Ce recueil est issu d’un colloque qui s’est tenu au Mans en 2009, dont l’objet était les questions contemporaines relatives à l’animal -questions qui intéressent autant le scientifique que le philosophe (ce drôle d’animal pensant).
Les participants ne proposent pas de définir ce qu’est l’animal mais de montrer qu’il ne peut plus être pris pour un objet, quelque chose simplement là devant nous, comme à notre disposition ; il faut alors requalifier la condition de l’animal, pour voir à quelle point cette condition est similaire à celle de l’homme. Ne plus se demander ce que sont les animaux, mais qui ils sont.
Les auteurs s’accordent sur plusieurs points : l’Animal n’existe pas. Il n’y a que des animaux, si différents entre eux qu’il n’est pas possible de les ranger dans une même catégorie.
Le second point d’accord est qu’il n’existe pas de différence radicale entre l’homme et l’animal. Nous disposons aujourd’hui d’outils scientifiques qui nous interdisent de dénier encore les sentiments et l’esprit aux bêtes ; il devient parallèlement impossible de ne pas requalifier la condition animale et de continuer à les traiter comme nous l’avons fait si longtemps.
Pris dans leur ensemble, les articles de recueil soulèvent plusieurs grandes questions : pourquoi ne refusons-nous plus l’âme et la culture aux bêtes ? Quels sont les enjeux d’une reconsidération des animaux et comment pouvons-nous améliorer leur sort ? On le voit, la formulation de ces questions reflète une évolution importante tant dans les voies de recherches que dans les mentalités.
La question posée par le titre du livre implique ultimement de se demander si nous pourrions un jour considérer les animaux comme des personnes à part entière. Cela produirait-il une confusion dangereuse pour l’humanité ou serait-ce au contraire une justice à leur rendre ?
Cohérentes entre elles, les contributions sont pourtant d’un intérêt inégal : d’un article à l’autre, on passe du développement le plus pointu scientifiquement à des considérations fumeuses ou fantaisistes. L’ensemble paraît bien, au sens strict, chimérique, créature improbable faite de morceaux divers.
Zoo du Bronx, juin 2010. Photo NR.
Le catéchisme de la dignité animale
Sur un sujet en somme on ne peut plus grave, plusieurs articles, de par leur grandiloquence, prêtent franchement à rire .
Ainsi, l’abécédaire proposé par Elisabeth de Fontenay, en ouverture du recueil, bien qu’il batte en brèche certaines légendes (Hitler n’était pas végétarien), tient toutefois davantage de la leçon de morale que de l’analyse philosophique ou scientifique. La louable intention de rendre leur dignité à nos frères inférieurs tourne à la récrimination contre, pêle-mêle, la corrida, les wagons à bestiaux, la torture en laboratoire, le mercantilisme et la zoophilie.
Prétendre que l’animal nous est inférieur serait maintenant non seulement faux mais immoral, criminel ! On retrouve, sous une forme enjolivée, ce pathos pénible de certains défenseurs des animaux, dont on sent qu’ils souhaitent mille supplices cruels aux gens cruels envers les animaux. Comme les bonnes causes ont droit à toutes les outrances, il faudrait qu’Elisabeth de Fontenay aille au bout de son raisonnement, et ose affirmer avec Stéphanie de Monaco, que « les animaux sont des hommes comme les autres ». 1
Dénonciation du nazisme encore, dans l’avant-dernier article, consacré à l’écrivain Vercors. L’article de Nathalie Gibert-Joly est involontairement cocasse. Que Vercors, comme écrivain puis comme résistant, ait cherché à définir l’homme comme conscience et dignité, ne fait pas de lui un grand penseur de l’animalité. L’article peine d’ailleurs à trouver la moindre théorie de l’animal chez Vercors : nous n’avons que des citations sur le courage, la raison éthique ou « la rébellion comme spécificité humaine ». En fait d’intérêt pour l’animal, nous apprenons que l’auteur du Silence de la mer a une correspondance (non-publiée) avec des gens comme Jacques Monod ou qu’il a écrit un conte philosophique sur une femme qui se changeait en renarde ! La théorie vercorsienne de l’animal devait être bien subtile pour que l’auteur lui-même ait négligé de l’exposer.
L’avant-propos de Frédéric Boyer offre un parcours à travers les représentations de l’animal dans notre imaginaire culturel depuis les Grecs, et défend une revalorisation de l’animal, sur ce ton grandiose des vastes fresques. Et ce ton se retrouve dans le dernier article, signé Stéphane Legrand et intitulé « Envoi »2, qui tient lieu de péroraison –ce dernier moment du discours où l’on peut se laisser aller ad libitum à de vastes et définitives considérations. C’est du Bossuet qui prononcerait l’éloge non des grands de ce monde mais de l’animal. L’auteur retrace plusieurs siècles de rejet de l’animalité de l’homme, animalité qui ne pouvait s’exprimer que dans le monstre, le fou ou le criminel. Une dissertation sur le monstre chez Aristote nous mène à une histoire des variantes de la physiognomonie, puis aux recherches criminologiques sur la dégénérescence du criminel. Contre ce refoulement de l’animalité, Levi-Strauss est convoqué pour expliquer en quoi l' »humanisme » est responsable du rejet des animaux, et comment cette supériorité affirmée de l’homme sur l’animal conduit à tous les malheurs, y compris les camps d’extermination.
La vision partiale et même eschatologique de l’article, et d’une partie du recueil, apparaît ici nettement : durant des siècles, l’humanité a vécu dans l’obscurantisme, mais aujourd’hui, nous avons enfin compris que séparer l’humain du non-humain menait à toutes les barbaries. Voilà donc la solution à tous nos problèmes ! L’occasion est ainsi trop belle de passer des exaltations de la dignité de l’homme aux envolées sur la dignité animale. D’un catéchisme à un autre, la rhétorique de l’urgence et de la culpabilisation reste la même 3.
L’animal-machine
Descartes étant sollicité à plusieurs reprises dans le recueil, surtout pour être accusé de réduire l’animal à une machine, il peut être bon de rappeler ce qu’il en est précisément.
Dans sa lettre au marquis de Newcastle, Descartes s’oppose à Montaigne, pour qui les capacités étonnantes de certains animaux, supérieures à celle de l’homme, doivent nous enjoindre à ne plus les croire inférieurs à nous. Selon Descartes, cela n’enlève rien au fait que l’homme a ce pouvoir d’accompagner toutes ses actions de pensées, et modifier ainsi librement son comportement (l’homme peut apprendre à désirer différemment).
De plus, Descartes ne voit aucune raison ni aucune expérience vraisemblable nous autorisant à attribuer la pensée aux bêtes. Celles-ci ne peuvent pas nous communiquer par un langage leurs pensées. Descartes estime donc que les bêtes ont au mieux une pensée très inférieure à la nôtre ; d’autre part, que les mouvements de leur corps peuvent être connus par analogie avec ceux d’une machine (une horloge par exemple). C’est bien une clause de prudence, et non une position de principe, qui amène Descartes à nous estimer supérieur aux animaux et à étudier ceux-ci comme s’ils étaient des machines.
La lecture de l’article 50 des Passions de l’âme permet de préciser la position de Descartes : alors que l’homme est mû par des passions du fait de l’interaction du corps et de l’esprit, on ne peut parler chez les animaux que de « mouvements des nerfs et des muscles ». Nous n’avons aucune preuve observable que les animaux soient doués d’esprit : Descartes s’en tient donc au postulat selon lequel les bêtes n’ont « point de raison, ni peut-être aussi aucune pensée ».
C’est à une tradition cartésienne, plus qu’à Descartes, qu’il faut imputer l’utilisation sans discussion du principe selon lequel l’animal est une machine. Cette réduction de principe a commandé un paradigme de recherche dont nous sommes en train de sortir, dans la mesure où l’on considère aujourd’hui qu’il existe une différence de degré, non plus de nature, entre l’homme et l’animal.
L’article de Catherine Larrère revient en détail sur la position de Descartes, plus méthodologique qu’ontologique comme on vient de le voir, en introduction d’une étude sur les limites du naturel et de l’artificiel : nous avons longtemps exclu les animaux en les considérant comme des machines ; aujourd’hui ne devrions-nous pas inclure les machines à titre d’animaux, dans de nouveaux collectifs hybrides ? Nous devons sortir de notre appréhension technicienne de la nature, passer de « l’artificialisation à la socialisation ». Les relations entre bêtes et artefacts se sont inversées depuis le XVIIème siècle : l’automate n’est plus le modèle de tout animal, ce sont nos machines qui se perfectionnent tant qu’elles ressemblent à des animaux.
L’article suit néanmoins une argumentation assez confuse : l’auteur affirme, avec Rousseau, que l’homme perd de son humanité en excluant de sa société les animaux. Sans doute, mais ce même raisonnement vaut-il pour l’exclusion des machines ? Cela a-t-il même un sens de parler d’exclusion des machines ? Abandonne-t-on par exemple son tamagotchi (l’exemple est récurrent dans l’article et a déjà le parfum désuet de l’an 2000), comme on abandonne son chien au mois d’août ?…
Et quel est au juste le lien logique dans cette proposition : « Disons-nous que, plutôt que de chasser des animaux (comme les clones) des communautés hybrides ou domestiques, il vaut mieux inclure des machines. » 4 Faut-il compenser le manque d’espèces sauvages par davantage de tamagotchi ?… Remplacer nos chiens et leurs déjections par des Médor cyborgs ? Que va-t-il nous arriver si nous continuons à maltraiter les machines ? « Le principe qui permet à la machine de devenir le modèle du vivant, celui de l’indépendance, menace de faire retour sous la forme effrayante d’une machine animale, comme le cyborg. » 5 Mais tous les cyborgs sont-ils donc des Terminator en puissance ? 6
Venons-en maintenant aux meilleurs articles.
Zoo du Bronx, juin 2010. Photo NR.
Le statut de l’animal par rapport à l’homme
Florence Burgat propose une dissertation sur le sujet central du livre : « A quoi la question “qui sont les animaux ?” nous engage-t-elle ? » S’appuyant en particulier sur Derrida, elle montre les implications de la réduction des animaux à des choses, en premier lieu comment ils sont mis à l’écart, comment, dans le cas des animaux de boucherie, leur abattage est rendu invisible. En second lieu, l’élimination d’une position subjective de l’animal (en éthologie notamment) met à l’abri notre conscience : nous pouvons manger de la viande sans nous poser de questions sur une intériorité animale. Se pose alors la question du droit des animaux : qu’un animal ait, dans certains cas, la capacité de s’enfuir ou d’attaquer pour résister à l’asservissement que nous leur faisons subir, cela ne devrait-il pas nous faire réfléchir sur un droit des animaux ? Cette puissance de fait ne doit-elle pas être entérinée en droit ?
A lui seul, le singulier du terme « animal » est trompeur. Chez Derrida, « cette généralité, cette homogénéité d’une infinie diversité, ce nivellement sont encore qualifiés de « méconnaissance intéressée. » » 7 Sommes-nous donc capables de penser les singes autrement que comme des « brouillons » ou des « esquisses d’humains », de comprendre leur être propre, sans préjugé anthropocentriste ? « Il faudrait pour cela que s’invente une autre anthropologie. »
Mais, se demande l’auteur, chercher à l’animal une subjectivité, une intériorité, n’est-ce pas justement un présupposé anthropomorphique ? 8
Jean-Pierre Marguénaud fait le point sur la définition juridique de l’animal, en montre les insuffisances afin de « déverrouiller le débat » 9. L’auteur pointe le conservatisme des juristes en la matière, qui ne sont pas prêts à considérer les animaux comme des sujets de droit. Dans plusieurs pays européens, les animaux sont protégés par le code pénal, mais uniquement s’ils sont domestiques. Les animaux sauvages sont donc exclus de ce régime de reconnaissance. L’article retrace les batailles juridiques menées par les défenseurs des animaux pour faire reconnaître leur cause et changer les lois. Une solution consisterait à distinguer les animaux des simples biens, suggère l’auteur -à ne plus les considérer de la même façon que des meubles. Sans faire passer complétement les animaux du statut de choses au statut de personnes, on pourrait leur reconnaître un statut équivalent à celui d’une personne morale ou d’une association, « personnes dont l’existence n’a jamais choqué qui que ce soit ». 10.
Michel Pastoureau décrit les conceptions médiévales de l’animal, dans le cadre d’une pensée qui considère analogiquement toute la chaîne des êtres (la pensée analogique cherche les correspondances entre les choses pour comprendre l’harmonie de leur ensemble). L’auteur montre la richesse des considérations sur l’animal durant cette période, quand les hommes vivaient, tous les jours, à leur contact bien plus qu’aujourd’hui (renards dans les forêts, cochons déambulant dans les villes…). S’autorisant d’une déclaration de Saint-Paul dans l’épître aux Romains, nombre de théologiens étaient amenés à douter de l’infériorité des bêtes et du statut de leur âme. Le Christ était-il venu sauver toutes les créatures, humaines et non-humaines ?
On voit alors d’un œil moins narquois ce procès en bonne et due forme intenté à un cochon qui avait tué un nourrisson. Contre le positivisme qui n’a voulu y voir que des superstitions et des fables, M.Pastoureau défend l’importance des représentations dans l’étude d’une société : « l’imaginaire est une réalité » 11
Puisque rien ne nous prouve que les animaux soient irresponsables, il n’était pas absurde de traîner en justice un cochon pour ses crimes. A cette époque, « certains auteurs [se demandent] si la parenté anatomique ne s’accompagne pas d’une parenté d’une autre nature. » Le porc est-il responsable de ses actes ? La question se posait déjà au Moyen-Age…12
Mondes animaux et humains
Dans une contribution qui affirme que « les maladies animales révèlent une solidarité vitale », Frédéric Keck essaie de comprendre le sens humain de ces maladies transmises par les animaux, et leur lien avec le pouvoir des experts de la santé.
L’auteur rappelle combien aujourd’hui les animaux sont considérés comme des vecteurs de maladies (vache folle, grippe aviaire etc.) et comment on cache derrière des termes techniques obscurs (encéphalopathie spongiforme bovine…) la mutation de ces maladies animales en maladies humaines . « C’est le travail des experts lorsqu’ils inventent des mots savants pour requalifier ce que l’opinion a immédiatement perçu comme des hybrides monstrueux d’humanité et d’animalité. » 13 L’auteur retrace alors l’histoire de la vaccination depuis Pasteur et montre comment l’Etat-Nation s’est fait le garant de la santé publique. On voit alors les questions médicales s’entrelacer inextricablement à des enjeux technocratiques et politiques. Il faut en particulier, au XIXème siècle, soigneusement maintenir la frontière entre la nature et la culture, à des fins de morale publique.
Ce rôle médical a aujourd’hui pris une ampleur mondiale, se déplaçant de l’Etat-Nation aux organismes internationaux comme l’OMS. Les animaux ne sont pas moins invisibles, et que les crises sanitaires sont toujours désignées par des appellations technocratiques. Sortir les animaux de ce déni serait reconnaître que nous partageons avec eux un même monde et qu’une solidarité avec eux est pensable.
Du même coup -mais ce n’est pas le propos de F.Keck – sortiraient aussi de l’obscurité où ils se tapissent ces animaux grassement élevés sous nos latitudes que sont les technocrates.
Vinciane Despret décrit comment les interactions entre hommes et animaux dans les recherches en intelligence s’avèrent bénéfiques pour les deux partis. Habituer des pies, des singes ou des cochons à utiliser un miroir, accroît leur intelligence. Mais la richesse de l’expérimentation tient aussi, paradoxalement aux cas d’échec : les animaux placés dans le dispositif-test ne réussissent pas nécessairement, ce qui montre que ce dispositif est condition nécessaire mais pas suffisante de la progression des animaux. Ce qui atteste de l’intelligence des animaux, de leur capacité d’adaptation personnelle, qui ne tient pas qu’aux conditions de l’expérience. L’auteur plaide alors pour que se répande une « culture extensive » pour les animaux, plus riche que l’apprivoisement ou la domestication : « c’est une nouveauté culturelle pour ces animaux que d’entrer dans ces registres inédits. » 14
Philippe Descola propose une approche anthropologique des différents modes d’appréhension des animaux dans le monde, afin de montrer en quoi la question de l’identité de ceux-ci appartient en propre à l’Occident. Il n’y aurait pas de sens à se poser ce problème tel quel dans la plupart des autres cultures. Descola prend trois exemples de relations aux oiseaux, tout à fait différentes de chez nous : une relation totémique au corbeau et au cacatoès en Australie ; une identification au vautour au Mexique ; la relation familiale au toucan en Amazonie, en particulier dans la chasse. 15
L’Occident se caractérise au contraire par une coupure entre animaux et humains et, au quotidien, par une mise à l’écart de la plupart des animaux. Nous réduisons de ce fait la vie collective à la vie entre humains.
L’étude anthropologique montre qu’il y a une grande diversité d’appréhension des animaux selon les cultures. Le mérite de Descola est d’en montrer quatre différentes (dont la nôtre). Aussi « à chacun ses animaux ». L’animal est un « autrui non-humain » avec lequel je vais tisser des relations largement dépendantes de « choix ontologiques que j’ai appris à tenir pour vrai dans la culture où j’ai grandi ». Vouloir dire qui est l’animal suppose déjà de le mettre radicalement à part de l’humain.16
Critique de la notion d’animal
Francis Wolff mène une charge en règle contre les défenseurs de la libération des animaux. L’auteur déroule méthodiquement les conséquences absurdes de ces positions extrémistes venues des Etats-Unis : si nous « libérions » nos animaux domestiques (chiens, cochons, moutons, poules…), que deviendraient-ils, livrés à eux-mêmes ? Que diraient les agriculteurs des Pyrénées si on libérait les ours ? Que dirions-nous face à des hordes de loups à nos portes ? Libérer les animaux est un « slogan immoral et absurde ». D’une part, nous avons des responsabilités envers les animaux que nous élevons, envers nous-mêmes aussi ; d’autre part, une telle solution ne serait pas viable. Nous deviendrons vite des végétariens (passe encore) harcelés par des hordes de bêtes sauvages (ce qui est plus gênant).
L’auteur remonte aux origines de cette doctrine, celle de « l’orthodoxie animaliste » 17, en montre les racines idéologiques et comment elles s’appuient sur un renversement grossier du paradigme de la domination humaine : voilà maintenant, tout au contraire, que ce serait le tour des animaux de nous être supérieurs !
Ce qui ne va radicalement pas, on le voit, c’est la notion même d’animal. Vague et imprécise, elle essentialise un ensemble d’espèces des plus disparates, elle nie la diversité de la vie, elle pose une frontière commode entre l’homme et les autres êtres vivants. Cette critique est une constante dans ce recueil, qui, par plusieurs abords, démontre l’inanité de la croyance en l’ « Animal ». Francis Wolff le fait d’un point de vue éthique : la question n’est pas de « libérer » les animaux mais de savoir quels rapports nous devons entretenir avec eux, de quelle manière il est acceptable de les traiter. Penser la domestication comme un contrat plutôt que comme un asservissement.
De son côté, Pascal Picq critique la notion du point de vue du paléo-anthropologue, dans son article « L’homme, point culminant de l’évolution ? ». Peut-on ranger dans la même catégorie des êtres vivants aussi divers que la bactérie, la truite ou le chimpanzé ? Cet article est le plus intéressant du recueil, tant pour son contenu scientifique que pour son approche polémique. L’auteur expose de manière pédagogique et approfondie les théories de Darwin et du darwinisme ; il démonte dans le même temps les contresens sur l’évolution du vivant et sur la proximité des singes et des hommes.
La seconde partie de l’article dénonce les présupposés (philosophiques et théologiques) d’ordre dualiste et spiritualiste, qui tiennent à maintenir une supériorité de nature de l’homme (la théorie du spécisme en découle). Contre la tradition dualiste, P. Picq montre que les sciences sont dans la continuité d’Aristote ou Montaigne, auteurs qui ne posent pas de distinction radicale entre nous et les autres animaux. L’approche scientifique exclue ainsi tout jugement moral sur la place de l’homme, et ne lui enlève rien en affirmant que les animaux ont une culture. « Si les chimpanzés utilisent et fabriquent des outils et développent des cultures, ce n’est pas pour contrarier René Descartes. On peut discuter des définitions et des critères à propos de l’outil et de la culture, mais c’est ainsi. » 18 On apprendra ainsi que les chimpanzés sont capables d’alliances, de négociations entre partis et même de « meurtre politique » !
La fin de l’article, convoque Teilhard de Chardin, à des fins éthiques, ce qui ne peut manquer de surprendre quand cet auteur arrive pour conclure une étude qui se veut scientifique et matérialiste. Le théologien et anthropologue « proposa le concept d’hominisation, vite détourné dans une acception téléologique et finaliste […] L’hominisation signifie qu’une espèce prend conscience de sa place dans l’histoire de la vie et qu’elle devient responsable du devenir de la biosphère […] Être au sommet de l’évolution n’est pas un fait de nature, mais une exigence éthique. » Notre supériorité aurait ainsi un sens moral et non pas biologique. 19
Malgré quelques articles décevants (mais drôles), ce recueil est riche de plusieurs contributions très instructives. Les défenseurs de la cause animale le liront comme un bréviaire ; les adversaires de l’égalité entre hommes et bêtes y trouveront au moins matière à penser notre condition commune et à réfléchir sur la façon dont nous traitons l’animal, cet « autrui non-humain ».
- Cité par Clément Rosset en exergue de sa Lettre sur les chimpanzés.
- Envoi au sens de couplet final, comme dans la tirade de Cyrano.
- Voir la description de ce « rouge » de l’urgence par Michel Puech dans Développement durable, un avenir à faire soi-même. Voir l’entretien avec cet auteur : https://www.actu-philosophia.com/spip.php?article230
- Page 109.
- Page 108.
- A ce sujet, voir cet article, en américain, sur le site d’humour Cracked : « Quatre raisons pour lesquelles les Terminators sont incompétents. ». http://www.cracked.com/article_18848_4-reasons-terminators-suck-at-their-jobs.html. L’article s’amuse à montrer que la forme humaine ou animale du cyborg le rendrait en fait parfaitement inefficace.
- Page 147.
- Page 150.
- Voir la une revue libre sur Internet dont il est le co-fondateur : Revue semestrielle de droit animalier, trois numéros disponibles au téléchargement depuis plusieurs sites.
- Page 165
- Page 203.
- M. Pastoureau rappelle que la médecine contemporaine confirme la proximité des organismes du porc et de l’homme. Pensons aux possibilités de xénogreffes.
- Page 128.
- Page 126.
- Ces types de relations aux animaux correspondent en fait à trois ontologies non-Occidentales, non-naturalistes en ce qu’elles n’opèrent pas une distinction stricte entre l’homme et la nature. Voir à ce sujet Par delà nature et culture de Ph. Descola. Entretien avec l’auteur sur ce site : https://www.actu-philosophia.com/spip.php?article250
- Page 179.
- Page 186.
- Page 77.
- Le plus étonnant est en fait le renvoi au texte de Clément Rosset sur Teilhard de Chardin, dans sa Lettre sur les chimpanzés. Ce qui n’est guère judicieux, car ce texte est de bout en bout un pastiche du teilhardisme. Quand un discours est si absurde qu’il est soustrait par là-même à toute réfutation, le meilleur moyen d’en révéler le caractère faux est tout simplement de le répéter, sous couvert d’en faire l’éloge. « Il ne s’agissait pour moi que de me distraire, dit Rosset, aux dépens d’un certain nombre de catéchismes bêtifiants qui faisaient autorité dans l’intelligentsia française de l’époque. »