Jan Patočka : Carnets philosophiques 1945-1950

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Introduction

Nous nous permettons de dédier les premiers mots de cette recension à Erika Abrams. Traductrice exemplaire de Patočka, elle nous livre, dans cet ouvrage[1], un travail infatigable et très rigoureux de traduction et d’interprétation, accompagné d’un glossaire, d’une notice descriptive, d’une bibliographique, et de photographies de quelques fac-similés de manuscrits de Patočka. Erika Abrams a traduit onze de ses carnets encore non publiés. Seuls les deux premiers carnets ayant été publiés en tchèque en 2014[2], c’est donc en français que l’ensemble de ces textes paraît pour la toute première fois. Nous avons affaire ici à un travail de traduction minutieux, qui nous donne un accès de première main aux textes, en fournissant un outil que les personnes intéressées par l’œuvre de Patočka et par le mouvement phénoménologique ne peuvent se permettre de manquer.

La préface de Renaud Barbaras (p. 7-28), qui témoigne de sa profonde connaissance de la pensée de Patočka, nous fraie un chemin lumineux, à la fois suggestif et rigoureux, à travers la densité de ces nombreuses pages, entre le bergsonisme et la phénoménologie, vers la cosmologie, à laquelle Patočka semble aboutir pour s’y installer aux côtes d’Eugène Minkowski (p. 15). R. Barbaras nous prévient dans sa préface que, contrairement aux deux premiers carnets, les 10 suivants peuvent être lus comme une série de notes de lecture. Il n’y a ni unité thématique ni continuité argumentative. Toute la difficulté de la lecture des Carnets réside donc dans la nature hétérogène de ces pages. Mais cette difficulté nous autorise en même temps à choisir notre route de lecture pour cette recension. Nous nous permettons ainsi de nous concentrer sur l’une des questions qui est implicitement posée dans quelques réflexions de ces carnets, question qui touche au cœur du problème de l’unité de la tradition phénoménologique dont Patočka fait partie. Il s’agit du problème du dualisme.

Le problème du dualisme traverse différentes perspectives philosophiques. Le dualisme peut être métaphysique, ontologique, épistémologique, moral, théologique, logique, épistémologique, entre autres. Pour le dualiste, il y a deux fondements philosophiques différents quoique liés. Par exemple, le dualiste métaphysique défend l’existence de deux réalités ou de deux principes fondant la réalité, comme la réalité sensible et la réalité intelligible, ou l’ordre du divin et l’ordre des hommes. Un dualiste ontologique peut poser l’existence de deux entités essentielles pour tout ce qui existe, comme la pensée et la matière, ou l’âme et le corps. Pour le dualiste épistémologique, il y a deux principes fondamentaux qui rendent possible la connaissance, par exemple le sujet et l’objet, ou la raison et les sens.

Depuis Husserl, la phénoménologie a essayé, au fond, d’échapper aux dualismes métaphysique, ontologique et épistémologique. Si l’intentionnalité dépasse le dualisme ontologique de la relation pensée – matière, l’intuition des essences et l’intuition catégoriale mettent en question l’intuition sensible propre au dualisme métaphysique kantien de la relation phénomène – chose en soi. Enfin, la méthode phénoménologique transcendantale constituée par l’épochè et les différentes réductions cherche à dépasser le dualisme épistémologique de la relation sujet-objet en le fondant sur l’apparaître, ce qui dissout également, en mettant entre parenthèses la croyance en l’existence du monde, le dualisme métaphysique et le dualisme ontologique. Le résultat de cette méthode est la découverte de la subjectivité transcendantale comme pôle constituant de ce qui apparaît.

Patočka pense toutefois que la phénoménologie de Husserl échoue à retrouver l’unité fondamentale de l’apparaître[3]. En effet, dans la phénoménologie transcendantale, l’apparaître finit par être fondé sur la subjectivité transcendantale : un apparaissant. Nous pouvons comprendre cette critique dans la lignée de la construction d’un nouveau dualisme, le dualisme phénoménologique entre l’apparaître et l’apparaissant qui le constitue sans pour autant l’épuiser. Au fond, ce dualisme rejoue les coordonnées de la relation sujet – objet de la théorie de la connaissance. En essayant de dépasser ce dualisme, Patočka reconduit la question de l’apparaître au monde et fonde ainsi une phénoménologie a-subjective.  On pourrait toutefois s’interroger sur la nature du monde : n’est-il pas aussi un apparaissant ? En soulignant l’importance du monde face au sujet, ne faisions-nous qu’inverser le dualisme phénoménologique ?[4] Notre question est ici de savoir si les Carnets philosophiques 1945-1950 nous permettent d’adopter un point de vue renouvelé sur la phénoménologie de Patočka, afin de déterminer en quel sens elle peut échapper au dualisme.

Dans les Carnets, le problème du dualisme est posé à partir du toucher. Le toucher, organe sensible, nous permet d’avoir une expérience immédiate de deux existences en même temps. Nous ressentons ce qui nous entoure ou nous stimule, en même temps que l’organe tactile lui-même. Deux réalités sont donc posées ; elles sont aussi susceptibles d’être saisies et connues. Le toucher représente-t-il donc l’unité de deux réalités ou la distinction entre deux réalités irréductibles ? Le problème de la duplicité du toucher nous renvoie à d’autres problèmes ; et tout d’abord au problème du corps. Si, grâce au toucher, nous pouvons supposer une continuité entre le corps et le monde, s’agit-il d’une réalité matérielle ? Cette réalité s’opposerait-elle à une réalité non matérielle ? Le corps serait-il irréductible à l’âme ou à la pensée ? Ce problème est lié au problème du rapport entre l’intériorité et l’extériorité : s’agit-il de deux substances différentes, de sorte que le corps est une extériorité sans intériorité et l’âme, une intériorité sans extériorité ? La considération de l’intérieur et de l’extérieur comme deux substances différentes est remise en question à partir du concept d’expression : ne pouvons-nous nous exprimer que grâce à l’unité entre l’intérieur et l’extérieur ? En essayant de donner une réponse à cette question, Patočka pose ici les bases d’une phénoménologie de l’expression. Nous nous interrogerons sur la spécificité de cette phénoménologie et sur sa capacité à échapper au problème du dualisme.

I : Le toucher

À la différence des autres sens, le toucher est réflexif. Lorsqu’on touche, on se touche en même temps soi-même. Cette réflexivité ne semble pas répondre uniquement aux puissances de la chair qui touche et qui est touchée de manière localisée. C’est pour cette raison que l’organe propre du toucher a été caractérisé, par Aristote, comme un organe interne dont la chair est l’intermediaire[5]. À la différence du contenu d’autres organes, comme le son, l’image, la saveur ou l’odeur, le toucher n’a pas de contenu déterminé. On pourrait dire sans hésiter que le contenu du toucher est le monde environnant et la chair même qui lui fait résistance. D’ailleurs, pour Aristote, on pouvait toucher le tangible et le non-tangible. On peut certainement toucher quelqu’un sans le toucher avec la chair. On peut aussi être touché par quelqu’un lorsqu’il nous dit : « tu me touches », au moment où on le touche sans vraiment le toucher. La question du toucher dépasse donc le domaine du tangible et de la chair. Mais le corps qui accueille le toucher est en effet plus que la chair et plus que le tangible. Le corps est tout ce qui n’est pas le monde environnant auquel il appartient. De plus, en tant que réflexif, le toucher se dédouble en même temps qu’il déploie une duplicité, face au monde et face au corps qui l’accueille, mais il survit à cette duplicité pour se recueillir dans l’unité du sens. Le problème de la duplicité du toucher est au fond le problème de la duplicité entre le corps et le monde.

Selon Patočka, « posant une frontière entre le corps et le monde, <le toucher> est le sentiment des deux » (p. 75-76). Une frontière sert à limiter, à diviser, à différencier. Toutefois, comme le corps et le monde sont deux entités distinctes et irréductibles, ils sont susceptibles d’être sentis par le toucher qui les sépare. Mais le sentiment du monde et le sentiment du corps sont tout à fait différents. Nous avons conscience, comme Patočka l’affirme, du volume et de la surface du corps dans sa totalité (p. 76). Les contours spatiaux du corps sont ressentis comme conformant une unité sans pour autant être déduits de l’addition des impressions localisées qui ont lieu à sa surface. Au contraire, toute impression présuppose le sentiment de notre corps tout en entier donné au toucher. Le sentiment du corps est constitué par le toucher comme étant en mouvement, comme connaissant des changements sans pour autant perdre son unité. Le contour spatial du corps se déplace dans le monde qui le contient. Le sentiment du monde qu’est le toucher est totalement différent. Nous ressentons plusieurs unités, plusieurs éléments différents comme étant contenus dans ce monde qui se donne à notre toucher. Par ailleurs, nous ne touchons pas le monde dans sa totalité ni son déplacement ou son changement.

Face à la duplicité du toucher, le rapport entre le corps et le monde semblerait n’être qu’un rapport dualiste. Mais le toucher survit à cette duplicité pour instaurer son unité. Le toucher est ainsi sentiment du corps dans le monde, sentiment du corps au monde. Chaque impression localisée du corps renvoie à une extériorité qui produit une impression sur un élément du monde environnant. Le toucher unifie, communique, permet le passage, de l’impression localisée au monde. Le toucher est le sentiment du corps appartenant au monde et stimulé par le monde. L’unité du toucher, frontière qui sert aussi de passage, résout le problème de la duplicité du toucher et, au fond, résout le problème de la duplicité entre le corps et le monde. Cette unité serait assurée par la continuité sensorielle ou matérielle entre le corps et le monde, par le contenu du toucher qui est, au fond, les sensations du corps ou du monde.

Mais s’il n’y a pas de duplicité entre le corps et le monde du point de vue du toucher, un dualisme persiste : celui qui existe entre l’esprit et la matière. La question est de déterminer la nature du corps et si, tout en étant en continuité avec le monde qui l’entoure, il constitue le tout de l’existence. Ou, au contraire, s’il y a quelque chose de l’existence du sujet qui échappe au corps et donc au monde, par exemple la pensée, l’âme ou l’esprit.

  1. Le corps

Dans les Carnets, Patočka définit le corps ainsi : « L’existence concrète doit toujours pouvoir dire : me voilà. Le ‘là’, c’est le corps » (p. 74). Il est clair que le corps est, pour lui, nécessaire à l’existence. Il s’agit d’une nécessité performative : le corps apparaît comme essentiel à l’existence parce qu’il la fait paraître. Elle est aussi un indice, une localisation de l’existence, parce que le corps apparaît comme son « là » déterminé dans l’espace. L’existence acquiert sa concrétude du fait qu’elle est, avant tout, localisée par le corps. Mais le corps n’est pas simplement une localisation dans l’espace, il est « notre » corps. Il y a une duplicité fondamentale dans la vie que nous percevons : nous ressentons la vie de notre corps, de nos organes, comme une vie propre, et la vie du reste des choses, comme « une vie étrangère » (p. 77). C’est pour cette raison, selon Patočka, que notre corps est lié à l’histoire de notre vie dont il est le protagoniste. Dans cette histoire, le corps apparaît à la fois comme corps intérieur, d’un côté, et comme corps objectif, corps public, corps pour les autres, d’un autre côté. Le corps est public et cette évidence est donnée à ma perception de moi-même et du monde. Je me découvre entouré d’autres corps, perçu par des yeux étrangers, examiné de l’extérieur. Patočka appelle « corps objectif » cette face externe du corps qui est disponible à la perception de l’autre.  C’est ce corps objectif qui apparaît d’abord à la science. Même lorsque la science perce la chair et perfore nos tissus internes, elle le fait à partir d’un regard extérieur, un regard qui ne nous appartient pas.

Notre propre appréhension de notre corps objectif n’est pas sans paradoxe au regard de la perspective scientifique. Rappelons par exemple le cas du membre fantôme décrit par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception (1945) : « un blessé de guerre sent encore dans son bras fantôme les éclats d’obus qui ont lacéré son bras réel »[6]. Pour l’objectivité scientifique, le membre n’est plus là. Mais le membre est toujours présent du point de vue du corps propre, c’est-à-dire pour le regard qui part de l’intérieur. L’expérience du membre fantôme est porteuse d’une vérité qui appartient à l’existence concrète : « le membre fantôme garde souvent la position même que le bras réel occupait au moment de la blessure »[7]. Pour la perspective objective extérieure, il n’y a pas de corrélation entre le vécu de notre corps et la réalité objective. Nous retrouvons ici le dualisme âme – corps : notre vécu fausse la réalité du corps. Il semblerait que ce dualisme réponde à la perspective objective et nous empêche de comprendre la vérité que le membre fantôme exprime. C’est pourquoi Merleau-Ponty affirme que pour comprendre l’expérience du membre fantôme, il faut dépasser la perspective objective psycho-physique.

À l’opposé de la perspective scientifique, Merleau-Ponty propose de comprendre le corps comme « être au monde » spatio-temporel, depuis une perspective phénoménologique. Parce que le corps est constitué sur la base de son environnement et de l’expérience du temps, il apparaît que les stimuli produits par l’environnement dans le passé vécu restent dans le présent. Patočka rejoint Merleau-Ponty dans cette distinction entre la perspective scientifique et phénoménologique. Il affirme dans les Carnets :

« […] la simple observation objective n’opérera jamais une percée jusqu’à la signification de l’objet ni du sujet, pas plus qu’elle ne mettra le doigt sur la lutte qui les oppose l’un à l’autre. Cette signification est la limite du regard sur les choses qui est celui des sciences de la nature, regard qui ne s’attache qu’au commentcomment elles sont et comment elles agissent –, mais non pas à ce qu’elles sont dans leur essence » (p. 621).

La perspective objective et externe de la science ne rend pas compte de ce que le corps lui-même est en son essence : un corps au monde. Pour répondre à la question de la signification du corps et de son unité avec l’âme, nous devons nous placer au plus profond de notre être, d’où jaillit cette partie de notre corps qui n’est pas accessible au regard extérieur ; il faut déployer une perspective phénoménologique.

La face de mon corps qui n’est pas facilement appréhendée par l’autre est la face interne. Patočka la décrit comme la vie interne de notre corps, de laquelle nous n’avons que « cette conscience originellement non objective » (p. 76). Ce corps se donne à nous comme un être qui existe devant un monde et qui n’est possible qu’au milieu d’une perspective qu’il déploie et qui le constitue. Pour Ortega y Gasset, le corps intérieur, ensemble d’organes et d’émotions, ne serait rien d’autre que la partie la plus externe de l’âme. Ainsi, de nombreux processus physiologiques internes motivent certaines émotions et certains caractères. Ortega y Gasset illustre cela avec l’exemple du neurasthénique qui, en raison de ses maux corporels, développe une grande capacité d’introspection[8]. La phénoménologie, en se plaçant du point de vue de l’origine interne de l’expérience, nous permet donc de trouver une continuité à la fois entre notre corps externe et notre corps interne, et entre notre corps interne et l’âme, si nous comprenons cette dernière comme une conscience non objective du corps. Toute la complexité réside, en définitive, dans le dévoilement de la possibilité d’une continuité entre intériorité et extériorité, qui permettrait de rendre compte de l’unité de l’expérience. De surcroit, il nous reste à comprendre quel type de phénoménologie peut rendre compte de cette continuité si, dans la perspective de Patočka, la phénoménologie de Husserl finit par réduire l’apparaître à la subjectivité.

 

III. Phénoménologie de l’expression

Le fait que l’ « expression » soit liée à l’action de porter quelque chose de l’intérieur vers l’extérieur est déjà évident de par son origine étymologique. Le mot désignant l’action d’exprimer vient du verbe latin « exprimere », qui signifie presser, comprimer ou faire sortir quelque chose[9]. Mais ce mot a joué un rôle important dans l’histoire de la métaphysique, précisément pour tenter d’échapper au dualisme. Nous pouvons citer ici deux exemples : le néo-platonisme et la pensée de Spinoza. Plotin réussit, par le biais de l’expression, à concilier l’Un et le multiple. De la même manière, Spinoza concilie l’unité de la substance divine avec la multiplicité de ses attributs par l’expression[10]. En traitant le problème du corps et en arrivant ainsi au problème de la relation entre l’intérieur et l’extérieur, qui semblerait nous conduire au dualisme, Patočka formule, pour éviter cette fatalité, une théorie de l’expression. Patočka nomme expression cette relation singulière entre le corps intérieur et le corps extérieur. Mais ce qui l’intéresse, c’est la « conscience » de l’expression.

La conscience de l’expression est une conscience intime et non-objective. Cette conscience consiste à savoir de manière non objective que mon corps exprime mon état intérieur, et qu’il peut aussi simuler un autre état que celui dans lequel je me trouve en exerçant une résistance face à ce qui s’exprimerait naturellement. D’ailleurs, comme Patočka l’affirme, nous savons que l’aspect de notre corps extérieur exprime ce que nous sommes, à tel point que nous prenons soin de notre apparence. Et inversement, toute anomalie de notre extérieur est capable de moduler intensément notre être intérieur (p. 77). Le miracle de l’expression consiste en ce mouvement qui finit par faire coïncider l’intérieur et l’extérieur. Ce mouvement trouve parfois son origine dans notre volonté, ou du moins le lien avec notre volonté est clair, comme lorsque nous décidons de nous exprimer par le langage. D’autres fois, toutefois, il répond à une force qui nous dépasse, comme c’est le cas lorsque nous sommes trahis par notre corps qui peut exprimer, par les gestes, plus qu’il ne devrait. Cette identité produite par le mouvement qui est l’expression entre l’intérieur et l’extérieur de notre corps reflète, comme semble le supposer Patočka, la nature du monde qui nous entoure.

Le monde qui apparaît à nos sens n’est pas, pour Patočka, une synthèse d’éléments multiples, mais, plutôt, une « exégèse de l’expression » (p. 77). Pour l’idéalisme subjectif, la synthèse est la construction de l’objet, il n’y a pas vraiment un plus qui s’exprime, autrement dit, le plus est compris de façon négative. Mais ce plus peut être compris de manière positive, comme Patočka essaie de le faire. Selon lui, « le monde sensible est intégralement un phénomène expressif » (p. 78). Tout ce que nous percevons exprime une intériorité et c’est grâce à elle que nous sommes capables de percevoir. En ce sens, la parole poétique ne peut appréhender le monde en lui insufflant de la vivacité que parce que le monde sensible est dès son origine un phénomène expressif (p. 79) et que la poésie sait reproduire cette origine. Tout dans le monde sensible est donc animé d’une vie particulière, cachée et latente, une vie à exprimer : « il<le monde> ne contient rien de mort » (p. 79). Nous pouvons distinguer ici deux types de réflexion différents qui tentent de rendre compte de l’apparaître, c’est-à-dire deux types d’approche phénoménologique : une phénoménologie de la perception synthétique ou de la mort (phénoménologie fondée sur un dualisme de l’apparaître), et une phénoménologie de l’expression ou de la vie.

Le premier type, hérité de l’idéalisme subjectif, reconnaît une sorte de synthèse extérieure à la vie comme le fondement de tout ce qui existe. Ce type de phénoménologie, qui réduit la perception à une opération de collecte des éléments non reliés de la nature, car seul le non-relié exige une synthèse, est une phénoménologie qui ne peut rendre compte de la vie ; c’est une phénoménologie de la mort. Pour cette phénoménologie, seul le recours à l’abstraction peut reproduire l’unité entre les éléments de la nature. La subjectivité est ainsi comprise à la fois comme quelque chose d’extérieur au monde, de retiré, d’expulsé du monde, et comme le fondement du monde : c’est ici que l’apparaître se réduit à l’apparaissant. Les phénoménologies de Husserl (p. 83), Heidegger (p. 194) et Sartre (p. 805-806) sont, dans les Carnets, des exemples de ce type d’approche. Cette vision de la relation entre le corps et le monde conduit inévitablement à une sorte d’ontologie dualiste, spiritualiste.

Patočka revient à la distinction cartésienne entre res cogitans et res extensa : la première serait une intériorité sans extériorité ; la deuxième, une extériorité sans intériorité. Au fond, intériorité et extériorité sont ici comprises comme deux substances. L’une des conséquences de cette division est la distinction entre les êtres conscients et les êtres dépourvus de conscience, ainsi que la séparation entre les êtres mécaniques et les êtres vivants. Un autre de ses conséquences est l’impossibilité de rendre compte du mouvement. Ces problèmes persistent à la fois dans le cartésianisme, l’idéalisme subjectif et les phénoménologies de la mort.

À l’opposé de ces phénoménologies, la phénoménologie dont Patočka entrevoit les fondements dans les Carnets, est une phénoménologie de l’expression que nous pouvons également caractériser comme une phénoménologie de la vie. Une note en bas de page d’Erika Abrams est ici très éclairante : « en tchèque les termes – ‘expression’ (vyjádření) et ‘noyau’ (jádro) au sens abstrait – partagent une même racine, l’un étant l’extériorisation de l’autre » (p. 165, n. 3). Dans le sens même du mot expression, nous trouvons, en tchèque, une essence qui s’extériorise. Ainsi, aux antipodes de la conception de l’intériorité et de l’extériorité comme deux substances, Patočka défend, au contraire, qu’il n’y a pas d’intériorité sans extériorité, ni d’extériorité sans intériorité, et que les deux se trouvent, au fond, dans un rapport d’identité au sein de l’expression. De ce point de vue, la conscience ne serait que l’une des formes de cette intériorité et se serait en communauté avec l’intériorité du vivant qui l’entoure. Au fond, « l’intériorité est le fondement originel même de l’existence, <…> elle est équivalente à l’existence » (p. 81), mais il appartient à sa nature de se déployer dans la dynamique de l’expression. En ce sens, l’expression est capable de rendre compte du mouvement. L’extériorité pure comprend le mouvement dans une multiplicité sans lien. Uniquement du point de vue unitaire de l’extérieur et de l’intérieur au sein de l’expression, le mouvement maintient l’unité interne qui nous est transmise au moyen de l’éveil de nos sens par la vie : « Si nous ne nous trouvons pas justement dans l’hébétement du crépuscule quotidien, nous sentons la lumière, avec son énergie vivifiante, souveraine, qui se propage aux quatre coins de l’horizon, comme vie par excellence » (p. 82). Le mouvement de la vie se manifeste par une unité dynamique. Le mouvement de la vie qui se manifeste comme une unité dynamique se fait s’effondrer le dualisme de l’intériorité et de l’extériorité. Le plus de la perception, cet au-delà de la synthèse perceptive que nos sens n’épuisent pas, unit la vie à la création, nous fait ressentir la vie comme une force créatrice illimitée et, également, toute manifestation de créativité comme une expression de cette vie.

La phénoménologie de l’expression est ainsi, en quelque sorte, une phénoménologie de la création. Pour Patočka, créer, c’est comprendre : « qu’est-ce que la création, sinon une manière de comprendre les choses ? » (p. 142). Nous découvrons ici une réduction phénoménologique qui nous permet de dévoiler le lien entre l’expression et la vie, ou, pour mieux dire, une contre-réduction phénoménologique, puisque le résultat n’est pas un monde réduit, mais plutôt le monde amplifié, un monde qui est le vrai monde. Le monde s’offre, dans cette phénoménologie, comme un spectacle aux couleurs éclatantes : la vie qui se manifeste est traversée par une agitation, qui n’est autre qu’une intériorité qui ne cesse de s’exprimer. Mais le phénoménologue n’est pas le seul à pouvoir accéder à ce monde. Le phénoménologue de l’expression ne fait rien d’autre que de rejoindre cet horizon commun au poète et au philosophe dans la mesure où ils sont des révélateurs de la vérité de ce monde. Le phénoménologue de l’expression est à la fois poète et philosophe. Le poète exprime, pour Patočka, les puissances du monde, et en s’exprimant (vyjádření), rend le noyau (jádro) manifeste. Il est ainsi « une continuation des choses » (p. 165). Ces vers de Blanca Varela expriment très bien ce caractère de la poésie : « La vie viendra avec hâte et bruit. Ils connaîtront le soleil. Le monde sera cette clarté qui nous perd ; les abîmes de sel, la fronde des espérances obscures, le vol du solitaire qui se tend vers lui-même »[11]. Le philosophe exprime les douleurs du monde en nous ouvrant la voie vers une responsabilité absolue de clarté et d’unité. La représentation de cette responsabilité est le système philosophique, qui semblerait toutefois se situer aux antipodes de l’expressivité poétique.

Comment s’exprimer comme poète et philosophe de manière à manifester les puissances créatives du monde, tout en répondant à l’exigence de clarté ? Ces deux finalités sembleraient s’opposer. Mais Patočka s’exprime, dans ses Carnets, en phénoménologue de l’expression rassemblant ainsi les expressions du poète et du philosophe. C’est pourquoi, le texte échappe à la forme du système philosophique sans pour autant renoncer à l’expression de la vérité. Les puissances expressives du monde façonnent l’ordre et l’abondance du discours que nous trouvons dans ces pages. Patočka semble être conscient de cela. Il insinue que ce carnet tire son inspiration du Journal métaphysique de Gabriel Marcel[12], représenté aussi par les Tagebücher de Kierkegaard[13] et les notes de Novalis[14]. Contrairement au discours philosophique ordinaire qui cache la vie personnelle du métaphysicien, ses luttes, ses défis, son intériorité, dans le langage du carnet, du journal intime, dans le langage des notes, on peut trouver :

« … ce dont il y va véritablement dans le choix de vie philosophique : non pas le happy end d’une solution discursive, mais plutôt le happy beginning d’une fondation radicale, d’un examen approfondi de soi-même et d’autrui qui aborde finalement une hauteur jamais attente jusque-là, à partir de laquelle on puisse embrasser du regard les problèmes, telles les vallées vues depuis la cime des plus hautes montagnes » (p. 143).

Le style de ces carnets reflète le sens de l’expression que prône Patočka et qui permet d’échapper à tout dualisme : une intériorité dynamique s’exprimant sans limite et se réalisant comme vie. La vie personnelle du philosophe rejoint le flux de la vie universelle, en ce sens que chaque vie personnelle exprime la vie du monde.

Le monde qui nous est donné par la phénoménologie de l’expression semblerait néanmoins être quelque chose comme une masse nébuleuse indéfinie. Il est donc nécessaire de considérer le corps et le toucher comme deux dimensions essentielles de cette phénoménologie. Le corps constitue la particularité et l’identité de l’entité, permettant ainsi la multiplicité. La multiplicité des corps vivants est la condition de possibilité de la dynamique illimitée de l’expression. Après tout, nous nous exprimons vers l’autre et dans l’altérité. En outre, bien que l’expression résolve la dualité de l’intériorité et de l’extériorité en étant un mouvement dynamique fondé sur l’intérieur, il existe un aspect du corps interne qui doit être compris comme l’autre face de l’expression : l’incorporation. En réalité, expression et incorporation ne sont que deux directions d’un même mouvement. Ces directions sont irréductibles les unes aux autres bien que numériquement identiques au sein du mouvement dont elles sont les directions. C’est pourquoi le toucher recouvre une duplicité. Il ne s’agit pas d’une duplicité de deux substances ou de deux réalités, ni d’une duplicité de principes de connaissance. Il s’agit de la duplicité inhérente à la directionnalité du mouvement. Lorsque nous touchons, nous sommes également touchés par ce que nous touchons. L’expression et l’incorporation se produisent simultanément et cette simultanéité constitue la nature du toucher.

 

Conclusion

Le projet phénoménologique, tel qu’il est défendu par ses principaux représentants, peut être compris comme la recherche d’une solution au problème du dualisme métaphysique, ontologique et épistémologique. Mais Husserl semblerait tomber dans le problème du dualisme de l’apparaître, dans un dualisme phénoménologique. Nous nous sommes demandé si la phénoménologie de l’expression esquissée dans les Carnets de Patočka réussissait à échapper à ce problème. Il nous semble que ce soit le cas.

Dans les Carnets, c’est dans le toucher qui se pose le problème du dualisme : il semblerait que nous accédons à deux existences ou à deux réalités irréductibles. Mais le toucher est, au contraire, passage du corps au monde. La continuité du corps au monde n’implique pas la distinction entre une réalité sensorielle ou matérielle et une réalité spirituelle. Au contraire, du point de vue du corps intérieur, nous identifions l’esprit comme une intériorité dont le corps est expression. L’expression constitue ici le lien essentiel entre intériorité et extériorité. Intériorité et extériorité ne sont donc pas deux substances comme le suppose le dualisme phénoménologique héritier du cartésianisme.

Le dualisme phénoménologique est également héritier de l’idéalisme subjectif qui lui transmet une conception négative de ce qui excède notre perception du monde : la perception subjective est ici considérée comme une synthèse capable de constituer le monde, la subjectivité est éjectée du monde. À raison de cette négativité, ces philosophies peuvent être considérées comme des phénoménologies de la mort. La phénoménologie de l’expression considère ce qui excède notre perception comme un plus positif : elle est fondée sur le mouvement de la vie, unité dynamique, force créatrice illimitée. La phénoménologie de l’expression résout ainsi le problème du dualisme de l’apparaître. Celui-ci s’exprime dans les apparaissants multiples qui ne sont qu’intériorité. La duplicité du toucher exprime, au fond, la duplicité de la directionalité du mouvement de l’apparaître : de l’intérieur à l’extérieur comme expression, de l’extérieur à l’intérieur comme incorporation. Le phénoménologue de l’expression, échappant au système, se rapproche du poète, en ce qu’il essaie d’exprimer les puissances expressives de la vie, sans pour autant trahir l’exigence de clarté et d’unité.

 

[1] Jan Patočka, Carnets philosophiques 1945-1950, traduit du tchèque et annoté par Erika Abrams, préface de Renaud Barbaras, Paris, Vrin, 2021.

[2] Patočka, Jan, Sebrané spisy : Fenomenologické spisy III/1, t. 8/1, éd. I. Chvatík, J. Frei et J. Puc, Prague, Oikoymenh, 2014, p. 70-312.

[3] Patocka, Jan, Qu’est-ce que la phénoménologie ? trad. fr. Erika Abrams, Grenoble, Jérôme Millon, 1988.

[4] Renaud Barbaras formule ce questionnement de la manière suivante : « il semblerait ici que Patočka <…> <fait> reposer l’apparaître non plus sur un apparaissant mais sur l’apparaissant même, le tout de l’apparaissant » (Barbaras, Renaud, L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, Louvain-la-Neuve, Peeters, 2019, p. 86).

[5] Aristote, De l’âme, trad. fr. Jules Tricot, Paris, Vrin, 1988, 423b25, p. 137.

[6] Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception (1945), Paris, Gallimard, 2005, p. 90.

[7] Ibid.

[8] Ortega y Gasset, José, « Vitalité, âme et esprit », trad. fr. Pablo Posada Varela, dans Annales de Phénoménologie, n° 10, 2011, p. 195-223.

[9] Lewis, Charlton T. et Charles Short, A Latin Dictionary, Oxford, Clarendon Press, 1879.

[10] Voir Deleuze, Gilles, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968.

[11] Varela, Blanca, « Antes del día », Luz de día, Lima, La rama florida, 1963, p. 61. Nous traduisons.

[12] Marcel, Gabriel, Journal métaphysique, Paris, Gallimard, 1927.

[13] Kierkegaard, Søren, Journal (extraits), trad. fr. Knud Ferlov et Jean J. Gateau, Paris, Gallimard, 1941.

[14] Novalis, Fragments, trad. fr. Armel Guerne, Paris, Aubier-Montaigne, 1973.

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Luz Ascarate est docteure en "Philosophie et sciences sociales" de l'EHESS. Elle est actuellement chargée de cours à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle rédige, au sein de la même université, une thèse en philosophie sous la direction de Renaud Barbaras, portant sur la généalogie de l'ontologie du possible (des Présocratiques à la phénoménologie). Elle est également enseignante du second degré dans l'Académie de Versailles. Ses thèmes de spécialité sont la phénoménologie, les ontologies du possible et le socialisme utopiste.