D’un bout à l’autre de son œuvre Derrida s’est engagé dans une confrontation acharnée avec la pensée de Heidegger, confrontation complexe puisqu’elle joint toujours la reconnaissance des avancées fondamentales de cette pensée et de son importance pour son propre parcours avec la volonté de marquer un écart vis-à-vis de certains motifs heideggériens qui demeureraient marqués par un héritage traditionnel ou qui paraissent problématiques. C’est une nouvelle pièce, jusqu’à là inédite, de cette confrontation complexe que la publication de Geschlecht III[1] nous donne à lire.
A : Origine et statut du texte
Il faut d’abord faire une série de précisions à propos de l’origine et du statut de ce texte, en reprenant les indications données par R. Therezo dans sa préface. Ce volume vient en effet compléter un ensemble plus spécifique, à savoir la série des textes rassemblés sous le titre général de Geschlecht que Derrida avait consacrés à Heidegger au cours des années 1980. Nous disposions en effet jusqu’à ce moment de Geschlecht I. Différence sexuelle, différence ontologique[2], de La main de Heidegger (Geschlecht II)[3] et de L’oreille de Heidegger : philopolémologie (Geschlecht IV)[4] : Geschlecht III faisait jusqu’à là défaut, et « paraissait perdu à jamais » (p. 7), bien que Derrida, dans les autres textes du cycle, ait fait référence à son existence et ait manifesté la volonté de le publier. Cette édition a lieu dans le cadre de la publication des inédits de Derrida et notamment de ses séminaires, à partir des fonds déposés en France à l’IMEC et aux États-Unis à l’Université de Irvine. Geschlecht III se compose ainsi du point de vue textuel de deux pièces : un tapuscrit distribué par Derrida lors d’un colloque à Loyola, après la conférence La main de Heidegger, tapuscrit qui est la transcription légèrement remaniée d’une partie des séances du séminaire de 1984-85 qui constituent l’ensemble de Geschlecht III ; la transcription, par les éditeurs, des séances suivantes du séminaire (de la neuvième à la treizième), auxquelles Derrida lui-même fait référence dans le tapuscrit. Concernant le séminaire en question, il s’intitulait Le fantôme de l’autre, et il était le premier d’une série de quatre séminaires donnés sous le titre général de Nationalité et nationalisme philosophique (1984-85), titre qui est évidemment significatif pour déterminer le contexte et les intentions du texte.
Geschlecht : qu’est-ce qu’indique ce terme et pourquoi Derrida y consacre un cycle de textes ? Geschlecht en allemand rassemble plusieurs significations, puisqu’il peut indiquer l’espèce et le genre (notamment le Menschengeschlecht, le genre humain), la famille, la lignée, la génération, mais aussi le « sexe » au sens du genre sexuel. C’est pourquoi « Geschlecht » se présente comme un foyer virtuel de questions différentes, qui se trouvent à leur tour surdéterminées par les problèmes de la langue et de la traduction, puisque cette multiplicité de significations fait de ce terme une spécificité allemande et le rend proprement intraduisible. On ne sera donc pas étonné du fait qu’un tel terme ait suscité l’intérêt de Derrida, qui se propose d’en analyser la présence et le rôle dans les textes (et surtout dans un texte spécifique) de Heidegger. Comme Derrida l’annonce dans Geschlecht I,
je voudrais situer Geschlecht dans le chemin de pensée de Heidegger. Dans son chemin d’écriture aussi […]. Ce mot [Geschlecht], je le laisse ici dans sa langue pour des raisons qui devraient s’imposer au cours de cette lecture même. Et il s’agit bien de « Geschlecht » […] et non du Geschlecht : on ne franchira pas si facilement vers la chose même (le Geschlecht) la marque du mot (« Geschlecht »), dans laquelle, beaucoup plus tard, Heidegger remarquera l’empreinte du coup ou de la frappe (Schlag). Il le fera dans un texte dont nous ne parlerons pas ici mais vers lequel cette lecture se poursuivra, par lequel en vérité je la sais déjà aimantée : Die Sprache im Gedicht. Eine Erörterung von Georg Trakls Gedicht.[5]
Derrida commence à commenter ce texte et à annoncer les lignes générales de son interprétation dans les dernières pages de La main de Heidegger, pour y revenir ensuite dans Geschlecht III, qui lui est intégralement consacré et constitue donc une intense confrontation avec l’essai de Heidegger sur Trakl. Ce texte, sur lequel Derrida reviendra encore dans De l’esprit et qui semble avoir exercé sur lui une fascination profonde, est ici interprété à la lumière des différents foyers thématiques qui sont rassemblés dans le mot Geschlecht et que les éditeurs du séminaire de Derrida ont explicité dans le sous-titre « Sexe, race, nation, humanité ». Mais, comme nous le verrons, d’autres thèmes aussi seront abordés en tant qu’ils sont inséparables de ceux que nous venons de mentionner.
Derrida suit donc pas à pas le texte de Heidegger, il en opère une « lecture » serrée qui essaie d’être en même temps immanente, active et extérieure : immanente, puisqu’elle suit patiemment et éclaircit la démarche de Heidegger et sa logique, en commentant minutieusement La parole dans l’élément du poème et en discutant sa traduction ; immanente aussi parce que la règle générale que Derrida se donne, tout en marquant quelques exceptions, est celle de « s’enfermer » pendant un certain temps dans l’essai sur Trakl, sans convoquer d’autres textes (cf. p. 119) ; lecture active cependant, et même extérieure, dans la mesure où elle « presse le texte à lire de questions », ce qui est « déjà imprimer un autre texte » (p. 41 n.) qui questionne la logique des affirmations heideggériennes pour la disloquer.
Si Derrida suit ici le chemin du texte de Heidegger dans son ordre, il serait difficile pour nous de reconstruire à notre tour Geschlecht III dans son déroulement, à cause aussi bien de la surdétermination stratifiée de la situation (Derrida lisant Heidegger lisant Trakl), que des nombreux va-et-vient, détours, changements de rythme qui marquent le commentaire derridien[6]. Il nous semble alors plus utile de mettre en relief les foyers thématiques qui reviennent, de façon transversale, dans Geschlecht III et leur cohérence. Rappelons que la préface de R. Therezo reconstruit de façon utile les éléments nécessaires pour contextualiser certaines analyses du texte, tout en se concentrant sur les thèmes de la différence sexuelle et du nationalisme.
B : Heidegger « lecteur » et la question du lieu.
Derrida met en lumière, surtout dans les premières pages mais aussi à plusieurs reprises ensuite, non seulement les contenus du texte de Heidegger, mais aussi sa façon de procéder, la singularité de sa manière de lire les textes de Trakl et de traverser son corpus, ainsi que la violence de certaines opérations de lecture ou de découpage (p. 38 sq., 55, et passim). Heidegger revendique en effet, et Derrida le souligne, que la « situation » (Erörterung) qu’il opère du poème de Trakl ne relève d’aucune de ces disciplines traditionnelles que sont la poétique, la philologie, l’histoire de la littérature, qui s’appuient sur certains concepts sans les questionner et demeurent au fond prisonnières d’un méthodologisme dont la racine est métaphysique. Il s’agit pour Heidegger de situer le Gedicht (« Dict » selon la traduction française) de Trakl, compris comme ce « lieu (Ort) » unique et silencieux qui rassemble les différents poèmes particuliers et leur donne leur ton fondamental, qui constitue la source dont ils découlent et leur point de rassemblement ou de convergence. En effet, Heidegger rappelle que le mot Ort en allemand désignait originairement la pointe de la lance où tout se rassemble. Si Derrida semble créditer le geste heideggérien d’une certaine radicalité vis-à-vis des autres disciplines de lecture déjà constituées, il questionne cependant à son tour la détermination heideggérienne du « lieu », en énonçant dès le début ce qui constitue peut-être le fil conducteur le plus constant de son analyse : « ce qui importe et dominera désormais toute cette “situation”, c’est le motif du rassemblement (Versammlung) […] nous touchons ici à ce que d’autres appelleraient l’“axiomatique” de cette “lecture” […] : il y a ou il doit y avoir du rassemblement » (p. 47) ; « si le lieu est régulièrement, typiquement défini par le rassemblement (Versammlung), toute notre approche du geste heideggérien devra questionner ce privilège du rassemblement et ce qu’il induit » (p. 42). Il y a pour Heidegger un lieu unique et rassemblant de la poésie de Trakl, qui lui donne son « ton » fondamental, et il n’y a de grande poésie que dans cette unité opposée à la dispersion. Mais la question du lieu, et de sa détermination par le rassemblement, prend toute son importance si l’on tient compte qu’elle ne concerne pas seulement la façon de lire Trakl, mais domine aussi le contenu de la « situation » que Heidegger opère de son poème. Quel est en effet le « lieu » de ce poème ? C’est ce que Heidegger désigne par le mot Abgeschiedenheit : le Dis-cès selon la traduction française, « le Départ de l’Autre » comme le dit Derrida (p. 76), à savoir le Départ de l’âme ou de l’Étranger qui est en chemin vers le crépuscule pour retrouver la terre, un nouvel Occident, donc précisément son lieu propre en tant qu’il est aussi le lieu d’une nouvelle humanité qui devra surgir après l’espèce décomposée de l’humanité de l’ancien Occident métaphysique.
C : La différence sexuelle
Cette « transfiguration » de l’humanité se relie à la question de la différence sexuelle, qui constitue le point de départ même de la série des Geschlecht, dont par ailleurs l’un des mérites est précisément celui d’avoir attiré l’attention sur cette question dans le corpus heideggérien. Dans le premier essai[7] Derrida s’arrêtait en effet sur le cours de 1928[8] dans lequel Heidegger thématise la « neutralité » du Dasein, neutralité qui implique aussi que le Dasein n’est aucun des deux sexes : radicalisant le texte de Heidegger, qui parle de cette neutralité comme d’une « puissance », Derrida lit dans cette neutralité non une asexualité, mais la possibilité d’une sexualité « autre » qui se place en deçà de la distinction binaire entre homme et femme. C’est cette possibilité ou promesse qu’il s’agit pour Derrida de mettre à l’épreuve dans La parole dans l’élément du poème, puisque Heidegger y revient sur la question de la différence sexuelle dans le sillage des poèmes de Trakl. L’une des marques de cette humanité en décomposition est précisément le « coup » (Schlag) ou la « malédiction » de la différence des sexes (Geschlechter) tombée sur la race humaine (Menschengeschlecht). Mais, écrit Heidegger dans le passage qui retient l’attention de Derrida, « la plaie [ou, selon la traduction de Derrida, la malédiction] de l’espèce vouée à se défaire consiste en ceci que cette antique espèce est surprise de déchirement dans la dissension générique [i.e. des deux genres sexuels]. […] Ce n’est pas la dualité comme telle, mais la dissension qui est plaie. […] bonne frappe il n’y a que pour l’espèce dont la dualité, délivrée de la dissension, se devance dans la douceur d’une simplicité dédoublée [d’une dualité simple, traduit Derrida : einer einfältigen Zwiefalt] »[9]. Ce qui est une « malédiction » n’est donc pas la différence sexuelle en tant que telle, mais la différence sexuelle comme dissension, la différence déterminée comme opposition, qui doit être dépassée dans la direction d’une « dualité simple », vers la « simplicité dans le deux de la différence » (p. 76). Derrida revient à plusieurs reprises sur cette question (p. 70-77, 89-92, 147-150), à partir aussi d’autres passages du texte de Heidegger, même si on peut peut-être regretter que sa prise de position vis-à-vis du texte de Heidegger ne soit plus explicite et approfondie. Elle peut néanmoins se dégager à partir de ses affirmations et de la logique d’ensemble de son texte : R. Therezo a alors sans doute raison de souligner, dans sa préface, que « la rupture derridienne avec Heidegger intervient peut-être le plus clairement justement là où on aurait pu s’attendre à une proximité absolue », puisque « cette différence sexuelle heideggérienne reste incompatible avec la pensée derridienne qui se méfie de la simplicité différentielle ou de la simplicité tout court » (p. 16-17). Autrement dit, voulant dépasser la différence sexuelle comme opposition, Heidegger la reconduit en dernière analyse à une forme d’unité, quoique non homogène, et de simplicité, qui, étant elle aussi commandée par la valeur de rassemblement, finit par subordonner la différence, l’altérité, la pluralité. Derrida souligne certes l’originalité de l’unité visée par Heidegger : non pas une unité donnée et statique, mais un « mouvement unissant », qui « donne lieu à une simplicité qui n’est pas autre chose que la duplicité, ou à une duplicité simple » (p. 150). Il n’en demeure pas moins qu’on risque ainsi d’évoquer l’« innocence d’une différence sexuelle sans guerre » (p. 107) : c’est une forme d’unité qui s’impose ainsi, comme le témoigne l’importance que Heidegger attribue au vers de Trakl évoquant « ein Geschlecht », où, comme Derrida le remarque, le « un » semble s’étendre à toutes les significations de « Geschlecht ».
D : L’histoire et l’Occident platonico-chrétien
Pour Heidegger, comme le souligne Derrida, « c’est cette simplicité et cette douceur de la différence qui s’annoncent comme le futur ou le très ancien dans le départ ou le Dis-cès, par-delà l’Occident platonico-chrétien » (p. 147, nous soulignons). Cela nous conduit au deuxième foyer thématique essentiel qui traverse ces pages de Heidegger et de Derrida, à savoir la question de l’histoire et, plus précisément, l’interprétation du mouvement historique de l’Occident. La question est en effet au centre de la situation que Heidegger opère de la poésie de Trakl, qui lui apparaît comme « le poète de la terre du soir (Abend-Land), Occident encore en retrait »[10] et donc à venir, le poète du déclin vers le matin d’une nouvelle espèce et d’un nouveau commencement. Derrida insiste à plusieurs reprises et efficacement sur la spécificité du mouvement historique qui régit, ici comme ailleurs, la pensée de Heidegger : il y a une « “logique” omniprésente dans la démarche de Heidegger : le plus originaire est porteur du plus futur, le plus originaire est plus à venir – et ceci qui a pourtant une forme circulaire serait à penser par-delà, plus originairement et plus futurément ( ?) que le cercle dialectique hégélien qui appartient à cette logique occidentale-européenne par-delà ou en deçà de laquelle il faut se porter » (p. 125). Il s’agit donc de dépasser l’Occident platonico-chrétien vers une origine plus ancienne, « matinale » et qui est en même temps ce qui reste à venir. Ainsi l’Abendland nommé par Trakl est-il pour Heidegger « à la fois plus originaire, plus matinal et par conséquent plus annonciateur de futur, plus riche de promesse que l’Occident européen ou platonico-chrétien » (p. 135). Or, tout en mettant en lumière à la fois la spécificité et l’ambition de cette logique heideggérienne, tout au long de son séminaire Derrida soulève en même temps des questions et émet des réserves, parfois de façon plus explicite, parfois d’une manière plus interrogative. Il nous semble qu’on peut repérer trois niveaux de questionnement dans l’analyse derridienne. En premier lieu, toute cette logique reste commandée par les valeurs d’origine et de retour : le mouvement historique prend toujours la forme d’un « retour », vers le chez-soi, vers le foyer, en un mot vers une origine qui en tant que telle abrite aussi la possibilité d’un autre avenir. Si on sait bien que le concept d’origine, et sa survivance chez Heidegger, constitue l’une des cibles les plus constantes de la déconstruction derridienne, le thème du retour en est indissociable et assurera à son tour le lien avec la question du nationalisme. En deuxième lieu, par ce retour à l’origine Heidegger entend opérer, selon Derrida, une répétition historique qui nous amène à une situation pré-métaphysique, qui est la possibilité, la condition à partir de laquelle quelque chose comme le platonisme et le christianisme ont été possibles. Mais cette répétition heideggérienne « ne fait pas autre chose que répéter en creux, en plus originaire, le même contenu » et proposer « un double originaire, pré-originaire à partir duquel le platonisme et le christianisme pourraient s’engendrer » (p. 83). « C’est le statut de cette répétition qui me paraît hautement problématique chez Heidegger » (p. 110) : Derrida semble au fond soupçonner que les traits originaires que Heidegger essaie de dégager ne sont qu’une « formalisation » ontologique du christianisme lui-même, qu’on prétend ensuite opposer à celui-ci comme quelque chose de plus originaire. Le geste de Heidegger resterait ainsi plus platonico-chrétien qu’il ne le prétend : « tout le contenu de l’interprétation heideggérienne des deux coups, le bon et le mauvais, des deux différences sexuelles, avant et après la malédiction, tout ce qu’il dit du mal et du mauvais ressemble à s’y méprendre à des contenus chrétiens » (p. 109). Ce qui nous conduit au troisième point critique, à savoir une mise en question de l’interprétation heideggérienne du rapport entre Trakl et le christianisme : Derrida analyse et critique dans le détail les arguments par lesquels Heidegger essaie d’arracher Trakl à toute interprétation chrétienne, en montrant que Heidegger est amené à des affirmations violentes, dogmatiques et parfois même grossières (p. 107-117). Plus en général, pour dire, comme Heidegger le fait, que le « site » du poème de Trakl n’est pas le site chrétien et que tous les concepts chrétiens sont inadéquats pour le penser, il faut supposer « que ces concepts ont un sens univoque […] ont aussi un lieu qui soit un et depuis lequel on puisse dire ce n’est pas le lieu de Trakl » (p. 109). En d’autres termes, il faut supposer qu’il y a non seulement LE lieu de la poésie de Trakl, mais aussi LA métaphysique et LE christianisme, qu’il y a (ici aussi) un rassemblement de l’histoire de la métaphysique dans une signification unique et que ce rassemblement enferme le christianisme dans ses limites onto-théologiques, alors qu’on peut bien imaginer des chrétiens qui, en essayant d’opérer une répétition plus originaire du christianisme, se reconnaîtraient dans l’origine esquissée par Heidegger et pourraient se l’approprier comme sens authentique du message chrétien. Notons par ailleurs que dans ces pages Derrida anticipe le contenu du dialogue imaginaire entre Heidegger et des théologiens chrétiens sur lequel se terminera De l’esprit, même si dans ce séminaire la question de l’esprit, tout en étant abordée, est une question parmi d’autres et n’est pas assumée comme fil conducteur.
E : L’idiome allemand
Ce chemin en vue de l’origine à venir s’effectue dans le texte de Heidegger dans le dialogue avec la poésie et donc, ici plus que jamais, dans une écoute sur la langue qui ne va pas sans un travail sur celle-ci. Un autre élément du texte de Heidegger qui retient l’attention de Derrida est en effet (cf. en particulier p. 58-62, 83-86) la question de l’idiome, plus précisément le recours constant de la part de Heidegger aux ressources de l’ancien allemand. Souvent introduits par les formules unsere Sprache nennt (« notre langue nomme… », où le pronom possessif ne sera pas anodin) ou bedeutet ursprünglich ou eigentlich (« signifie originairement » ou « authentiquement »), ces recours à l’haut allemand interviennent à propos des mots décisifs pour l’interprétation heideggérienne des poèmes de Trakl et Derrida les relève et commente régulièrement, en soulignant à chaque fois les problèmes spécifiques soulevés par l’interprétation étymologique heideggérienne : Ort, Geschlecht, Schlag, Fremd, Wahnsinn, Geist. Ce rôle joué par le (haut) allemand pose d’une part la question de l’idiomaticité intraduisible (ou supposée telle, puisqu’en réalité pour Derrida un processus de traduction est toujours déjà à l’œuvre, dès le texte heideggérien lui-même : cf. p. 85) et d’autre part à nouveau la question du retour à l’originaire : c’est le chemin de retour aux significations originaires qui est censé nous délivrer le sens selon lequel la poésie de Trakl, dans son chemin vers un autre commencement, doit être comprise.
La suite de la recension se trouve à cette adresse.
[1] Jacques Derrida, Geschlecht III. Sexe, race, nation, humanité, édition établie par G. Bennington, K. Chenoweth et R. Therezo, préface par R. Therezo, Paris, Seuil, coll. « Bibliothèque Derrida », 2018.
[2] J. Derrida, Geschlecht I. Différence sexuelle, différence ontologique, in J. Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 395-414.
[3] J. Derrida, La main de Heidegger (Geschlecht II), in J. Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, cit., p. 415-452.
[4] J. Derrida, L’oreille de Heidegger : philopolémologie (Geschlecht IV), appendice à J. Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 343-419. L’ensemble de ces textes doit par ailleurs être complété, chronologiquement et thématiquement, par De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987.
[5] J. Derrida, Geschlecht I. Différence sexuelle, différence ontologique, cit., p. 395. Le texte de Heidegger, publié originairement en 1953, est repris dans M. Heidegger, Unterwegs zur Sprache, HGA 12, Frankfurt a. M., Klostermann, 1985, p. 31-78 ; tr. fr. J. Beaufret, W. Brokmeier et F. Fédier, « La parole dans l’élément du poème. Situation du Dict de Georg Trakl », in Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 39-83.
[6] Concernant justement le déroulement du texte de Derrida, nous nous permettons un conseil aux lecteurs, à savoir la patience : la première partie du volume (p. 34-77), qui correspond au tapuscrit de Loyola, tout en contenant plusieurs indications intéressantes qui constituent les bases de ce qui va suivre, n’est pas la plus riche et procède avec plus de lenteur, tandis que le rythme et le contenu du texte s’intensifient progressivement dans les parties suivantes.
[7] J. Derrida, Geschlecht I. Différence sexuelle, différence ontologique, cit.
[8] M. Heidegger, Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, HGA 26, Frankfurt a. M., Klostermann, 1978.
[9] M. Heidegger, La parole dans l’élément du poème, cit., p. 53.
[10] Ibid., p. 83.