Avant-propos du Cahier d’Histoire de la philosophie consacré à Philippe Muray
Il peut sembler surprenant que les « Cahiers », dont chaque titre renvoie à l’éprouvée et officielle assurance de la pérennité littéraire et philosophique, offrent l’un de leur volume à une figure qui n’est pas encore consacrée par l’un, quelconque, des dictionnaires en vigueur. Car Philippe Muray, dont il ne fait pour nous aucun doute que son œuvre est la grandeur même, n’a pas encore été sérieusement adoubé par l’opinion. L’affaire est en cours, mais elle n’est pas achevée. Des entreprises comme celle-ci, qui est la première, accompagneront bientôt cette reconnaissance qui, pour le moment, fait souffrir trop de nos contemporains.
Mais consacrer ainsi un tel travail à l’œuvre d’un homme disparu, précocement, il y a cinq ans, c’est prendre de l’avance sans prendre le moindre risque. Nous sommes pionniers. Et nous surseoirons donc au devoir de répondre aux arguments des ennuyeux domestiques doxiques, dont les bibliothèques personnelles sont emplies de nombreux enthousiastes contre-sens, et qui ne manqueront pourtant pas de se répéter qu’on ne peut considérer Muray comme un grand nom de la littérature et de la pensée. Que l’on veuille simplement nous rendre grâce, comme on le fait aujourd’hui pour les premiers volumes collectifs que dirigeait Dominique de Roux, de connaître suffisamment ce qui est essentiel pour savoir de quoi est fait l’avenir littéraire.
Lorsque nous commencions à diriger cet ouvrage collectif il y a désormais presque trois ans, Philippe Muray était soit haï soit aimé, avec un même succès d’estime, mais il demeurait assez peu connu, et notre entreprise était encore plus déroutante qu’aujourd’hui. Tandis que nous travaillions lors de ces longs mois de préparation, la situation ou plutôt l’image de l’écrivain a considérablement évolué, et nous ne sommes pas, sur ce plan, à la fin de nos (bonnes) surprises. Rien n’est en tous les cas venu contredire ce qu’à l’initial nous savions d’un savoir certain bien qu’en une certaine solitude.
Si a beaucoup diminué la solitude à admirer Muray, il reste de nombreux stéréotypes à balayer, et d’autres encore qui naissent du succès même dont s’accroît la renommée de l’auteur. Le nom de Muray s’est aujourd’hui répandu en un feu qui n’est pas de paille, mais il demeure que Muray est souvent aimé pour des raisons qui sont de paille et qui occultent les profondes dimensions de son génie. « Un brillant faiseur, sans doute », se dit la majorité, « un moment de style pour passer une bonne soirée, assurément », ou encore « un humoriste de luxe, oui » ; mais un vrai nom, un grand écrivain, un authentique philosophe ? C’est ainsi que, symptôme, un célèbre journaliste de sexe féminin lui consacrant il y a peu une émission radiophonique, se récria au cours de l’entretien lorsque son invité prononça le mot de « génie » pour désigner Muray… Notre ouvrage est là pour montrer combien son éponyme est non seulement grandiose, mais constitue également et déjà un interlocuteur historique.
La préparation de cet ouvrage fut une aventure à elle seule, tant elle révéla les passions encore chaudes et si peu chaleureuses qui entourent la personne de Muray et veulent ignorer l’érudition, la finesse, la maîtrise, la puissance d’un incontournable auteur. Nous sommes d’autant plus heureux d’avoir pu mener à son terme ce projet, dont nous remercions vivement chaque contributeur. Nous voulons également dire ici, et tout particulièrement, ce que nous devons à l’épouse de Philippe Muray, Anne Muray-Sefrioui, qui rendit mainte chose possible ; la bienveillance de son amitié permet, entre autres, au public de découvrir aujourd’hui dans ce volume quelques remarquables inédits de l’auteur des Exorcismes spirituels. Ainsi ce collectif souffre-t-il moins de paraître avant le temps, à la fois proche et lointain, où sera disponible une grande part du Journal de l’écrivain.
Certes nous n’avons entre les mains avec cet ouvrage que le fruit de premiers pas, et ces pages sont celles d’un ouvrage de percée, qui, pour la raison même qu’elles ont le mérite de se constituer dans la primeur, portent aussi les défauts propres à ce qu’offre un fort vaste champ à qui quelques-uns ont demandé de donner sa première moisson. Notre essai ne demande qu’à offrir la possibilité à de nombreux lecteurs de mieux cerner, connaître, aimer ce dont il est question dans une œuvre littéraire et philosophique à l’immortalité de laquelle il va falloir s’habituer – et l’occasion à certains autres de comprendre qu’il est loisible de nous imiter afin de faire mieux que ces pages inaugurales.
Paris, le 8 de décembre 2010.
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