« Il faudrait que quelqu’un chez vous fasse un roman sur un intellectuel d’Europe centrale sous le coup des derniers événements. Pas seulement pour la curiosité psychologique. Pour apprendre à voir ce que vous n’aimez pas regarder», écrivait le phénoménologue tchèque Jan Patočka, en juillet 1949, à son ami Robert Campbell, philosophe et mathématicien français, auteur, en 1945, du premier ouvrage consacré aux écrits et à la pensée de Jean-Paul Sartre. Mieux qu’un roman, la correspondance amicale et philosophique que les deux hommes échangeront pendant une trentaine d’années, avec deux hiatus dus aux aléas des circonstances, publiques et privées, depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à travers le virage totalitaire de l’«autre Europe», le relatif dégel des années 1960 et l’avant-« printemps de Prague», jusqu’à l’engagement de Patočka dans le mouvement de la Charte 77 pour la défense des droits de l’homme, représente, dans ses trois dimensions indissolublement enchevêtrées de l’intime-quotidien, de l’historico-politique et de la pensée, un document d’une rare valeur précisément en ce sens. Un document qui nous met sous les yeux un exemple concret de ce que Patočka nomme «la vie dans l’idée ».