Améliorer sa santé, augmenter son espérance de vie, accroître son intelligence, voilà quelques objectifs que l’homme cherche à atteindre depuis que la civilisation existe. Autrefois simples paroles et utopiques rêves, ces idéaux prennent aujourd’hui un aspect concret grâce à la médecine dite d’amélioration, médecine qui n’est là ni pour guérir ni pour soulager mais pour modifier, transformer et améliorer l’homme. Ce transhumanisme est désormais présent au quotidien dans la pratique courante. Cependant, jusqu’à présent, peu d’auteurs francophones se sont intéressés à cette question, et c’est cet oubli que voudrait rattraper ce livre issu des Annales de l’institut des sciences morales et philosophiques, publié en France par Vrin et intitulé Enhancement : éthique et philosophie de la médecine d’amélioration1. Les directeurs de ce collectif veulent ainsi intéresser le lecteur à la « question de l’enhancement »2 et, pour ce faire, ils ont su réunir dans ce volume les interventions prononcées lors d’un colloque consacré aux conséquences de l’enhancement sur la vie humaine, mais aussi sociale ; en ligne de mire, bien sûr, se trouve interrogée la place de l’éthique ainsi que celle de la philosophie au sein de cette médecine dont le but ultime – et avoué – n’est autre que celui de transformer l’être humain pour en faire ce que l’on appellerait volontiers un « surhumain ».
A : Imaginaire humain et transformation démiurgique
Dans les premiers actes, les auteurs rappellent que le corps humain, à l’instar de l’homme lui-même, est considéré comme un territoire de perfectibilité depuis le siècle des Lumières. A ce sujet, de nombreux livres ont été écrits, trahissant le profond désir humain d’obtenir le pouvoir démiurgique de se transformer lui-même afin de créer un être supérieur, un être amélioré qui relèguerait l’homme que l’on connaît au statut de déchet du passé.
A la suite de certains romans, de nombreux films et séries de Science Fiction ont mis en scène des humains robotisés, capables de réaliser tous les rêves de l’humanité prométhéenne : exploits physiques, absence de souffrance, de maladies, jeunesse éternelle, tel était le lot romancé de l’humanité en quête de son auto-transformation. Vouloir créer des êtres hybrides et des humains libérés des contraintes physiques et matérielles pousse en effet la science à vouloir intervenir sur la nature humaine mais «tout ce travail sur le corps, voire l’esprit dans la science fiction, a engendré un mouvement assez fumeux, le transhumanisme »3…
Pour La majorité des intervenants du séminaire, cette quête de la perfection n’est autre que l’orientation téléologique de l’être humain et n’est pas en soi condamnable : comment reprocher en effet à quelqu’un de vouloir être plus qu’il n’est, comment reprocher à l’homme de se porter au-delà de lui-même ? C’est là le fondement même de l’humanisme et le fait de vouloir s’améliorer n est qu’un vieux rêve humain, rendu aujourd’hui possible grâce aux découvertes chimiques mais aussi à la génétique qui permet désormais d’intervenir sur les gènes déficients. Pourquoi se priver a priori de ces possibilités et d’une vie meilleure si la médecine le propose ? Pourquoi refuser d intervenir sur le corps si cette intervention peut permette de se sentir mieux et, sinon d’être heureux, à tout le moins de se rapprocher d’un tel état ? Chercher à s’améliorer est le but de la majorité des individus, rappellent les auteurs, affirmant que « l’optimisation est ce que chacun désire pour lui-même. »4 On notera avec amusement que les analyses aristotéliciennes de L’éthique à Nicomaque posant l’orientation téléologique de toute action humaine vers le bonheur demeurent d’une indéniable actualité médicale…
B : La médecine d’amélioration est-elle encore une médecine ?
Mais qu’en est-il des possibilités médicales de l’enhancement à proprement parler ? L’enhancement n’est pas une banche nouvelle de la médecine. On peut reprocher à la médecine d’amélioration de dévier la nature mais « la médecine aussi va contre la nature et en dévie le cours. L’argument est assez juste, la médecine contrariant souvent l’évolution naturelle. »5. Un débat s’amorce alors, certains affirmant que la médecine n’est pas là pour modifier mais pour rétablir la norme, les autres répliquant que se limiter à cette définition stricte de la médecine exclut par là toute médecine préventive (dont les vaccins), ou la contraception, la PMA6 ; les lunettes, les sonotones, les fauteuils roulants ou la contraception, autant d’objets quotidiens, sont déjà des prothèses d’amélioration, ces outils ne venant pas rétablir un équilibre antérieur mais modifient l’être humain en lui permettant de pallier un sens déficient ou de contrôler les naissances ; l’individu est modifié dans le but explicite d’en améliorer les performances.
La médecine n’a donc pas pour seul but le retour a un état dit normal : « Le but de la médecine apparaît comme celui de soigner l’être humain, soit par la guérison complète, soit par l’établissement de conditions physiologiques jugées les meilleures possibles » 7 La médecine doit aussi intervenir sur le corps pour lui permettre d’être plus performant. Et ces premières prothèses n’ont jamais soulevé de polémique, « les procédés existants qui permettent cette amélioration de l’humain sont innombrables et depuis très longtemps font partie de la vie quotidienne (…) bâton, pierre, lunettes »8 Mais, la spécificité de l’époque contemporaine est que la médecine se trouve de plus en plus utilisée pour des objectifs non médicaux : la chirurgie esthétique constitue le cas le plus paradigmatique mais il ne faudrait pas oublier non plus l’ensemble des produits dopants ou des substances visant à modifier l’humeur (hors cadre de prescription neurologique ou psychiatrique). De cette nouvelle forme de médecine, c’est-à-dire de cette médecine qui n’est plus exercée pour soigner, naît l’enhancement ou « médecine d amélioration » qui est ainsi définie : « art ou technique de transformation extra-médicale de l’être humain par intervention sur le corps »9 De la sorte, se trouve établi le transhumanisme qui vise à transgresser les limites humaines en redéfinissant les contours de ce que l’on croyait être la normalité de l’homme. Et toute la question que nous lègue cette nouvelle médecine se condense ainsi : est-ce encore de la médecine ?
Les auteurs des premières interventions mettent en évidence l’amalgame opéré entre médecine et médecine d’amélioration (enhancement) ; à leurs yeux, améliorer apparait comme une tâche contradictoire avec la vocation première de la médecine qui se définit par le « rétablissement de la norme » ; la confusion entre les deux pratiques provient du fait que ce sont des médecins qui pratiquent l’amélioration, utilisant des techniques médicales à des fins non soignantes. En d’autres termes, si confusion il y a, c’est moins en raison de la pratique elle-même que des praticiens, responsables du mélange des genres. Cela posé, il est intéressant d’observer la manière dont les intervenants suivants cherchent à nuancer le problème : offrant des définitions plus précises de l’enhancement et des anthropotechnies10, ils essayent de montrer que vouloir s’améliorer et se perfectionner ne sont pas tout à fait les mêmes choses dans l’exacte mesure où le perfectionnement part de l’humain tandis que l’amélioration s’en dispense dès l’origine. Il semble donc difficile de porter un avis précis sur la médecine d’amélioration, car dans bien des domaines elle est légitime et s’exerce depuis fort longtemps, ce qui ne dispense pas de mener une réflexion sur ses limites.
Puisque le perfectionnement semble privilégié par les auteurs, au détriment de l’amélioration – ou optimisation – il faut se demander où commence le perfectionnement de l’être humain. À partir de la paire de lunettes, de la prothèse de membre, des molécules qui jouent sur l’humeur ou de l’intervention sur les gènes ? Ainsi, « distinguer optimisation et dépassements se révèle difficile ; d’un côté on se borne à réaliser sa nature, et de l’autre on veut aller au-delà »11 Probablement trouverait-on un consensus autour d’un mot simple mais décisif : le « plus » ; les intervenants concèdent que si ce « plus » permet d’être mieux avec soi-même, il n’y a aucune raison de s’en priver tant que cela ne présente pas de danger. L’éthique et la morale ne sont pas brandies ici comme argument ultime a tout refus d’enhancement, ce qui est tout à fait louable. L’absence d’argumentation et de prise de positions en faveur ou contre l’enhancement a sans doute pour but de laisser la possibilité au lecteur de réfléchir par lui même sur la médecine d’amélioration mais, au final, cela crée un sentiment d’inachevé ; on eût aimé lire des ébauches de réponses aux questions éthiques et philosophiques soulevées par la possibilité d’intervenir sur l’être humain pour le transformer en surhomme.
C : La question du dopage
Après ce long rappel sur les aspirations de l’homme et ses envies de transformer son corps, les interventions suivantes se concentrent uniquement sur le dopage, faisant de ce sujet le principal du recueil, ce qui est regrettable. Néanmoins, parler du dopage, ce n’est pas uniquement observer les comportements sportifs, mais aborder la réalité de « 20% des travailleurs » et « 20 % des étudiants »12 ; l’usage de produits dopants se distribue aussi bien dans une optique de réussite que dans une optique de relaxation. D’où provient cette recherche de la performance, conduisant à adopter des pratiques aussi dangereuses ? Cela n’est intelligible que si l’on plonge en amont, c’est-à-dire au cœur même de la vie, et si l’on interroge le sens de cette dernière : une telle question, nous disent les auteurs, se trouve « au cœur de la problématique de l’augmentation de soi par des moyens techniques »13, mais on n’en saura pas beaucoup plus quant au sens vital du soi ; de la même manière, on peut se demander qui est « ce je qui entreprend des actions dont l’idée directrice peut être elle-même entièrement modifiée au gré des changements de physiologie qu’induisent en lui ces substances chimiques »14. Questions intéressantes, mais bien trop peu développées, malheureusement.
L’exemple le plus cité comme champ d’application de l’enhancement est le monde du sport, domaine dans lequel le corps devient un objet retravaillé, manipulé si bien que « le corps bolide est travaillé comme un objet, optimisé, technicisé. »15 Le but des sportifs est d’être les plus performants dans leur discipline, de battre des records, etc. Le dopage constitue depuis l’Antiquité la réponse logique à cette quête de la performance et il « est sans doute dans la culture occidentale aussi ancien que le sport et la recherche de performance »16 Il représente aujourd’hui le premier lieu d’utilisation de molécules non naturelles, les amphétamines, dans un but non curatif mais d‘amélioration ; pour certains auteurs, il devrait être légitimé afin d’être encadré pour protéger la santé du sportif. Malgré les risques qu’il fait encourir, le dopage ne fait pas peur aux sportifs et cela peut surprendre ; l’explication ici donnée est que l homme juge les dangers non pas de manière objective mais selon les bénéfices à en attendre. Les avantages de prendre des substances illicites et dangereuses pour la santé paraissent supérieurs aux dangers encourus puisque lesdites substances permettent d’être plus performants et d’établir des records qui assureront gloire et fortune ; un auteur se demande même si ces conduites dopantes, en répondant à une certaine pression sociale et politique de la quête de la performance, « ne seraient pas des conduites de prévention de l’échec »17. Si le monde occidental condamne le sportif qui se dope, ces pratiques sont acceptées dans d’autres domaines, personne ne songeant à critiquer l’artiste qui crée ses œuvres sous l’effet de substances illégales, arguments de plus en plus avancés pour proposer une nouvelle vision sur les conduites dopantes, mais qui oublient qu’un artiste est soustrait à la notion de « triche ». De plus, le dopage peut apparaitre comme une simple compensation sociale des injustices liées à la génétique, selon une certaine optique politique. Est-il juste que certains soient doués pour le sport dès la naissance alors que d’autres, en dépit de leurs efforts, n’y arriveront jamais ? Le refus du donné s’exerce ici au maximum et les différences physiologiques deviennent le lieu même de l’injustice naturelle qu’il convient de compenser par tous les moyens ; les différences physiologiques entre hommes et femmes font que celles-ci ne peuvent concourir contre des hommes ; l’anthropotechnie pourrait aboutir à une dédifférenciation homme/femme, réalisant ainsi dans le sport ce que le mouvement des sociétés démocratiques accomplit dans le sociétal ; jusqu’à présent, néanmoins, cette dédifférenciation est loin d’être acquise car le dopage offre un biais en faveur de l’homme, étant donné qu’il vise à augmenter « la force, la taille, la vitesse qui sont essentiellement des attributs masculins »18 quoi qu’en disent les égalitaristes.
L’égalité, dit-on, voudrait que les femmes puissent enfin rivaliser avec des hommes ; pour cela, outre le fossé musculaire à combler, il faudrait aussi qu’elles puissent avoir la liberté de choisir le moment de devenir mère ; la maternité post posée ne servira pas que dans le sport mais permettra plus largement à chaque femme de choisir son projet de vie à l’instar des hommes ; vaste programme… Le milieu du sport ne sera plus confronté uniquement à l’utilisation des drogues, mais il semble évident que, dans un avenir proche, la médecine saura intervenir sur les gènes pour favoriser les capacités sportives des femmes. Et dans un tel cas, comment sera-t-il possible de contrôler ces modifications génétiques apportées à l‘embryon? Faudra-t-il interdire tout athlète issu d une fécondation in vitro au motif que celui-ci aurait pu être manipulé génétiquement ? Un autre exemple est intéressant, celui du coureur Oscar Pistorius, athlète sud africain amputé des membres inferieurs pendant l’enfance, qui a remporté la médaille d’argent lors d’une course avec des concurrents valides ; sa demande de participer aux Jeux Olympiques de Pékin lui fut refusée par l’International Association of Athletics Federation sous le prétexte que ses prothèses de jambe lui offraient un « avantage mécanique évident »19. Cet exemple montre la distinction entre cadre médical et cadre anthropotechnique : il a médicalement besoin de ses prothèses dans la vie courante pour voir son handicap limité alors que dans le domaine sportif, ces prothèses de jambes lui apportent un avantage. S‘il avait été admis à concourir lors des Jeux Olympiques, on aurait pu craindre que, soumis « à la pression de la concurrence, tôt ou tard certains compétiteurs valides auraient sans doute recouru à l‘ablation de leurs membres pour utiliser ces prothèses et rester compétitifs. »20. S’ouvre donc une nouvelle perspective sur les dérives dans le sport ; l’anthropotechnie prend la place du dopage et dans un avenir proche, pourrait être utilisée pour établir de nouveaux records ; le corps n’est pas seulement ‘stimulé’ par des amphétamines mais mutilé, touché dans son intégrité et réduit à un simple objet.
On peut regretter à cet égard la tiédeur de l’ensemble du recueil ; à force de démontrer que la création d’un surhomme (ou transhomme) n’est finalement qu’un vieux rêve enfin réalisable grâce à la science, que rien ne pourra arrêter les désirs démiurgiques de l’homme, partant du principe que la médecine permet déjà depuis des années de détourner la nature, les intervenant ne donnent pas vraiment d’avis précis sur les sujets, mais se contentent de constater et d’évoquer de possibles évolutions ultérieures, allant même pour certains jusqu’à légitimer les pratique dopantes (encadrer pour protéger la santé). Il semble aussi maladroit d’établir un parallèle entre le dopage dans le sport pour être le meilleur, s’améliorer, et se satisfaire avec la possibilité d’obtenir un diagnostic pré-implantatoire dans le cas de maladies graves, les enjeux étant parfaitement différents. Aucune ligne n’est en outre tracée entre les différents types d’enhancement alors que la chirurgie esthétique ne correspond ni au dopage ni à la modification génétique.
Conclusion
Si le but de ce recueil est de faire réfléchir, il y parvient fort bien ; l’ensemble porte plutôt vers l’idée que la médecine d’amélioration est un progrès, une suite logique dans l’évolution de la médecine, les dangers et dérives étant soulignés mais mis de coté la plupart du temps. La médecine d’amélioration est déjà présente au quotidien grâce à la chirurgie esthétique de séduction ou aux médicaments sortis de leur cadre curatif pour modifier l’homme ; « certains médicaments se sont vus attribuer la mission de répondre à des besoins qui ne relèvent plus nécessairement de la médecine ou de la santé »21. Personne n’ose vraiment donner un avis tranché et argumenté ; sur un sujet aussi délicat que l’enhancement il aurait été intéressant de connaître des arguments précis, émanant de spécialistes, et de proposer un cadre se fondant sur l’éthique et la philosophie. On peut regretter aussi que la majeure partie du recueil se focalise sur le dopage dans les pratiques sportives, ce type d enhancement étant connu et mille fois débattu ; il eût été en revanche fécond d’entendre parler des futures possibilité, des vrais sujets à polémique comme les manipulations génétiques, le tri d’embryon selon la couleur des yeux ou le sexe en fonction des ’caprices’ des parents, le clonage humain, sujets plus enclins à controverse que le dopage sportif devenu finalement pratique courante… et acceptée malgré ses dérives et ses dangers. Finalement la conclusion du recueil se résumerait par l’idée que l’enhancement est un progrès ; rien ne pourra empêcher l’homme de chercher à s’améliorer, au point de prendre la place de Dieu en créant des trans-hommes, créés à partir de gène choisis pour être les plus performants. Améliorer l’espèce humaine ne peut certes qu’être bénéfique et rendre l’homme plus libre puisque débarrassé des besoins et des risques liés à la nature. Mais cela ne sera vrai que si cette pratique reste limitée et ne conditionne pas tout l’avenir de l’humanité, ce que résume ainsi un intervenant : « l’idée qu’on puisse augmenter la résistance à certaines maladies, même par des interventions génétiques ne me parait en principe poser aucun problème particulier. En revanche, l’idée que l’on puisse prendre en charge l’évolution est très différente et me parait, en elle-même problématique (…). La question est plutôt d’évaluer les intentions de ceux qui misent tout sur l’augmentation »22
- Jean-Noël Missa et Laurence Perbal (dir.) : Enhancement : éthique et médecine d’amélioration
- Ibid. p14
- Ibid. p. 46
- Ibid. p. 82
- Ibid. p. 52
- Procréation médicalement assistée
- Ibid. p. 67
- Ibid. p. 41
- Ibid. p. 57
- Prothèses
- Ibid. p. 83
- chiffres cités p. 149
- Ibid. p. 121
- Ibid. p. 130
- Ibid. p. 170
- Ibid. p. 128
- Ibid. p. 154
- Ibid. p. 198
- Ibid. p. 60
- Ibid. p.61.
- Ibid. p. 152
- Ibid. p. 120