Pour Nicolas Rousseau
Pour quiconque a lu Descartes, la condamnation philosophique de l’enfance apparaît comme une évidence ; à de nombreuses reprises, Descartes fait de cette première époque d’une vie le lieu où viennent s’inscrire en nous les préjugés les plus tenaces et les erreurs les plus stériles dont la méthode cherchera à nous débarrasser. Ainsi Henri Gouhier pouvait-il parler de « l’enfance abusive » et en décliner, tant sur le plan théorique que pratique les méfaits : « De même que le sensualisme enfantin est le principal obstacle à la physique, l’égocentrisme enfantin fausse les principes de la vie morale. »1 Et l’illustre historien de proposer une comparaison audacieuse mais sans aucun doute pertinente avec la chute platonicienne : là où il y a scandale de la chute chez Platon, « aux yeux de Descartes, c’est que l’homme commence par être enfant. »2
Il est vrai que le matériau textuel permettant d’incriminer l’enfance ne manque guère chez Descartes : que l’on songe aux Principes de la philosophie, notamment au § 47 du livre I où Descartes nous invite à nous déprendre des « préjugés de notre enfance », ou encore au § 71 qu’il intitule ainsi : « Que la première et principale cause de nos erreurs sont [sic] les préjugés de notre enfance », et l’on s’apercevra que l’enfance constitue bien la matrice des errances intellectuelles et morale de l’humanité ; dès lors, toute la philosophie ne vise qu’à trouver les moyens de s’en éloigner et de la combattre en favorisant la clarté, la distinction, et l’évacuation des préjugés. Ce n’est sans doute pas un hasard si Descartes, dans le Discours de la méthode, énumère tout ce qu’il a appris dans son enfance pour en montrer précisément l’inanité : nous avons là la mise en scène de la naissance des préjugés acquis au cours de cette période. Même dans le domaine des passions, Pierre Guénancia nous rappelle qu’une passion vécue sans mesure nous ramènerait à l’enfance3, ce qui fait de celle-ci le danger majeur structurant à la fois notre vie et faisant en même temps l’objet du rejet de l’entreprise philosophique.
Dans ces conditions, il peut paraître étonnant de lire, sous la plume de Jean-Luc Quoy-Bodin4, une sorte de réhabilitation paradoxale de l’enfance ou, à tout le moins, et peut-être la nuance se trouve-t-elle ici, de l’ enfant. Historien, spécialiste du libertinage classique et moderne, Jean-Luc Quoy-Bodin vient en effet de consacrer en un court récit, drôle et léger, quoique profond, à Francine, la fille de Descartes, dont il cherche à réhabiliter l’importance existentielle et philosophique pour l’auteur des Méditations. L’ouvrage est insituable : ni livre de philosophie, ni étude historique, il se présente plutôt comme un récit, fort bien informé et fort bien écrit, essayant de percer la figure de Francine et, plus encore, l’importance qu’elle put revêtir pour Descartes lui-même.
A : L’oubli de Francine
La première chose qui frappe lorsque l’on s’intéresse à la biographie de Descartes est l’objective minoration de la place de Francine dans la vie de ce dernier ; ainsi, et aussi incroyable que cela puisse paraître, la très célèbre biographie de Descartes de Stephen Gaukroger5 ne la mentionne qu’en passant et en fait un non-être, lui déniant ainsi toute forme d’importance dans la vie intellectuelle de Descartes. En revanche, Geneviève Rodis-Lewis la mentionne huit fois, notamment parce que cette dernière restitue à sa juste valeur les engagements amoureux de Descartes, et ce non sans nuances : « en 1634, écrit G. Rodis-Lewis, il était, depuis bien des années, plus sensibles aux charmes de la vérité qu’à ceux d’une femme. Mais cette confidence – son amour des femmes louches – révèle un cœur très passionné, même avant l’adolescence, où ces facultés spontanées d’enthousiasme commencèrent à prendre une autre direction. C’est sans doute à la Haye que fut vécu cet amour d’enfance. On s’est demandé si le prénom de Francine retenu plus tard par Descartes pour sa fille n’aurait pas été celui de cette fillette « un peu louche ». »6 On le voit, G Rodis-Lewis, tout en accordant la primauté des intérêts cartésiens au monde de la pensée, n’entrave pas pour autant ses dilections affectives et ménage une place pour ses amours ou, au moins, ses désirs. Mais s’il est une place pour Francine, celle-ci ne peut jamais s’insérer que dans le cadre plus vaste des amours cartésiennes, vrai sujet de l’investigation de G. Rodis-Lewis.
L’auteur consacre même plusieurs pages à la conception de Francine dont elle restitue l’importance au sein de la vie de Descartes : « essayons d’éclairer, écrit G. Rodis-Lewis, avec les très rares éléments connus, l’épisode le plus intime de la vie de Descartes, la naissance et la mort de sa fille, pendant ces années de préparation et de discussion du Discours et des Essais puis de rédaction des Méditations. »7 Signe de cette importance, l’auteur relève que c’est « pendant les années passées auprès de sa fille que Descartes, tout en travaillant à la médecine, espérait vivre plus de cent ans. »8 D’une certaine manière, c’est à la compréhension des raisons d’un tel vœu que se trouve consacré l’ouvrage de Jean-Luc Quoy-Bodin, raisons qu’il place tout entières dans le plaisir que lui aurait procuré la petite Francine.
B : Style et problématique de l’ouvrage
La question que soulève implicitement Jean-Luc Quoy-Bodin est au fond la suivante : Francine a-t-elle pu faire vaciller la critique cartésienne de l’enfance ? L’enfance ne lui est-elle pas apparue pleine de charmes au contact de sa fille ? Autrement demandé, les plaisirs simples que Francine lui ont procurés ont-ils mis en péril, au moins un temps, la critique de l’enfance développée dans toutes ses œuvres ? Dans un style très déroutant, à la fois oral, rapide et somme toute sollersien – le livre est édité dans la collection de Philippe Sollers –, J.-L Quoy-Bodin dispense d’emblée son interprétation : « Francine Badaboum, Francine patatras. Elle bouscule ses plus belles démonstrations. Il bute sur cette équation insoluble qu’est l’enfant qui déroute toute raison. »9
Le style mimé d’onomatopées enfantines introduit l’enfance dans le cœur même du texte et soulève la difficulté cruciale : comment se rapporter à l’enfant dès lors que l’enfance est philosophiquement condamnée ? Que faire de l’enfant s’il convient de tuer l’enfance en lui ? La raison et la méthode autorisent-elles à pratiquer une sorte d’infanticide où l’on précipiterait la survenue de l’âge adulte ? Ou la raison doit-elle au contraire se laisser charmer par cet âge ante-rationnel ? Ces questions-là que soulève l’ouvrage de J.-L Quoy-Bodin sont en réalité essentielles, tant sur le plan théorique que pratique car elles interrogent l’attitude qu’il convient d’adopter face au surgissement d’un enfant qui se trouve être le nôtre ; faut-il tuer en lui cela même qui fait qu’il est un enfant ?
C : Le problème du matériau textuel
Le problème, dans le cas présent, est que pour statuer sur une question aussi délicate, il nous faudrait de nombreux textes ; or, et cela est connu, le matériau textuel permettant de déterminer quel fut le réel rapport de Descartes à Francine est pour le moins lacunaire. Il y a d’abord cette lettre du 30 août 1637 adressée à un inconnu, et présentant Francine comme étant sa « nièce » et surtout cette lettre adressée à Pollot de mi-janvier 1641 où Descartes confie sa peine devant la mort prématurée – elle est morte d’une scarlatine – de sa fille : « Je ne suis pas de ceux qui estiment que les larmes et la tristesse n’appartiennent qu’aux femmes, et que, pour paraître homme de cœur, on se doive contraindre à montrer toujours un visage tranquille. J’ai senti depuis peu la perte de deux personnes qui m’étaient très proches, et j’ai éprouvé que ceux qui me voulaient défendre la tristesse, l’irritaient au lieu que j’étais soulagé par la complaisance de ceux que je voyais touchés de mon déplaisir. »10 Dans cette lettre, Descartes reconnaît la souffrance que lui inflige la perte de sa fille et de son père, mais à aucun moment il ne fait primer la douleur issue de la mort de sa fille sur celle issue de la mort de son père.
En outre, si ce texte indique les sentiments de Descartes et donc l’affection qu’il avait pour sa fille et son père, il doit être aussitôt relativisé et réintroduit dans son contexte général, celui d’une réflexion sur les causes des afflictions : « Enfin, Monsieur, toutes nos afflictions, quelles qu’elles soient, ne dépendent que fort peu des raisons auxquelles nous les attribuons, mais seulement de l’émotion et du trouble intérieur que la nature excite en nous-mêmes ; car, lorsque cette émotion est apaisée, encore que toutes les raisons que nous avions auparavant demeurent les mêmes, nous ne nous sentons plus affligés. »11 Ce texte vise à distinguer la cause de l’affliction de son occasion ; l’occasion, c’est l’événement extérieur, transcendant, qui survient indépendamment de notre volonté. Mais la cause réelle de l’affliction n’est pas à chercher dans l’événement lui-même ; elle ne réside qu’en soi. Mais il y a plus encore : en remarquant que l’événement demeure mais que l’affliction s’estompe, Descartes atténue implicitement la tristesse que lui a causée la mort de son père et de sa fille, et désinvestit l’événement comme tel de son intrinsèque gravité. L’affliction n’est jamais qu’une certaine relation de soi à soi occasionnée par un événement que l’esprit interprète comme déplaisant ; cette interprétation est légitime mais le caractère décroissant de la peine prouve qu’il s’agit d’abord d’un rapport.
Il est donc très difficile de cerner, par le texte, les rapports réels que purent entretenir Descartes et Francine et le seul indice réel que nous ayons est celui d’une peine bien réelle que put éprouver Descartes pour son décès, à égalité semble-t-il avec celui de son père. Il est vrai que la lettre à Huygens du 25 janvier 1638 laisse deviner une certaine exaltation contemporaine de sa vie avec Francine : « Je n’ai jamais eu tant de soin à me conserver que maintenant, et au lieu que je pensais autrefois que la mort ne me pût ôter que trente ou quarante ans tout au plus, elle ne saurait désormais me surprendre, qu’elle ne m’offre l’espérance de plus d’un siècle : car il me semble très évidemment, que si nous nous gardions seulement de certaines fautes que nous avons coutume de commettre au régime de notre vie, nous pourrions sans autres inventions parvenir à une vieillesse beaucoup plus longue et plus heureuse que nous ne faisons. »12 Il est vrai qu’il ne semble pas à première vue outré de rattacher cette espérance de vivre près d’un siècle à la volonté de voir grandir sa fille ; mais il ne faut pas non plus surdéterminer affectivement la lettre qui, explicitement, se trouve consacrée à la science et au temps que réclame celle-ci ; Descartes poursuit d’ailleurs ainsi son propos : « mais pour ce que j’ai besoin de beaucoup de temps et d’expériences pour examiner tout ce qui sert à ce sujet, je travaille maintenant à composer un abrégé de médecine, que je tire en partie de livres, et en partie de mes raisonnements (…). »13
D : L’interprétation de Jean-Luc Quoy-Bodin
Faute d’un matériau textuel suffisant, J.L. Quoy-Bodin reconnaît qu’il est condamné à produire un récit davantage qu’une histoire scientifique et rigoureuse ; cela n’enlève rien au charme de l’ouvrage, et lui permet de commenter avec profondeur les quelques traces épistolaires laissées par Descartes ; ainsi, alors qu’il analyse la lettre de mi-janvier 1641 adressée à Morlot, l’auteur a cette remarque : « On est orphelin ou veuf, mais la langue française n’a pas de mot pour désigner un parent qui a perdu son enfant. (…). La disparition de l’enfant est innommable car inconcevable. »14 On le voit, il s’agit moins d’un livre de philosophie ou d’histoire que d’un récit rédigé à l’occasion d’un épisode de la vie de Descartes. L’auteur réfléchit le sens que cela peut avoir pour un père que d’être précisément père et prend appui pour cela sur les écrits de celui qui aurait dû mépriser l’enfance de son enfant et qui n’en a pas moins conçu une grande douleur à la mort de ce dernier.
Mieux encore, alors qu’il est question de la lettre à Huygens précitée, l’auteur interroge le sens de cette volonté de vivre centenaire et en fait le cœur même de sa morale : « Toute sa morale se résume à aimer la vie sans craindre la mort et même à la défier. René le stoïcien ? Croquer les pommes de son verger et la vie à belles dents ! (…). Trouver le remède pour vivre un siècle sans maladies. Il jubile. »15 Peut-être est-il excessif de réduire la morale cartésienne à cet amour de la vie, mais il n’est pas inutile de restituer les enthousiasmes que Descartes put éprouver, tout comme il ne nous paraît pas absurde d’indiquer que ceux-ci purent atteindre leur acmé au contact de Francine.
Conclusion
L’immense mérite du livre de Jean-Luc Quoy-Bodin est d’interroger le sens d’une relation possible à l’enfant compte-tenu de la critique fondamentale de l’enfance présente chez Descartes ; que signifie élever son enfant, observer ce dernier, lorsque l’on adopte pour principe que l’enfance constitue le lieu privilégié de la survenue des préjugés et la matrice des erreurs futures ? A cet égard, le rapport de Descartes à Francine mérite amplement d’être interrogé, bien davantage que ne le fait Gaukroger par exemple. Hélas, la maigreur des textes disponibles invite à la spéculation et à la reconstruction, autant de démarches inéluctables face à une telle situation.
Nous ne sommes pas sûr de partager toutes les conclusions de l’auteur, notamment celles faisant de l’enfance une quête : « L’homme peut bien retomber en enfance, c’est un charme, une faiblesse, une reddition, nous ne pouvons faire que l’enfant devienne tout de suite un adulte, c’est un rapt. Les grandes personnes, ivres de raison, sont aussi grandes voleuses d’enfance. Elles attendent de lui des dons d’adulte. René ne s’y risquerait pas. Quel chemin pour ce père zigzagant, titubant d’amour, trébuchant sur ses propres questions ? Il faut parfois chuter pour retrouver son aplomb. »16 Il n’est pas certain que ce propos soit conforme aux intentions cartésiennes, et il est certain qu’il est contraire à la lettre cartésienne ; mais tout cela ne doit pas occulter la qualité majeure de cet ouvrage qui n’est autre que d’affronter la question de la signification concrète de la pensée cartésienne dans l’épreuve même de la paternité.
- Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Vrin, 1962, p. 48
- Ibid., p. 52
- cf. Pierre Guénancia, L’intelligence du sensible, Gallimard, 1998, pp. 342-348
- Jean-Luc Quoy-Bodin, Un amour de Descartes, Gallimard, coll. L’Infini, 2013
- Stephen Gaukroger, Descartes, an intellectual Biography, Clarendon Press, Oxford, 1995
- Geneviève Rodis-Lewis, Descartes, CNRS-éditions, 2010, p. 24
- Ibid., p. 194
- Ibid., p. 200
- Un amour de Descartes, op. cit.,, p. 27
- Descartes, Lettre à Pollot, mi-janvier 1641, FA II, p. 309
- Ibid., p. 310
- Descartes, Lettre à Huygens, 25 janvier 1638, AT I, p. 507
- Ibid.
- Un amour de Descartes, op. cit.,, p. 105
- Ibid., p. 65
- Ibid., pp. 95-96