Personne ne peut aujourd’hui contester l’ampleur de la domination technique, sur tous les aspects de notre existence : l’urgence est d’en saisir l’enjeu. À la thèse selon laquelle la modernité est fondamentalement « époque de la technique » (Heidegger) s’oppose d’emblée le fait que la technique est aussi ancienne que l’homme lui-même. Il s’agit donc de définir le statut de la technique moderne par rapport à l’usage millénaire d’outils.
La mise au jour de l’essence originaire de la technique est menée par l’étude du monde grec : elle découvre dans l’outil un prolongement de la main, par lequel l’homme se configure un environnement maniable, et assure ainsi sa mainmise sur le monde. La technique ancienne est en son essence une manœuvre, et c’est elle qui rend l’homme « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes).
La technique moderne quant à elle se définit par l’avènement de la machine : Marx est le penseur de cette « révolution totale » qui dessaisit l’homme de son maniement de l’outil et de sa mainmise sur le monde au profit d’une machinerie automatique en laquelle il n’intervient qu’à titre de moyen. La technique moderne est en son essence machination, et seul le dispositif machinique est « maître et possesseur » : de la nature, mais aussi des hommes, qui sont alors asservis et dépossédés de leur propre existence.
Mais si la technique moderne ne procède pas de la technique ancienne, c’est qu’elle a une autre provenance, qu’il s’agit de mettre au jour. L’œuvre de Marx s’avère alors cruciale précisément en ce qu’elle procède entièrement de celle de Hegel : elle montre en quoi la logique capitaliste du dispositif technique n’est autre que la logique spéculative du système métaphysique, à savoir la subordination des hommes particuliers à l’autoproduction de l’universel abstrait. L’œuvre de Marx met en évidence que l’époque de la technique est « la métaphysique accomplie » (Heidegger).
Ainsi se révèle la menace inhérente à notre époque, celle de l’annihilation de la singularité humaine, en même temps que l’essence de la modernité : le nihilisme.