel dans une formule claire, l’idéalisme est condamné au nom de sa réduction à l’idéal d’autarcie, de suffisance :

Se suffire à soi, c’est donc, pour l’idéalisme, jouir d’une liberté absolue à l’égard de l’être. Or c’est cet idéal d’autarcie qui permet à l’ontologisme de s’infiltrer dans l’idéalisme. La suffisance à soi dont celui-ci se prévaut pour se soustraire à la « brutalité » de l’être est, en réalité, une catégorie de l’être : « Mais cette catégorie de la suffisance est conçue sur l’image de l’être telle nous l’offrent les choses. Elles sont »[52].

Et effectivement, si on ne considère le sujet que dans son pur fait d’être, on remarque qu’il partage la forme autarcique qu’il revendique pour lui avec « les choses » : tous deux sont, se suffisent à eux-mêmes et n’ont rien besoin d’autre que d’eux-mêmes pour exister. Cette affirmation est à la fois une critique de l’idéalisme (puisque les hommes ne devraient pas se contenter d’être ce qu’ils sont, mais devraient chercher à rejeter l’emprise de l’être) et une critique de l’ontologisme heideggérien, pour lequel on ne saurait dire que les choses « existent ». En formulant son argument, Levinas transgresse sciemment la distinction qu’il a mise en évidence dans « Martin Heidegger et l’ontologie » : l’ « “l’existence” ne se dit que du Dasein ; des “choses inertes”, on ne peut évoquer que leur “présence pure et simple” »[53].

Ainsi comme l’écrit J. Hansel : « l’évasion ne se confond pas avec la fuite qui a un but déterminé et qui n’est que la recherche d’un refuge dans une autre région de l’être. Levinas refuse aussi bien la solution lavellienne d’une “sortie hors du temps” que celle, heideggérienne de la “fuite vers la mort” ».[54] C’est pourquoi elle est, dans le libre éponyme, un échec : le moi ne parvient pas à sortir de soi et est consécutivement ramené à lui-même, non par quelque chose qui lui serait extérieur, mais en raison de l’identité à soi qui le constitue.

 

V. « Le fait d’être juif »

La réflexion de Levinas avant la guerre, on l’a vu, ne se réduit pas aux enquêtes phénoménologiques. A côté de ses réflexions proprement philosophiques, il se livre à des considérations sur le judaïsme, auxquelles l’expression de l’antisémitisme nazi donne une gravité et un poids nouvaux. Pour Levinas, le judaïsme, avant tout, à cette époque, est un « fait », et non une question de vie intérieure ou de théologie. Levinas, après la guerre, reprend deux idées à Jacob Gordin : « la compréhension du réel, non pas dans les catégories cosmologiques de la pensée païenne, mais par référence au drame théologique et historique d’un Dieu personnel allié à un peuple » et « l’histoire sainte comme origine de tous les concepts »[55]. Le concept de paganisme permet par ailleurs à Levinas de penser dans les années 30 la nature du néo-paganisme hitlérien.

Hansel décrit et examine les rapports de Levinas au judaïsme notamment à travers l’histoire de la carrière à l’Alliance israélite universelle et surtout à Ecole normale israélite orientale et insiste sur l’hostilité de Levinas (et de ces institutions) au sionisme avant la guerre[56]. Après la guerre on observe une rupture dans les prises de position de Levinas qui dénoncera comme illusoire le projet hérité de Mendelssohn et des partisans de l’émancipation de s’intégrer sans s’assimiler : pour eux (dont, notamment, les écoles dont Levinas faisait partie avant la guerre) il était possible de concilier une vie religieuse juive et une appartenance nationale à l’Etat où le juif vivait. Or Levinas constate qu’il y a eu au mieux une assimilation (qui tendait à la déjudaïsation à travers la conversion de certains) des Juifs, mais pas d’intégration réussie ; avant la guerre, Levinas pensait que, pour s’intégrer pleinement dans le pays dans lequel ils vivaient, les Juifs devaient renoncer à toute aspiration nationale (faisant ainsi de la situation de fait de Diaspora quelque chose d’éminemment positif face au sionisme, qui voulait mettre fin à l’exil en rendant au judaïsme son caractère national et (re)créer un pays pour les juifs). Levinas, d’ailleurs, ne parle quasiment pas de sionisme, mais de « nationalisme juif », expression dotée d’une connotation péjorative, il est aussi un adversaire de l’assimilation, perçue comme la décomposition du judaïsme.

L’auteure se penche également sur les relations entre judaïsme et christianisme et la part qu’y prit Levinas. Dans les années 30, naît une union qui veut défendre ensemble judaïsme et christianisme contre les dangers du nazisme (on parle alors de la « civilisation judéo-chrétienne », plus que la « morale judéo-chrétienne »). Cela se traduit par l’amplification du dialogue entre chrétiens et juifs, autour notamment d’E. Fleg, de J. Maritain et de J. Bonsirven. J. Hansel expose les rôles respectifs du judaïsme et du christianisme dans la pensée de Levinas qui a eu de mauvais souvenirs des chrétiens, mais que l’œuvre de Rosenzweig a atténués. En 1935, Levinas déclare que la « vocation du judaïsme n’est pas morale mais religieuse », ce qui exprime, entre autres, la critique de la réduction du judaïsme depuis le XIXème siècle à un simple moralisme, qui lit le judaïsme à partir des prophètes comme un message universaliste (ce que faisait notamment H. Cohen dans La Religion de la raison tirée des sources du judaïsme). Aussi pour Levinas les juifs et les chrétiens doivent fraterniser sans se convertir : l’alliance du judaïsme avec le christianisme est nécessaire pour lutter contre le nazisme, mais elle ne doit pas se départir d’une certaine distance insurmontable. C’est d’ailleurs ce dont témoigne le dialogue entre Maritain (dans ses deux conférences « L’impossible antisémitisme » prononcée en 1937 et « Les Juifs parmi les nations » prononcée et publiée en 1938) et Levinas sur le judaïsme. Quand Levinas dit que le juif est « inéluctablement rivé à son judaïsme », cela signifie qu’il découvre de nouveau l’ampleur de l’existence juive face à « la réalité de l’hitlérisme ». Malgré leur surnaturalité, ils sont rivés à la dimension naturelle. En revanche pour Maritain, ce qui rive les juifs au monde est l’amour du monde soumis à l’ordre surnaturel. De là découle la définition philosophique de Levinas du paganisme comme spiritualité : la spiritualité païenne est le sentiment d’être chez soi dans le monde naturel créé.

 

VI. Antisémitisme et néo-paganisme

Levinas dégage le fondement raciste du nazisme, qui le distingue de toutes les formes de haine des juifs dans l’histoire, car il rend impossible au juif assimilé d’y échapper par la conversion. Levinas écrit ainsi dans « Paix et droit » : « l’affront sous sa forme raciste ajoute à l’humiliation une poignante saveur de désespoir. Le sort pathétique d’être juif devient une fatalité. On ne peut plus le fuit. Le juif est inéluctablement rivé à son judaïsme »[57]. J. Hansel expose la signification de cet énoncé pour J. Rolland d’après lequel, dans ce cadre, le juif ne peut pas échapper à son judaïsme, car il ne peut pas quitter sa race, comme l’homme rivé à l’être ne peut pas quitter son corps. Mais elle critique ce parallèle, car on ne peut pas identifier ces deux être-rivés, car l’un est racial, l’autre ontologique. Autrement dit, l’évasion reste possible si on trouve la nouvelle voie qui fait sortir de l’être, mais la définition raciale de la judéité empêche le juif d’y échapper.

Hansel souligne également la reprise parallèle entre un texte de Gordin, penseur du judaïsme qui marqua la pensée de Levinas, intitulé « l’actualité de Maïmonide » et le texte éponyme de Levinas, paru un an après. L’actualité de Maïmonide d’après Gordin réside dans la solution que continue d’offrir le Guide des Egarés à la crise spirituelle que traverse la civilisation européenne : s’engager dans la voie religieuse du philosophe juif médiéval « en opposant au paganisme incarné par Aristote l’ “idée messianique et anthropocentrique du monothéisme juif”». Pour Levinas, en revanche, le problème vient plus précisément de l’antisémitisme racial nazi, et dans ce contexte le Guide peut calmer la conscience juive en lui redonnant confiance quant à sa valeur et celle de sa mission.

En outre, l’auteur explique que le conflit entre judaïsme, ou judéo-christianisme, et paganisme pour Levinas ne tient pas au nombre de dieux, mais au rapport au monde. Pour ceux qu’il qualifie de païens, le rapport au monde est conçu en termes d’installation, d’attachement, d’enracinement ; pour les juifs, au contraire, il l’est en termes d’inquiétude et d’insécurité. C’est pourquoi le païen est ainsi pour Levinas incapable de sortir du monde, dans lequel il est, dans une certaine mesure, enfermé.

Ces analyses permettent, comme le montre J. Hansel, à Levinas de définir le judaïsme par la pratique : le rite juif a un effet sur celui qui le pratique et sur la réalité extérieure. En effet, le rite instaure une distance, un écart, entre celui qui l’accomplit et la réalité : par exemple avant d’accomplir l’action naturelle de manger, le juif prend un moment pour prononcer une bénédiction, tout comme avant d’entrer chez lui, il s’arrête pour embrasser la mezuzah. Cela atteste aux yeux de Levinas du fait que le juif ne sent pas directement à l’aise dans les choses, autrement dit que le monde n’est pas pour lui une « chose naturelle » à l’inverse du paganisme. Cela souligne le fait que le juif n’est pas, comme le païen, « installé » dans le monde, mais traversé par l’inquiétude. C’est pourquoi, la croyance à la création du monde dans le judaïsme (par opposition à l’idée d’Aristote pour qui le monde existe de toute éternité) prend un sens, celui d’un émerveillement devant le monde dans lequel le juif ne sent jamais complètement chez lui.

 

VII. Ouvertures

Dans cette dernière partie de son livre, l’auteure expose les questions que soulèvent les textes de l’immédiat après-guerre. Elle développe en particulier l’idée que De l’existence à l’existant, publié en 1947, trace la nouvelle voie cherchée à la fin de De l’évasion, qui demeurait apoétique ; à la fin de De l’existence à l’existant, autrui « sauve l’existant de son enfermement en lui-même et ouvre la perspective du temps »[58]. J. Hansel souligne le rôle charnière de ce livre qui clôt le chemin parcouru par De l’évasion et inaugure celui qui suivra dans son œuvre encore à venir et qui présente un Levinas plus conforme au portrait que la réception de son œuvre a dressé de lui en mettant autrui au cœur de sa philosophie : « L’apparition d’autrui trace une ligne de partage entre un avant et un après : avant, une philosophie qui met en scène un existant solitaire aux prises avec l’être aspirant à la liberté ; après, une philosophie qui s’articulera tout entière autour de la relation avec autrui »[59]. Cette place fondamentale d’autrui dans la pensée de Levinas après la guerre provoque aussi un changement de sa conception du judaïsme : « avec l’émergence d’autrui, les conditions pour une réévaluation de la vocation morale que Levinas refusait au judaïsme avant la guerre sont réunies. La voie pour sa mutation de « fait religieux » en « fait éthique » est ouverte »[60]. Absente en 1947, il faut attendre les années 50 pour que soit réalisée cette conversion[61].

 

***

[1] Emmanuel Levinas, Totalité et infini : Essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961.

[2] Joëlle Hansel, Levinas avant la guerre. Une philosophie de l’évasion, Manucius, Paris, 2022, p. 14.

[3] Ibid., p18. La citation de Levinas se trouve dans F. Poirié, E. Levinas, Emmanuel Levinas. Essai et entretiens, Actes Sud, Arles, 1996, p. 74).

[4] Flora Bastiani (dir.), Bergson, Jankélévitch, Levinas, Manucius, Paris, 2017.

[5] E. Levinas, Entre Nous. Essais sur le penser à l’autre, Grasset, Paris, 1991, p. 219.

[6] E. Levinas, Ethique et infini, Le Livre de poche, Paris, 1984.

[7] Cité par J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 22.

[8] Ibid., p. 28

[9] Ibid., p. 29.

[10] Ibid., p.31.

[11] E. Levinas, Théorie de l’intuition dans la Phénoménologie de Husserl, Vrin, Paris, 1970, p. 170

[12] J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 32.

[13] Ibid., p. 34.

[14] Ibid., p. 41.

[15] Ibid., p. 41. L’auteure renvoie à J. Wahl, Revue du mois, 1912.

[16] Même si Levinas ne partage pas complètement l’interprétation que Wahl fait de Heidegger à partir de Kierkegaard et du pragmatisme américain (J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., pp. 43-46). Aux yeux de Levinas le philosophe français commet aussi l’erreur, fréquente, de lire Heidegger en kierkegaardien focalisé sur une perspective existentielle – et donc d’adopter en quelque sorte un point de vue anthropologique que récusera Heidegger ; tandis que Levinas insiste pour lire Heidegger en phénoménologue centré sur la compréhension du sens de l’être – donc d’un point de vue ontologique (Ibid., p. 48).

[17] J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 55.

[18] Cité, ibid.

[19] C’est aussi chez Marcel, dans le Journal métaphysique, qu’on trouve un passage sur nécessité de l’amour et vanité de l’autarcie, que Levinas cite à quatre reprises après la guerre « la critique que Marcel faisait de l’autarcie rejoignait sa philosophie de l’’évasion et remettait en cause la “suffisance à soi” de l’être. », comme le note J. Hansel (Levinas avant la guerre, op. cit., p.65).

[20] J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 73.

[21] Ce dont atteste par exemple le passage suivant : « l’abandon de la notion traditionnelle de conscience comme point de départ, avec la décision de chercher dans une notion plus fondamentale de l’être – de l’existence du Dasein – la base de la conscience elle-même » (cité ibid., p76. La citation de Levinas se trouve dans En découvrant l’existence).

[22] En 1932, comme le remarque J. Hansel, ce terme n’est pas aussi important que dans De l’évasion où il renverra à un « enchaînement irrémissible », mais comme un enchaînement qui a plusieurs modalités : enchaînement à l’être, enchaînement au corps par le racisme et enchaînement à son judaïsme par l’antisémitisme social.

[23] J. Hansel analyse l’évolution de Koyré à l’égard de la philosophie d’Heidegger dont il avait été un fervent admirateur avant la guerre, mais dont il se montre fort critique après. Et celle de Löwith qui dit qu’il était impensable que la mort authentique du Dasein dans Être et temps, en 1927, soit travestie plus tard pour « célébrer la gloire d’un « héros » national-socialiste » (J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 91).

[24] Ibid., p. 86.

[25] Ibid., p. 88.

[26] J. Hansel rappelle également que plus tard, Levinas jugera que c’est le silence de Heidegger sur la Shoah qui est le plus grave.

[27] « La compréhension de la spiritualité dans les cultures françaises et allemandes [titre traduit] » dans Vairas (Kaunas), vol. 7, n°5, 1933,

[28] Cité dans J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 97.

[29] L’expression « philosophie de l’hitlérisme » choque, sauf si on entend, comme semble ici le faire Levinas, par philosophie l’articulation d’une vision du monde à un contexte historique donné. Il est toutefois indéniable que dans cette expression, aucune connotation positive n’est attachée au mot philosophie, et que ce mot n’implique pas implicitement une quelconque profondeur d’analyse, ni une rigueur ou une cohérence remarquable.

[30] Cité dans J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 100.

[31] J. Hansel reprend, à la suite de Levinas l’analyse de ces quatre moments et insiste sur la méfiance de Levinas à l’égard du libéralisme qui, s’il est une défense de la liberté, peut aussi se trahir quand il insiste trop sur le confort et la sécurité, et dès lors ne s’engage plus, puisqu’il est libre de ne pas s’engager ou de se dégager.

[32] Ibid., p. 105.

[33] J. Hansel explique que Levinas lie cette réduction du spirituel à une race inscrite dans le corps à la Volonté de puissance de Nietzsche, ce qui lui vaudra les critiques de Bataille en 1937. Pour ce dernier, en effet, dans « Nietzsche et le fascisme », la philosophie authentique de Nietzsche est incompatible avec le fascisme, et pour que les nazis puissent dire s’en inspirer, il a fallu la falsifier via sa sœur et les idéologues du parti comme Rosenberg.

[34] E. Levinas, De l’évasion [1935], Fata Morgana, Montpellier, 1982.

[35] J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 109.

[36] Ibid., p. 110.

[37] Ibid., p. 111. La citation de Lavelle est extraite de La Présence totale.

[38] Ibid., p. 115.

[39] E. Levinas, Autrement qu’être : au-delà de l’essence, M. Nijhoff, La Haye, 1974.

[40] M. Abensour, « Le Mal élémental », essai qui accompagne la réédition de « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », Payot et Rivages, Paris, 1997.

[41] J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 126.

[42] Ibid.

[43] J. Hansel note toutefois que les écrits de la maturité, notamment Totalité et infini, seront nettement moins critiques envers Bergson.

[44] J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 118.

[45] Ibid.

[46] E. Levinas, De l’évasion, op. cit., p. 98.

[47] J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 118.

[48] E. Levinas, De l’évasion, op. cit., p. 75.

[49] J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 119.

[50] Ibid., p. 120.

[51] Il parle ainsi de « conservatisme » du « capitalisme » et son « impérialisme ».

[52] J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 121-122.

[53] E. Levinas, En Découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, Paris, 1994 p. 58.

[54] J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 131.

[55] Ibid., p. 137.

[56] J. Hansel analyse assez précisément l’histoire que fait Levinas de la renaissance culturelle juive depuis la fin de l’Affaire jusqu’à la création de l’école Maïmonide à Paris en 1935.

[57] Cité dans J. Hansel, Levinas avant la guerre, op. cit., p. 156.

[58] Ibid., p. 181.

[59] Ibid., p. 182.

[60] Ibid., p. 206.

[61] J. Hansel montre, dans cette perspective, que l’examen des Carnets de captivité donne à voir comment Levinas prend conscience d’une nouvelle dimension du fait d’être juif. Être prisonnier juif en Allemagne est d’abord synonyme d’une existence en sursis pleine de désespoir, mais cela se transforme en « exultation », c’est-à-dire en signe d’élection. Et l’auteure note qu’après la guerre, l’élection devient le trait distinctif du « fait d’être juif », l’élection étant alors comprise par Levinas comme un surcroît d’obligation, par lequel je suis plus exigeant à l’égard de moi-même qu’à l’égard des autres.

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