Ce petit essai 1 est une refonte d’une conférence prononcée à l’Institut Martin Heidegger de Wuppertal en octobre 2014, ce qui explique sa faible épaisseur et pose d’emblée plusieurs problèmes. D’abord, il semblerait que les milliers de pages des Cahiers noirs n’aient pas pu être travaillées suffisamment, en particulier le tome 97, qui n’était même pas encore sorti. Il s’agit donc d’une réaction à la hâte, comme il y en eut tant, la plupart n’étant pas documentées. Cela est dommageable : puisque la pensée de Heidegger est considérée par Nancy lui-même comme complexe, pourquoi ne pas se plonger plus profondément dans les méandres de ses spéculations ? Est-ce à dire, qu’au fond, les choses seraient fort simples – simplistes comme un vulgaire manichéisme ?
Alors, en ce cas, il n’y a aucune réserve à apporter aux analyses du précurseur qu’a pu être Emmanuel Faye en la matière. Rejeter les efforts des heideggeriens orthodoxes étant devenu une formalité tout à fait obsolète, il s’agirait désormais de quitter aussi la position faussement courageuse et raisonnable qui chercherait à faire le tri du bon grain et de l’ivraie. Et si plus rien n’était à sauver de la pensée heideggerienne ?
Admettons tout de même que le lieu où cette conférence a été prononcée n’a rien d’anodin. En venant à Wuppertal, Jean-Luc Nancy se place plus ou moins dans le sillage de l’ouvrage de Peter Trawny [Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme, Seuil 2014. Lire deux recensions du livre sur ce site, [par Etienne Pinat et par Nicolas Rousseau.[/efn_note] qui est le directeur de cet institut. Cela se vérifiera certainement dans l’ouvrage, qui fait en tout et pour tout 80 pages ; certes, l’auteur multiplie les appels à l’analyse approfondie « pour qui en aurait encore le goût » ; mais rien n’indique qu’il va les mener lui-même. Comme son homologue allemand, il se contente de résumer les grandes lignes de ce qui pose problème, et c’est peu dire, dans les Cahiers noirs, alors qu’il faudrait peut-être bien reprendre tous les travaux que nous pensions connaître, avec ce nouvel éclairage. Ceux qui ne s’en sentent pas le courage pouvant, sinon, vaquer à leurs occupations « errantes » d’occidentaux se haïssant eux-mêmes : des phrases comme « Il n’est pas question de s’engager ici dans l’analyse de cette redoutable intrication qui fait le ressort même de l’être » ne pouvant susciter chez le lecteur que la frustration, puisqu’on ne pourra pas toujours se contenter de résumés. Est-ce un appel à l’érudition ? Non, à l’élucidation précise du sens de ces 1400 nouvelles pages qui suscitent la controverse.
Eléments pour une auto-mystification tranquille
Pour commencer, un mot sur le titre retenu : comment s’assurer qu’effectivement, il n’y aurait ici aucune trace d’indifférence au mal de la part de l’auteur, sans davantage d’égards pour ce qui se joue dans les Cahiers noirs ? Et si vraiment ce n’est pas le cas, pourquoi avoir maintenu ce titre équivoque et provocateur Banalité de Heidegger, qui semble d’avance chercher à décourager toute recherche sérieuse de ce qui ferait la spécificité du nazisme heideggerien ?
Plutôt que de lire les Cahiers noirs, Nancy se hâte de se mettre dans la peau d’un martyr de la pensée : « On a aussitôt soupçonné que je voulais minimiser la portée des propos antisémites révélés par la publications des Cahiers noirs ». Nul ne ment autant qu’un homme indigné, c’est bien connu. Parce qu’il s’agira bien, in fine, de tenter de sauver coûte que coûte cette pensée jugée incontournable, sans prendre du tout au sérieux l’avertissement bien tardif de Trawny lui-même, lequel envisageait maladroitement une « contamination » de toute l’oeuvre par les notes antisémites. La banalité dont il est question selon Nancy, c’est celle d’une simple reprise de la doxa nazie ambiante par « le grand penseur. » C’est effectivement le cas – si on part du principe que Heidegger aurait attendu 1933 pour avoir ce genre de propensions, ce qui est fort douteux. Sous les raffinements sophistiques et spéculatifs lisibles (et encore à interpréter) notamment dans les Traités impubliés et ces Cahiers noirs, on ne trouve au fond que de triviaux griefs, ancestraux, contre les Juifs. Banalité ? Oui, mais surtout mesquinerie de Heidegger. Le grand penseur paraît bien minable dans ses longues diatribes contre ce judaïsme qui fait de l’ombre à son propre peuple, qu’il rêvait en peuple élu. Mais ces diatribes sont-elles isolées du reste de l’oeuvre ? Nancy ne l’affirme pas.
Du reste, puisqu’il était prévu que les Cahiers noirs seraient publiés en dernier, il conviendrait peut-être de se demander si toutes les analyses précédentes, par exemple celles liées de près ou de loin à la différence ontologique, n’étaient pas vouées à en arriver là. À l’expression d’un nouveau discriminant, non racial : d’un côté le peuple qui pousse les autres à s’obnubiler pour l’étant, de l’autre, le peuple de l’être. Toute la Gesamtausgabe pour cela, l’éléphant qui accouche d’une souris : cauchemar de ceux qui, de ce côté-ci surtout du Rhin, vouent un culte au « plus grand penseur du vingtième siècle ». Au point de chercher, exactement sur le modèle de Trawny dans ses deux essais [Heidegger et l’antisémitisme et [La liberté d’errer, avec Heidegger. [/efn_note], à se détourner autant que possible de cette conséquence catastrophique, celui envisagé par François Rastier, d’un effondrement, du naufrage d’un prophète [Voir François Rastier, Naufrage d’un prophète. Heidegger aujourd’hui, PUF, 2015. Lire une recension [sur ce site.[/efn_note] Le déni, d’emblée, est profond.
On ne peut cependant s’en tenir à déplorer les tranquilles auto-mystifications de Jean-Luc Nancy, puisqu’il multiplie tout de même les prises de position suggérant un grand dégoût. Encore heureux ! Ce qui est certain, c’est qu’un tel ouvrage est voué à faire plaisir à tout le monde, tout en ne contentant vraiment que ceux qui ne souhaitent pas se donner la peine de lire complètement les Cahiers noirs. Eux seront dupes de cette tentative de ménager la chèvre et le chou, et reprocheront à Heidegger de retomber dans les travers de la métaphysique.
C’est en effet une des postures favorites de l’école de Strasbourg – à chacun de deviner d’où elle provient – de se donner pour rôle de repérer l’impensé du discours interprété, en suggérant qu’il serait toujours métaphysique, subjectiviste, logocentrique, etc : autant de gros mots auxquels n’échapperait pas Heidegger lui-même, accusé de donner dans une espèce d’hyper-métaphysique. Ce qui revient à faire d’une pierre deux coups, en accusant la philosophie voire l’Occident tout entier en même temps que la violence de « la » « pensée » 2. Celui qui avait benoîtement avoué avoir faire une « Grösse Dummheit » serait pris au pied de la lettre, et Nancy, sur le même air que Derrida et Lacoue-Labarthe, viendrait rappeler à quel point le penseur de Fribourg se serait trompé, dupé. Ne serait-il pas la victime de cette Doxa époquale qu’il se faisait fort de crypter dans sa propre Sage ontologico-historiale ? Nancy ne l’affirme tout de même pas. Mais il ne résiste pas au délice de le suggérer, en rappelant autant que possible que l’antisémitisme serait le fait de tout l’Occident chrétien, lequel évoluerait dans la haine de soi. Quelle haine ? Celle de la négativité expropriatrice qu’il charrie à chacune de ses appropriations capitalistiques et technico-scientifiques (comprendre : métaphysiques) ce qui permet subrepticement de rapprocher Heidegger du projet de pensée d’Adorno et Horkheimer. En tant qu’effort de fondation d’un site évènementiel, la méditation heideggerienne serait vouée à l’extrême violence – mais celle-ci serait au fond le fait de tout l’Occident.
Des équivoques désormais « banales » concernant Heidegger et le principe de la race
Jean-Luc Nancy a bien raison de rappeler que dans les Beiträge, Martin Heidegger récusait le racialisme d’un Bäumler ou d’un Rosenberg, ne serait-ce que parce qu’il n’est qu’un des avatars du subjectivisme moderne, autant dire de ce lointain succédané de l’« animal rationnel », surdéterminé par la métaphysique. Autant dire que chaque lecteur sérieux sait tout cela depuis longtemps, même depuis la traduction incomplète du Nietzsche, et sans même se servir des gloses de Lacoue-Labarthe à l’époque. Mais on serait en droit de demander à Nancy qu’il prenne en compte les nouveaux éléments apportés par les Cahiers noirs, qu’il s’obstine néanmoins à relativiser, en arguant en gros que « nous savions tout cela ». C’est pourtant faux. Il y a, dans ces notes privées (vouées à devenir publiques pour le Dasein de demain), des éléments inédits qui, une fois mis en relation avec les deux cours sur Schelling, les séminaires sur Jünger, ou encore le traité sur L’histoire de l’être, devraient permettre de cesser la répétition de ces pseudo-explications, qui sont devenues des truismes, alors même qu’il faudrait tout relire.
Cela permettrait peut-être à Nancy de comprendre que si Heidegger rejette le racialisme, ce n’est pas tant pour contrer le nazisme (ni même ses petits adversaires mieux cotés que lui au sein du parti) que pour se déprendre de ce premier commencement avec lequel il souhaite la plus radicale rupture. Qu’est-ce à dire ? Que le nazisme participe – doux euphémisme à ses yeux – de l’enjuivement mondial qu’il nomme de ce doux sobriquet de Machenschaft, que même Nancy retranscrit prudemment par « manigance », et qu’il ne faut pas hésiter à rendre par « magouille », « malfaisance mondiale ». Il faut rappeler que le « principe de la race » est explicitement rapporté aux Juifs dans les Cahiers noirs : « Les Juifs, avec leur talent marqué pour le calcul, « vivent » plus que quiconque de par le principe de la race, ce qui explique pourquoi ils résistent à sa pleine application avec la plus grande violence ».
Le national-socialisme serait aux yeux de Heidegger « destiné » en amont : les nombreuses malversations à la source de l’Occident – celui du miracle de l’initial grec – et dont il faudrait connaître les provenances, auraient d’avance précipité ce peuple dans sa « liberté d’errer » (titre d’un opuscule de Peter Trawny), à n’être plus que l’esclave de la Machenschaft. Le Führer lui-même « dans l’action, n’est qu’un esclave ». Question : pour quelle raison délirante les Juifs eux-mêmes y auraient-ils intérêt – eux qui sont accusés de ne tout envisager qu’à partir du calcul ? Nancy, au lieu de chercher, dans la droite ligne de son ami Lacoue-Labarthe, à tout remettre sur le dos de l’Occident entier, aurait pu être attentif au fait que la haine de soi ne serait pas tant son fait que celui du judaïsme aux yeux de Heidegger. Celui-ci signerait sa propre perte en se portant à la domination mondiale sous différents auspices idéologiques : libéralisme, communisme et nazisme, qui seraient autant de masques pour la conspiration mondiale.
À la recherche d’abri – « l’essence la plus cachée du pouvoir est l’insécurité et la peur d’elle » -, la lutte juive mondiale pour la souveraineté serait vouée, par l’exponentiation des forces en vigueur, à un auto-anéantissement que Heidegger appelle de toute évidence de ses vœux. Jean-Luc Nancy avait à sa disposition le tome 96, et aurait pu donc lire que pour Heidegger « la plus haute sorte et le plus haut acte de la politique consiste en le fait de jouer l’adversaire en l’amenant dans une position dans laquelle il est contraint d’œuvrer à sa propre auto-annihilation ». Plutôt que dans le titre, la référence à Hannah Arendt s’imposerait plutôt ici, où Heidegger semble célébrer la malice nazie décrite par sa maîtresse, et qui consistait à mettre à profit, dans chaque ghetto, un Judenrat, et vers chaque crématoire, des préposés à l’extermination. S’il critique bien le principe de la race, c’est uniquement en tant que le nazisme n’est pas encore allé au bout de lui-même, que le judaïsme persiste encore, que le nazisme autrement dit, « qui est allé dans la bonne direction », comme il se plaisait à le dire, n’a pas pu mener à bien sa seule réelle tâche. Quelle était-elle ? Quelle « mission » historiale devait mener à bien le national-socialisme aux yeux du « penseur » ?…
Délires spéculatifs sacrificiels
Dans cet essai, Jean-Luc Nancy prend bien acte de l’inanité des propos hasardés sur la Shoah par Heidegger, mais il le fait plutôt laconiquement. Exemple, à la page 67, il paraphrase le penseur : « L’Occident n’aura pas cessé de se trahir lui-même, essentiellement, et cette trahison est en même temps la condition pour un autre commencement. Telle est la complexité de l »’oubli de l’être » ». Ici, ce n’est ni plus ni moins qu’une justification du pire que délivre pourtant Heidegger : prenant acte de la violence qu’amène cet oubli, il en arrive à souhaiter un surcroît, un déchaînement de la plus haute violence, afin que se clôture le premier commencement de la domination judéo-chrétienne. Dans un passage, Nancy cite tout de même une note où le penseur stipule que des sacrifices sont nécessaires au sein de l’étant au nom du Seyn. Il se rappelle même d’un passage suspect de La parole d’Anaximandre, pourtant connu depuis longtemps, où ce dernier « jouirait » (Brauchen) de l’étant – en vérité, Didier Franck avait déjà attiré l’attention sur ces passages 3.
Nancy aurait également plus citer ce passage dément où Heidegger en arrive à souhaiter une apocalypse, « ce qui ne serait pas un »malheur », mais la première purification de l’être de sa déformation la plus grave par l’hégémonie de l’étant ». Heidegger envisage la solution finale comme une sorte de catharsis permettant la vidange du principe négatif de l’Occident, qui le pousse à s’« insurger » dans la maîtrise de l’étant plutôt qu’à s’ajointer dans l’écoute de l’être. Ce principe est le judaïsme à ses yeux : il le décrète. Nancy aurait pu chercher à montrer qu’il s’agit là d’une sorte de boomerang destinal : puisqu’en lançant le principe de la race en amont, le judaïsme a jeté les bases de l’animal rationnel, peu étonnant qu’il succombe, au bout du compte, à la « brute bestiale blonde » : voilà en quelques mots le délire eschatologique heideggerien. Notons qu’aucune référence explicite à l’œuvre de Giorgio Agamben n’est lisible ici, alors même qu’il est celui qui a le plus – ce qui ne signifie pas le moins complaisamment – cherché à penser le sacrifice. La complaisance en question consistant à avaliser les diktats anti-historicistes de Heidegger lui-même – et elle est lisible une fois de plus dans ce petit livre.
Nancy cherche bien, durant quelques pages à gloser et à résumer les enjeux principaux de la pensée ontologico-destinale, en montrant que pour celle-ci, le nazisme était en quelque sorte « autorisé » par l’Être à mettre fin à ce premier commencement, à le clôturer. Les lignes évoquant l’obsession conjointe pour l’origine comme pour le nouveau commencement sont parmi les plus acceptables de l’ouvrage. C’est peu étonnant : elles se contentent le plus souvent de retranscrire sobrement les montages spéculatifs complexes de Heidegger lui permettent de rejoindre la doxa antisémite pourtant la plus éculée. Du reste, l’ancien professeur de Strasbourg montre qu’une proximité avec le Marx de La question juive serait tangible, et il y a là certes quelque chose d’assez convaincant. Mais pourquoi ne pas s’en tenir à l’analyse des procédés par lesquels Heidegger donne un sort, sur un style que certains jugent encore philosophique, à la haine des Juifs ? Estimera-t-on encore que tout ce fatras ontologico-historial a quelque chose à voir avec la phénoménologie, par exemple ? Mais ne doutons pas que les chercheurs continueront longtemps encore à pontifier en colloque sur des airs de le néant néantit et l’animal (rationnel?) est sans monde, puisque de toute façon, tout l’Occident est en cause !
Conclusion amusée
Pourquoi lire cet ouvrage ? Parce qu’il est édifiant : c’est le document d’une errance volontaire, révélateur involontaire, par contre, des nouvelles stratégies visant discrètement à sauver la prose heideggerienne d’elle-même. Il y a là une belle communauté – un peu désœuvrée – d’auteurs qui doivent bien trop à Heidegger pour admettre que son œuvre pourrait être entièrement viciée : rejoignant ainsi ses homologues (l’Allemand Peter Trawny et l’Italiennne Donatella Di Cesare), Jean-Luc Nancy se veut lui aussi le héraut d’une post-modernité qui radote et s’enferme dans une posture para-heideggerienne, multipliant les motifs de non-lecture, refusant de lier les écrits de Martin Heidegger à l’histoire, n’hésitant même pas à lui trouver une ascendance juive, etc. Tout ce beau monde, de fait, se sent obligé de revenir astiquer la statue du commandeur, alors que l’heure serait au contraire venue de la déboulonner.