Ce nouveau livre de Jacques Bouveresse 1, issu d’une conférence donnée en 2010, porte sur la notion de vérité dans les premières leçons de Michel Foucault au collège de France. Ces leçons données en 1970-71 sont consacrées à la « volonté de savoir ». Foucault s’y propose de tracer les lignes d’une histoire de la vérité, afin de comprendre l’origine de celle-ci et de montrer comment sa recherche s’inscrit toujours dans des enjeux de pouvoir.
Foucault s’appuie sur Nietzsche pour défendre simultanément trois thèses, qui tendent en fait à s’entremêler : la première est que la connaissance de la vérité est toujours déterminée historiquement ; la deuxième que la vérité elle-même a une histoire, qu’elle n’existe donc pas indépendamment de la connaissance que nous en avons ; la troisième que la volonté de savoir s’inscrit toujours dans un jeu de stratégies politiques et qu’elle est donc elle-même produite par le pouvoir qui l’exerce (dans un contexte historique donné).
On le voit, ces trois thèses sont en droit indépendantes les unes des autres -puisqu’il pourrait y avoir une volonté de savoir qui ne soit pas intéressée politiquement et qui ne change même pas au cours de l’histoire – mais surtout sont incompatibles entre elles, puisque si la vérité n’est qu’un effet de la connaissance, alors elle n’existe plus en soi et il n’est donc plus possible d’en faire une histoire, ni même de connaître quoi que ce soit.
C’est cette thèse de l’historicité de la vérité que Bouveresse va s’attacher à critiquer et à réfuter complètement.
Réalisme contre relativisme
Bouveresse ne conteste évidemment pas la possibilité ni l’intérêt de faire une histoire de la connaissance de la vérité, et ne conteste pas non plus que le pouvoir politique puisse instrumentaliser la vérité. Il ne conteste donc nullement la critique du pouvoir des institutions. Ce qui est en cause est la possibilité de faire une histoire de la vérité elle-même, ce qui supposerait que celle-ci change au cours du temps et surtout -ce qui est bien la thèse de Foucault- que la vérité ait une origine, que donc elle soit apparue le jour où des hommes ont voulu séparer le vrai du faux. En effet, dans ces leçons, Foucault ne défend pas une relativité de la vérité selon le temps ou l’espace (ce qui était vrai hier est faux aujourd’hui, « vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà »), mais une thèse bien plus étonnante : que la vérité est le produit de la volonté de connaître, que c’est la connaissance qui fait naître la vérité ; que la distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux est historique parce que plus fondamentalement, l’existence même d’une distinction entre vrai et faux est la conséquence d’un discours d’autorité. Pour le dire simplement, selon Foucault, c’est le pouvoir qui engendre la connaissance et la connaissance qui engendre la vérité.
Dès lors, comme on le reverra, la critique du pouvoir menée par Foucault ne pourra que se retourner contre elle-même, puisque si le pouvoir est à l’origine de tous nos énoncés, y compris de ceux qui sembleraient les plus sincèrement liés à la seule volonté désintéressée de trouver la vérité, alors on ne peut rien faire d’autre que de combiner des stratégies pour faire triompher « sa » vérité. Si bien qu’il n’y a plus qu’à adhérer à un pragmatisme cynique, à l’opposé de l’intention critique de départ.
Bouveresse démontre l’inanité de ce relativisme total, en expliquant pourquoi il est logiquement intenable et pourquoi on ne peut – comme prétend le faire Foucault – s’appuyer sérieusement sur Nietzsche pour le défendre. En parlant de la vérité comme il le fait, Foucault ne respecte aucune logique, même élémentaire, et produit un complet non-sens sur l’utilisation du mot « vérité » lui-même. Il n’est tout simplement pas possible de désigner par le mot « vérité » un accord avec la réalité qui serait produit par le discours. On parle par exemple de « faire la vérité » sur un événement, mais on ne veut pas dire par là que ce soit l’enquête qui crée ex nihilo la vérité en question, comme si, quoi qu’on puisse dire, cela devenait comme par magie vrai du seul fait qu’on le dit ! C’est néanmoins bien cette thèse, aussi étonnant que cela puisse paraître, que soutient Foucault, en faisant comme si l’homme avait la capacité de créer la vérité et comme si cette puissance dépendait toujours in fine de luttes politiques pour la domination.
Pour Bouveresse, l’enjeu est en quelque sorte triple : 1) montrer que contrairement à certaines lectures reçues, Nietzsche ne nie pas l’existence de la vérité, ni la possibilité de la connaître ni même la valeur de cette connaissance ; 2) prouver que le relativisme défendu par Foucault, si pregnant encore aujourd’hui dans des programmes post-modernes de philosophie, n’a aucun sens ; enfin 3) soutenir un réalisme épistémologique dans la continuité du sens commun, c’est-à-dire soutenir qu’il existe une réalité indépendante de notre connaissance, qu’il est possible de connaître cette réalité et que cette connaissance est utile, voire indispensable. En somme, on peut dire que Bouveresse argumente ici, en se confrontant avec des thèses radicalement opposées, en faveur de ce qu’il a pu appeler avec Bertrand Russell son « robuste sens de la réalité » [Voir ce cours d’octobre 2001 au Collège de France, [« Une épistémologie réaliste est-elle possible ? ».[/efn_note].
Croire et savoir
Le constat dressé par Bouveresse à la lecture de ces leçons peut se résumer comme suit : dans ses leçons, Foucault ne distingue pas croire et savoir, ni opinion de jugement vrai. Il soutient un relativisme radical : l’opposition entre le vrai et le faux a selon lui une origine historique, ce qui veut dire que la vérité n’a commencé à exister que lorsqu’elle a été considérée comme un objet du discours. Rien n’est vrai en soi, tout dépend de ce qui est considéré comme tel à un moment donné. Et ce n’est pas la connaissance qui nous fait découvrir la vérité, c’est la connaissance qui produit, qui crée le vrai. Celui-ci n’est pas donc pas l’objet d’une découverte mais d’une invention.
Dans le but de raconter l’histoire de cette invention, Foucault est amené d’emblée à séparer la connaissance et la vérité, en considérant qu’il pourrait y avoir une connaissance qui n’aurait pas le vrai pour objet, et que le vrai ne préexisterait pas à la connaissance qui porte sur lui, mais serait le fruit de cette connaissance. Bouveresse note qu’« une des choses qui compliquent singulièrement la compréhension de ce que dit Foucault est sa façon d’user régulièrement de tournures elliptiques et à double sens du genre de « la vérité » là où il faudrait dire plutôt « le concept de vérité », ou de parler de « la vérité » là où il est question en réalité de « la connaissance de la vérité », voire même de « la connaissance » tout court, ce qui lui permet notamment de parler aussi bien d’une vérité qui n’est pas vraie que d’une connaissance qui ne l’est pas. La question de savoir s’il ne pourrait pas y avoir des raisons de faire une différence, même lorsque la connaissance est vraie, entre elle et la vérité dont elle est la connaissance n’est envisagée à aucun moment, et rien n’est dit non plus à propos des conséquences qui semblent résulter inévitablement de la décision de désimpliquer l’un de l’autre les concepts de vérité et de connaissance, en ce qui concerne la différence que l’on souhaite probablement continuer à faire malgré tout entre la connaissance et la simple croyance » (page 31).
Les paradoxes du « tout est faux »
Foucault soutient que ce ne sont pas nos énoncés de connaissance qui peuvent être vrais ou faux, mais que ce sont eux qui engendrent du vrai et du faux. Foucault considère que de tels énoncés falsifient la réalité sur laquelle ils portent, en la remodelant selon la distinction du vrai et du faux…
C’est un travers assez répandu chez certains philosophes de ne pas se contenter d’affirmer qu’ils décrivent correctement les choses, mais de prétendre subrepticement que leur discours a le pouvoir de remodeler la réalité, comme s’ils pouvaient en quelque sorte légiférer en la matière et changer le réel par la parole.
On dira couramment, par habitude sans doute (mais cette habitude n’est pas sans conséquences) que Kant limite la connaissance, comme s’il lui était loisible de la restreindre volontairement. Or tout au plus peut-on constater où se situent les limites de la connaissance, mais cela ne relève pas d’une décision, comme le tracé d’une frontière. Kant peut interdire de chercher la connaissance au-delà de l’expérience possible (il aura raison s’il n’y a en effet rien à y trouver), mais en tout état de cause, sa parole n’a pas le pouvoir performatif d’empêcher une connaissance par intuition intellectuelle, par exemple. On se demande du reste de quel droit il pourrait nous l’interdire si cette connaissance était possible.
Cela semble trivial à dire, mais il semble pourtant que Foucault croie à une telle puissance performative de la parole, puisqu’il considère manifestement qu’on devrait croire sur parole toute figure d’autorité qui prétend parler au nom de la vérité, et considérer que si elle le dit, c’est vrai, et surtout que cela devient vrai du seul fait qu’elle le dit ! Et on peut se demander en fait si lui-même ne prétend pas rendre vraie sa thèse sur la vérité par le seul fait de l’énoncer…
Bouveresse constate que le but de Foucault est de replacer « le jeu de la vérité dans le réseau des contraintes et des dominations » qui ont besoin de la vérité pour exister. Bouveresse constate pour sa part « la disparition complète de toute espèce d’interrogation sur les restriction et les contraintes qui auraient pu être imposées par la réalité elle-même aux choix qui ont été faits » (page 49). Le caractère gratuit et confus du questionnement de Foucault apparaît donc rapidement. Il multiplie les questions quant à la nature de la vérité, mais celles-ci sont essentiellement rhétoriques, car, sur le fond, il a déjà répondu : on ne sait pas quand la volonté de vérité a créé ce « mensonge » qu’est la vérité, ni selon quels hasards ni quelles stratégies de pouvoir inavouables, mais le fait est que selon lui, la vérité a bel et bien commencé à exister quand on a falsifié la connaissance en la faisant porter sur le vrai, et qu’on a du même coup falsifié la réalité !
Or, il est évidemment incompréhensible de dénoncer une falsification de la connaissance originelle, alors même qu’on affirme que toute connaissance est une falsification et ne peut pas être autre chose qu’une falsification. En effet, dans ce cas, pourquoi la connaissance du vrai serait-elle plus mensongère que toute autre connaissance qui n’aurait pas le vrai pour objet ? On est amené rapidement à poser des alternatives intenables et des paradoxes à la limite de l’intelligible, qui se résument en fait au problème insoluble du menteur crétois. Si tout est faux comme le dit Foucault, il est faux de distinguer le vrai et le faux. Est-il donc vrai que la vérité est une falsification ? Est-il donc vrai que tout est faux ?…
A propos d’une telle connaissance, Bouveresse demande simplement : « Falsificatrice par rapport à quelle espèce de vérité, qui en l’occurrence est ignorée ou niée, si l’on doit admettre par ailleurs que la distinction du vrai et du faux ne pouvait pas avoir d’existence ni de signification avant elle ? C’est évidemment le genre de question sur lequel il vaut mieux éviter de s’appesantir » (page 52).
Peut-on ne pas croire à la vérité ?
A cela, on peut toujours objecter que la vérité elle-même doit faire l’objet d’une croyance et que Foucault a raison de dire que l’on peut faire l’histoire de cette croyance. Cependant, que nous ayons besoin de croire à la vérité, pour faire de la philosophie ou des sciences, ne revient pas à dire que cette croyance serait illusoire ni que le seul fait de croire ferait surgir la vérité du néant. On peut même renverser l’objection, et dire qu’il est impossible de croire ou de déclarer quoi que ce soit si on ne croit pas déjà à la vérité, c’est à dire à l’existence de la vérité.
Si quelqu’un affirme qu’il ne croit pas à la vérité, sa phrase ne peut vouloir dire que trois choses : 1) qu’il ne croit pas que la vérité vaille la peine qu’on la cherche ou qu’on la dise ; 2) qu’il ne croit pas qu’on puisse trouver la vérité, 3) qu’il ne croit pas à l’existence de la vérité. Dans le premier cas, il ne croit pas en la valeur de la vérité ; il préfère donc l’ignorance, l’erreur et le mensonge. Mais dans ce cas, en faisant cet aveu de vérité, il contredit la préférence qu’il affiche. Dans le deuxième cas, s’il ne croit pas qu’on puisse trouver la vérité, il professe un scepticisme radical, qui se heurte tout de même à cette contradiction importante : il connaît assez l’en-soi des choses pour être sûr qu’il est au-delà de toute connaissance possible. Le sceptique est donc sûr qu’il y a une vérité, mais qu’elle est cachée, en sorte que son scepticisme ne peut atteindre l’existence même de la vérité.
Dans le troisième cas, s’il veut vraiment dire qu’il ne croit pas à l’existence de la vérité, on peut simplement se demander s’il a raison de ne pas y croire. Pour cela, on peut envisager a) que la vérité existe ou b) qu’elle n’existe pas. A) Si la vérité existe, il a tort de ne pas croire qu’elle existe. B) Si la vérité n’existe pas, il n’a cependant pas plus raison, car il ne peut pas être vrai qu’il ne croit pas à la vérité, donc il a tort de dire qu’il n’y croit pas, donc il croit à la vérité etc. Autant dire que dans les trois cas, une telle affirmation se heurte aux contradictions performatives inévitables quand on soutient une position proche du relativisme ou franchement relativiste.
Car quoi que l’on fasse, il est de toute façon faux d’affirmer que tout est faux.
Mais Foucault, loin d’être gêné par ces contradictions performatives, semble au contraire penser que la vérité n’existe que si l’on y croit, que l’on pourrait donc aussi bien cesser d’y croire et qu’elle disparaîtrait en même temps. Au lieu de dire que ce n’est pas parce que l’on veut la vérité qu’on la trouvera, ni qu’elle existe, Foucault soutient que la vérité n’existe que si on la veut.
La vérité est-elle une erreur parmi les autres ?
Un long détour par Nietzsche va permettre à Bouveresse de saper les appuis que Foucault croyait trouvait chez l’auteur du Zarathoustra, et de montrer toute l’importance, parfois mésestimée, de la notion de vérité chez Nietzsche. Il est vrai que Nietzsche a beaucoup varié sur ce point. Bouveresse relit l’essai de jeunesse qu’est « Vérité et mensonge au sens extra-moral », sur lequel s’appuie pour l’essentiel Foucault, essai dans lequel Nietzsche soutient une thèse relativiste (la connaissance a une origine et pourrait disparaître un jour, et la réalité se réduit à ce que nos facultés peuvent en percevoir). Bouveresse oppose ensuite cet essai aux oeuvres de la maturité, comme l’Antechrist, où Nietzsche, bien plus au clair quant à ses questionnements, réaffirme l’importance fondamentale de la vérité et simultanément du questionnement sur sa valeur. Néanmoins, en montrant que Nietzsche a pu osciller entre deux positions extrêmes sur la nature de la vérité (la vérité n’est qu’une illusion – la vérité existe au-delà de toute interprétation), Bouveresse à mon avis tend à négliger bien des textes qui font état de nombre d’hésitations sur cette question.
En effet, Nietzsche a pu soutenir tantôt que la vérité n’existe pas 2 et qu’il y a une infinité d’interprétations du monde qui sont possibles (Gai Savoir, § 374), ce qui revient à dire qu’« il n’y a pas de fait, seulement des interprétations » (FP 1888). Il a parallèlement pu opposer l’intérêt vital du vrai et du faux, en soutenant que l’illusion pourrait avoir plus de valeur que la vérité 3, tantôt au contraire, dans l’Antéchrist, que l’homme qui cherche la vérité est supérieur humainement à l’homme prisonnier de ses convictions 4, qu’il y a donc des faits incontestables au sujet de la vie et du devenir et qu’il vaut mieux, vitalement, être capable de les reconnaître que de ne pouvoir les supporter.
Ces positions ne vont évidemment pas de soi. Sur l’existence de la vérité, on serait tout de même tenté de demander à Nietzsche comment il sait que tout est ultimement pur devenir fluctuant. Cette position n’est-elle pas incompatible avec celle qui dit que nous ne pouvons rien connaître de l’en-soi des choses ? Pour dire que l’unité, la substance, la forme, la loi, la finalité sont des notions erronées, qui travestissent le véritable monde du devenir, du chaos et du hasard, ne faut-il pas déjà connaître cette réalité que notre langage falsifierait, faits que le platonisme et le christianisme ont occultés, calomniés, défigurés etc. ?
On voit que Nietzsche a pu dire des choses en apparence très contradictoires sur les rapports de la vérité et de l’erreur. Même sur l’intérêt vital de la vérité, les choses ne sont pas toujours univoques. Avant Foucault, Nietzsche dénonce comme malsaine la volonté de (trouver la) vérité 5. Selon ces textes, il se pourrait que la vérité existe mais que vouloir la trouver à tout prix soit morbide. Mais c’est autre chose que de dénoncer la croyance à la vérité comme illusoire. Car c’est une chose de dire qu’une valeur vaut mieux que son contraire (en l’occurrence l’erreur que la vérité), c’en est une autre de dire qu’une chose est identique à son contraire (que la vérité n’est qu’une forme d’erreur). Or, on peut bien valoriser davantage l’illusion que la vérité, pourquoi pas, mais pour cela, il faut encore que la vérité ne soit pas une erreur parmi d’autres, sans quoi on pourrait tout aussi bien valoriser la vérité quand on veut valoriser l’erreur… Malheureusement, je crois que ces contradictions sont sensibles dans nombre de textes de Nietzsche. Et c’est en ne tenant compte que de certains d’entre eux que l’on pourrait soutenir, avec le Deleuze de Nietzsche et la philosophie, que Nietzsche a remplacé l’interrogation sur la vérité de nos énoncés par l’interrogation sur leur sens et leur valeur. Mais cela n’est pas tenable en réalité, car quoi que Nietzsche soutienne qu’un énoncé puisse avoir une valeur pour la vie sans être vrai, il ne dit toutefois pas que seuls les énoncés faux ont une valeur vitale, ni que les énoncés vrais n’en ont aucune.
Autre exemple : la lecture des fragments posthumes montre que Nietzsche hésite parfois entre dire que la non-vérité occupe la plus grand part de notre vie et de nos croyances, et dire – ce qui est encore différent- que la non-vérité devrait occuper la plus grande part de notre vie. Si la vie des hommes se déroule déjà pour la plus grande part dans l’illusion, on peut éventuellement les aider à reconnaître ce fait, mais en tout état de cause, il n’est pas nécessaire dans ce cas de renforcer la part de l’illusion sur notre vie, si elle est déjà largement majoritaire, voire complète. Il est étrange de dire que la vérité est une illusion et en même temps que nous devrions croire en l’illusion autant sinon plus qu’en la vérité ! Il resterait que dans ce dernier cas, le règne omnipotent de l’illusion devrait être reconnu comme un fait irrécusable.
Il est pour le moins difficile de penser que Nietzsche a toujours été au clair sur ces questions, et il est plus vraisemblable qu’il lui a fallu de nombreux essais et erreurs avant de parvenir à quelques réponses cohérentes. Mais les défenseurs obligés de Nietzsche se pâment généralement sur son sens de la nuance et sur son éblouissante capacité d’égarer le lecteur, là où on pourrait aussi bien voir autant d’incertitudes sur une question après tout très difficile. Mais le penseur qui fracasse les idoles, qui renverse toutes les valeurs et affirme le devenir, devrait être cru sur parole et respectueusement paraphrasé, puisqu’il est si génial et si sage (c’est lui-même qui l’affirme).
Il serait triste que Nietzsche devienne à son tour une idole. Or, on peut reconnaître ses hésitations sans les lui reprocher vertement, mais sans être non plus complaisant à ce sujet. Cela s’explique après tout facilement, puisque comme le dit Malebranche, « l’expérience a toujours fait connaître, que ceux qui se sont appliqués avec plus d’ardeur à la lecture des livres, et à la recherche de la vérité, sont ceux-là mêmes qui nous ont jetés dans le plus grand nombre d’erreurs » 6, et que la somme d’erreurs commise est à proportion de l’intensité du désir d’arriver à la vérité, et peut-être de l’imposer coûte que coûte, là est toute l’ambiguïté 7.
Le Nietzsche de la maturité parvient néanmoins à sortir de ce qui s’apparente à un relativisme en distinguant clairement la question de l’existence de la vérité et celle de la valeur vitale de la vérité, ce second questionnement étant sans doute son apport original à la philosophie. Et l’interrogation sur la valeur ne peut l’emporter sur la question de l’existence que si cette question-ci est réglée. Seulement, dans bien des textes de Nietzsche, elles tendent à se confondre, et c’est autant d’espace ouvert à ceux qui, comme Foucault, voudraient nier l’existence même de la vérité, en montrant qu’elle n’est que le produit d’une valorisation intéressées à des fins de pouvoir. On peut simplement penser que le Nietzsche a réussi à se sortir des ornières où Foucault est tombé ; et que les joliesses et préciosités de style de ce dernier ne peuvent pas cacher longtemps ses contradictions à ce sujet.
De plus, il semble que Nietzsche a commencé par assimiler nettement vérité et certitude, et donc conséquemment à rejeter toute possibilité de certitude et toute vérité. Il a également assimilé croyance à la vérité et foi en celle-ci, comme si croire à la vérité et avoir foi en elle était encore une façon d’espérer en un salut divin. Mais les derniers textes publiés ou posthumes montrent davantage qu’il a réussi à « dédiviniser » sa conception de la vérité et qu’il a également réussi à relativiser sa valeur pour la vie. Et c’est après avoir accompli ce qui s’apparente à un travail de deuil quant à ce dieu-vérité qu’il a pu retrouver la notion de vérité en un sens plus modeste, et l’accepter pour ce qu’elle était. Il devenait alors acceptable pour lui d’admettre son existence et de croire en elle, une fois reconnu que cette croyance ne s’apparentait pas nécessairement à une superstition délirante. Autrement dit, Nietzsche parvient à voir dans la volonté de vérité autre chose qu’un désir morbide, et à admettre qu’on pourrait trouver un véritable intérêt vital à chercher la vérité. Et donc à admettre son existence. Ce qui s’appelle en somme se faire une raison.
En effet, il serait surprenant d’admettre que Nietzsche n’accordait aucune dimension de vérité à son discours. Comment pourrait-il dire quelque chose sans penser que c’est vrai ? C’est une chose de dire que Nietzsche ne présentait pas son interprétation de la volonté de puissance comme définitive et qu’il en reconnaissait le caractère interprétatif. Et il est vrai que c’est une clause de prudence que ne respectent pas toujours les philosophes, trop pressés qu’ils sont d’affirmer le caractère nécessaire et définitif de leur système. Au contraire d’eux, Nietzsche admet que ses interprétations sont révisables, amendables, perfectibles. De ce point de vue, il n’y a à redire à cet anti-dogmatisme. On peut aller au bout de cette logique et admettre, comme le dit Patrick Wotling 8, qu’on puisse trouver un jour une interprétation d’ensemble de la réalité encore meilleure que celle de Nietzsche, et « tant mieux » ! C’est bien parce que « le service de la vérité est le plus dur qui soit » (L’Antéchrist, §. 50) que l’on peut se sentir mis face à ce genre de défi par Nietzsche, et parce qu’avant de s’interroger sur la valeur de la vérité pour la vie, on doit reconnaître son existence 9. C’est donc une chose de reconnaître le scepticisme de Nietzsche quant à la possibilité de connaître la vérité, c’en est une autre de dire que Nietzsche ne reconnaissait aucun caractère de vérité à ses propres assertions.
Nietzsche disait-il la vérité ?
Il resterait à savoir, évidemment, ce que Nietzsche tient pour réel et par conséquent pour vrai. Et on ne peut nier, certes, ses talents d’illusionniste en la matière, tant il se garde bien de trop dévoiler ses secrets – la pudeur étant à vrai dire une valeur cardinale chez lui, et particulièrement dans Par delà bien et mal. Mais c’est une chose de bien garder ses secrets, c’en est une autre de n’en avoir aucun. Or, il faut tout de même bien qu’on puisse surprendre la danseuse à force de soulever ses voiles…
Le problème de fond qui se pose est de savoir si on peut défendre une assertion sans croire qu’elle peut être vraie, au moins avec une probabilité raisonnable. C’est bien ce qu’aurait fait Nietzsche, jetant ainsi toute prétention à la vérité en même temps que toute prétention à la certitude de son propos.
Or, on peut croire que ce que l’on dit est vrai, sans croire que c’est nécessairement vrai. Tel est tout le propos de Jacques Bouveresse : je peux croire que p est vrai sans penser que ce que je pense est nécessairement vrai, puisque je peux me tromper. Dans ce cas, je m’apercevrai après coup que je croyais savoir.
Il fallait bien que Nietzsche croie sa perspective supérieure aux autres systèmes d’interprétations « idéalistes » qu’il n’a cessé de combattre, faute de quoi il n’aurait eu aucune raison de les critiquer au nom de ses propres idées. Si l’on objecte maintenant qu’il trouvait son interprétation supérieure sans la juger plus vraie, alors il faut expliquer pourquoi il affirme que la vie est volonté de puissance, et pas autre chose (par exemple l’émanation de l’Un ou l’apparaître phénoménal d’un en-soi obscur et absurde). Même dans l’hypothèse sceptique où Nietzsche se place, qui est une tentative de « lecture » de la réalité dans une situation d’ignorance absolue de la véritable nature des choses, il préfère encore cette interprétation de la volonté de puissance à d’autres. C’est donc bien que, sans la croire définitivement vraie, il la considère comme moins fausse que d’autre, car plus apte à rendre compte simplement d’un plus grand nombre de phénomènes, donc à comprendre la réalité sans la censurer (sur ses aspects les plus repoussants par exemple) ni lui ajouter de significations illusoire (d’illusions de finalité morale par exemple).
Est-il possible de connaître la vérité selon Nietzsche ?
En effet, il faut bien prendre en compte que Nietzsche présente souvent son scepticisme comme une hypothèse : admettons que nous ne puissions rien connaître de l’en-soi des choses, dit-il en substance. Et dans cette hypothèse, cette interprétation qu’est la volonté de puissance serait sinon la meilleure, du moins parfaitement recevable. Seulement, redisons-le, le scepticisme de départ n’est lui-même qu’une hypothèse, comme en attestent les fréquentes formulations de type « à supposer que » ou « en admettant que ». Le fameux §36 de Par delà bien et mal le confirme tout à fait : l’hypothèse de la volonté de puissance ne peut être risquée que si l’on admet au préalable que nous ne pouvons rien connaître ; du moins rien connaître au-delà de nos instincts, (ou même rien connaître sans nos instincts, tout le paragraphe entretenant volontairement l’incertitude à ce sujet). La validité de la notion de volonté de puissance est bien suspendue à cette présupposition sceptique. Il n’est donc pas logiquement exclu qu’on puisse partir d’une autre hypothèse, comme de celle qui dirait que la science, et même le sens commun, puissent de temps en temps parvenir à connaître les choses telles qu’elles sont.
En tout état de cause, Nietzsche ne pourrait pas prouver que nous ne pouvons rien connaître. Bien sûr, il est toujours possible de faire comme si notre ignorance était absolue. Mais cela revient peut-être à ignorer volontairement la science et ses réussites. Or, on peut toujours critiquer l’activité scientifique en disant que la vérité n’a pas d’importance (ou pas autant d’importance qu’on le croit) ; en revanche, on ne peut pas le faire de façon sérieuse en disant que la vérité n’existe pas ou que la science ne peut rien en connaître.
Toutefois, note Bouveresse, on ne peut accuser Nietzsche (comme le fait Bernard Williams) de soutenir que nos interprétations sont purement arbitraires parce qu’elles seraient sans rapport avec les choses : « On peut remarquer, cependant, qu’il est un peu étrange de qualifier d' »arbitraires » des structurations dont on est prêt à reconnaître en même temps qu’elles constituent des nécessités vitales, ce qui semble signifier qu’elles sont, au moins d’un certain point de vue, bel et bien motivées. Elles ne pourraient être considérées comme complètement arbitraires que si on avait les moyens de démontrer qu’elles sont véritablement sans rapport avec la nature réelle des choses, ce qui, du point de vue nietzschéen, est à peu près dénué de sens » (page 96).
On le sait, dans le dernier état de sa pensée, Nietzsche cherche moins à éprouver la validité d’une assertion que ses motivations vitales profondes. Néanmoins, on peut encore objecter à Nietzsche que si ces structurations ne sont pas immotivées, mais au contraire motivées par un intérêt vital, il n’est pas interdit de penser qu’elles peuvent avoir un certain rapport avec la réalité, puisqu’il pourrait être aussi bien d’un intérêt vital d’avoir une certaine prise minimale sur le réel. On admettrait – mais sans doute Nietzsche ne le voudrait-il pas – que nos conceptions anthropomorphiques font aussi partie du jeu du devenir, et ne sont en fait pas dues au hasard ; que l’esprit humain n’ignore pas à ce point la réalité que toute recherche du vrai doive aller tyranniquement contre ses penchants fondamentaux.
Il ne semble pas que Nietzsche accepterait de parler ainsi. Il lui semble au contraire que toute assertion, toute structure langagière dépendant d’un besoin vital ne peuvent être que falsificatrices. Et pas plus que Foucault, il n’envisage que l’ensemble de nos structures d’appréhension du réel pourraient avoir été développées au contact de cette réalité et avec de fortes contraintes, voire d’indépassables contraintes, de sorte que si notre langage parle d’unité, de nombre, de lois etc. il se pourrait que cela corresponde de près ou de loin, à quelque chose de réel.
Au contraire, Nietzsche rejette totalement l’idée d’une sélection par le milieu, ou plutôt que la sélection puisse aboutir à des idées vraies. En mettant en évidence le pragmatisme vital qui domine largement notre langage, il nie du même coup le caractère originairement vrai de nos notions fondamentales. Il semble d’accord pour dire que ce qui est efficace vitalement ne peut pas être vrai, et c’est pourquoi il n’envisage pas que ce qui est efficace puisse être tel… parce que c’est vrai ! Pour lui, si « ça » réussit en pratique, c’est faux en théorie, pourrait-on dire. Nous avons inventé les notions d’identité, de stabilité, de permanence, mais tout cela va justement à l’encontre de la réalité, qui est pur devenir. Et la force de l’esprit se mesure à sa capacité de renoncer à ses certitudes pour voir les choses telles qu’elles sont : « Quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter, sait-il risquer ? Voilà qui, de plus en plus, devint pour moi le critère de valeurs. L’erreur (la croyance en l’idéal) n’est pas aveuglement, l’erreur est lâcheté… » (Ecce Homo, préface, §4).
Implicitement, Nietzsche suppose que c’est par besoin que nous falsifions le réel et qu’il est impossible qu’il en aille autrement, si bien que ce qui est vrai ne peut être atteint qu’en contrariant provisoirement nos intérêts vitaux, voire même en nous mettant en danger ; que donc tout au mieux nous pouvons parvenir à concilier nos intérêts vitaux avec la recherche du vrai, mais jamais à chercher le vrai pour le vrai, sans aucun intérêt derrière. On n’aimera jamais connaître le devenir pour lui-même, mais uniquement si nous parvenons à croître en forces en l’acceptant mieux. Dès lors, on est en droit de se demander si le perspectivisme nietzschéen nie toute vérité, ou s’il affirme que la vérité ne peut être connue que selon une certaine perspective. Or, il semblerait plus logique de pencher pour la seconde option, dans la mesure où sans point de fuite, il ne peut plus y avoir de perspective. Pour le dire autrement, il est très différent de replacer la vérité dans une perspective et de remplacer la vérité par des perspectives ! Or, Nietzsche a pu faire tantôt l’un, tantôt l’autre.
Cependant, la lecture de Bouveresse nous montre que Nietzsche ne nie finalement pas que nous puissions atteindre la vérité. Nietzsche refuse en revanche de dire que nous pouvons la trouver en ne cherchant qu’elle.
La vérité a-t-elle plus de valeur que l’illusion ?
Selon Bouveresse, il y a « incontestablement, chez Nietzsche, une certaine tension entre deux intérêts fondamentaux qui semblent être restés l’un et l’autre essentiels pour lui : l’intérêt pour la question de la vérité (qui interdit apparemment comme on vient de le voir, de sacrifier le respect de la vérité à quoi que ce soit d’autre – et tout particulièrement au besoin de croire) et l’intérêt pour la question de la valeur de la vérité (qui entraîne inévitablement une certaine relativisation de l’importance qui doit être accordée à la vérité, puisque celle-ci n’est, du point de vue nietzschéen, ni la seule ni même forcément la plus importante des propriétés qui doivent être prises en considération ici : la fausseté d’une proposition ne constitue pas forcément, en elle-même et à elle seule, un argument décisif contre elle) » (page 74).
Nietzsche aurait tenté de concilier à la fois une éthique intransigeante du vrai et une critique de la valeur de la recherche et de la possession du vrai, sans doute pour éviter que notre rapport à la vérité ne prenne la forme de ces aspirations inconditionnelles et fanatiques qu’il ne cessait de combattre par ailleurs. Il aurait cherché à penser à fond le statut de la vérité pour l’existence, en allant jusqu’à chercher la vérité sur la vérité. Il aurait cherché à faire toute la vérité sur la nature de la vérité et sur sa valeur pour la vie. Mais de ce fait, la question de la valeur de la vérité semble aporétique, puisque Nietzsche ne répond pas nettement à la question de savoir si la vérité devrait être préférée inconditionnellement à l’illusion, ou si elle a finalement moins de valeur qu’elle. L’exigence de probité intellectuelle se heurte ici à une exigence « vitaliste » non moins impérative (celle de faire sa place à l’illusion), sans qu’on puisse décider laquelle selon Nietzsche devrait céder à l’autre, quel critère supérieur à la vie et à la vérité devrait en décider ultimement et si, au cas où il faudrait conserver les deux, il est pratiquement possible de les faire coexister.
Peut-être peut-on répondre (mais là encore, en sachant qu’on s’éloigne de Nietzsche) qu’en pratique, il semble difficile de choisir l’illusion et l’erreur plutôt que la vérité, car on ne peut pas se tromper en sachant qu’on se trompe, ni vouloir être le jouet d’une illusion. C’est pourquoi la préférence pour le vrai, loin d’être seulement un préjugé moral, pourrait être simplement la seule option pratiquement possible. Il se pourrait même qu’on ne puisse rien faire pour aller au-delà de cette limite.
Du reste, Bouveresse montre que Nietzsche a fini par soutenir sans ambiguïté ce primat de la vérité sur le croyance : « en tant qu’esprit libre il [Nietzsche] revendiquait clairement le droit de demander des raisons, et de soumettre ceux qui cherchent à nous faire accepter leurs croyances à l’obligation d’en fournir » (page 70). « Rien n’empêche, par conséquent, Nietzsche de se retrouver momentanément du même côté que les philosophes qui, comme Bertrand Russell, défendent des positions « évidentialistes », quand il invoque comme un argument essentiel contre la croyance religieuse et, en particulier, contre le christianisme l’insensibilité presque complète à la question de la vérité et de la fausseté qu’ils réussissent à développer chez leurs défenseurs. On a retenu généralement avant tout de son attaque contre le christianisme qu’il le considérait comme étant essentiellement l’expression du ressentiment et de l’esprit de vengeance des faibles et des ratés, en négligeant probablement un peu trop le fait qu’un des indices les plus révélateurs auxquels on peut reconnaître et mesurer la faiblesse est justement, selon lui, l’incapacité de discerner et d’accepter la vérité » (page 69).
Un pragmatisme cynique
Bouveresse concède qu’on peut chercher la vérité même pour de mauvais motifs, mais que cela n’empêche pas la vérité d’exister en tant que telle. La volonté et les motifs de recherche de la vérité restent en droit indépendants de l’existence même de cette vérité ; on ne peut pas rabattre celle-ci sur ceux-là. Et on peut aussi supposer qu’il n’est pas impossible de chercher, sincèrement et honnêtement la vérité pour elle-même, et d’être tout aussi sincèrement indigné par l’erreur et la confusion intellectuelle quand elles sont patentes – même si bien des philosophes (mais pas Bouveresse) soutiennent que ce genre de probité n’est réservée qu’à une élite, là où la masse des hommes vivrait dans le mensonge, par lâcheté, par paresse et par imbécillité (l’opposition faite par exemple par Schopenhauer entre le vouloir-vivre aveugle et la lucidité propre au génie ne dit pas autre chose). Quant à Foucault, il est manifeste qu’il voudrait appartenir à cette élite qui non seulement a l’apanage de l’accès à la vérité mais encore de la capacité à manipuler et imposer « sa » vérité.
S’il semble à première vue que Foucault défende un relativisme traditionnel, avec toutes les apories habituelles auxquelles il se heurte, le problème est donc peut-être plus profond, car ce relativisme théorique ne peut que déboucher en pratique sur un pragmatisme cynique de soi-disant « maître de la vérité ». Selon lui, la vérité se réduirait au fond à un simple effet performatif. Le discours vrai n’est pas vrai parce qu’il dit la vérité ; il est vrai parce qu’il est reconnu comme vrai de par l’autorité de celui le tient… Comprendre immédiatement la fausseté de cet énoncé ne présente, il est vrai, aucune difficulté, et rappeler cette fausseté n’a absolument rien de méritant, pourvu qu’on garde au mot « vérité » son sens le plus commun, qui est peut-être le seul vraiment utile.
Mais on peut avoir l’impression que pour Foucault toute personne cherchant la la vérité s’apparente à Bernardo Gui, l’inquisiteur dans Le Nom de la rose. Mais quelle dictature, quel parti d’oppression, quel groupe malentionné peut bien avoir la vérité comme seul objectif, et pas la manipulation de la vérité à ses fins personnelles ? En soutenant qu’un pouvoir a la capacité de produire le vrai, Foucault ne nous laisse que le choix entre la fausseté ou la soumission à la dictature du vrai. Ainsi, loin de critiquer les « maîtres de vérité » dans leur prétention infondée à dire la vérité, Foucault soutient au contraire que la vérité pourrait bien n’être qu’un effet de discours, de sorte que si on le suit, il faut croire sur parole tous ceux qui prétendent détenir la vérité. C’est le plus « fort » qui a raison, le plus persuasif, le plus brillant. L’enquête critique sur l’origine et la valeur vitale de la vérité aboutit donc à la plus parfaite crédulité.
Il n’est que de voir la fortune de ce genre de conceptions dans toute une branche de philosophie post-moderne et/ou de la déconstruction. Il suffit de déclarer qu’aujourd’hui, le monde est éclaté, « complexe », que nous sommes désormais dans un plurivers chaotique et fragmenté, qu’il n’y a plus d’unité substantielle des choses mais rien que des différences et des « devenirs » sauvages, puis de contempler l’enthousiasme que peut susciter ce genre de déclarations. On voit alors par l’exemple les bénéfices de cette conception magique de la vérité, qui donne des allures de prophète à qui tient ce langage : une rupture s’est produite, aussi obscure qu’elle est profonde, et maintenant, plus rien ne sera comme avant. C’est pourquoi il faut à présent une pensée autre, une pensée sans certitude ni vérité, une pensée autre pour décrire un monde bouleversé. Mais comme la parole produit ce qu’elle annonce, et c’est le prophète annonciateur qui peut devenir en même temps le guide de ces temps nouveaux, qu’il a fait naître par sa parole… Et loin d’être confinées au monde relativement restreint de la philosophie contemporaine, ce genre de discours trouve à s’épancher dans un espace médiatique plus large, dans divers programmes politiques de réformes qui justifient l’urgence du changement par le fait que le monde a déjà changé.
Comme le dit Louis Pinto, ce genre de récit du changement irréversible est construit « sur une mythologie dualiste dont le propre est d’opposer le passé et le présent ». « Quand il s’agit de comprendre la période actuelle, l’histoire semble se résumer à la confrontation entre un avant et un après. Avant, la vie était simple, guidée par du sens, des repères, des certitudes tenaces (le futur, l’égalité, la science, l’universalisme, la Cité, la justice), la soumission aux règles, à l’ordre, à la norme, un style industrieux et industriel, le travail matériel, les cadres collectifs, le rationalisme étroit. Après, elle a été assaillie par l’individualité postindustrielle, le débat et la réflexivité, un rationalisme ayant intégré la complexité, l’imprévisibilité, le risque, le chaos, l’exception, l’absence de repères » 10.
Quand un théoricien de la société « post-politique » décrit le « chaos » contemporain, ce n’est pas dans le but de s’en effrayer, mais de s’en réjouir (sous couvert de le constater froidement). Surtout il ne cherche pas tant à constater un état de fait qu’à l’encourager, en remodelant les cadres intellectuelles permettant de définir l’horizon du pensable et du possible. Comme toujours, le changement de vocabulaire n’est pas neutre. Il n’enregistre pas une situation nouvelle à l’aide de nouveaux termes. Pour en revenir à la stricte philosophie, un théoricien post-moderne ne constate pas la fin de l’idéal de connaissance de la vérité, il veut s’en passer totalement, ainsi que de toutes les normes permettant de l’atteindre, à commencer par la logique ! Pour cela, il accuse la logique d’être partiale, mortifiante pour le génie spéculatif, d’être policière voire inquisitoriale. Il accuse son chien d’avoir la rage pour le tuer. Mieux, il s’imagine en fait que l’accuser va vraiment lui faire attraper la rage ! Or, cette agitation intellectuelle d’allure radicale et « révolutionnaire » ne peut se traduire dans les effets que par le conformisme et la résignation, puisque face à un monde « en devenir », plus aucune maîtrise sur les choses n’est possible. Il n’y a donc plus qu’à penser et agir selon l’air du temps.
- Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Agone, 2016.
- « Il n’y a pas plus de données éternelles qu’il n’y a de vérités absolues », Humain trop humain, §2. « Interprétation, non explication. Il n’y a aucun état de fait, tout est fluctuant, insaisissable, évanescent : ce qu’il y a de plus durable ce sont encore nos opinions », FP vol.XII, 2 [82].
- « C’est un simple préjugé moral que de croire que la vérité vaille mieux que l’apparence ; c’est même l’hypothèse la plus mal fondée qui soit. Il faut bien l’avouer, la vie ne serait pas possible sans toute une perspective d’estimation et d’apparences », Par-delà bien et mal, §34.
- « Rester aveugle à bien des choses, n’être impartial sur aucun point, être foncièrement de parti pris, avoir sur toutes les valeurs une optique stricte et obligée – voilà ce qui seul rend possible l’existence d’une telle espèce d’hommes [le croyant]. Mais c’est ce qui en fait l’antithèse, l’antagoniste de l’homme véridique, – de la vérité … Le croyant n’est pas libre de disposer de sa conscience pour répondre à cette question du « vrai » et du « faux » : être probe en cette occurrence-là signifierait sa ruine immédiate », L’Antéchrist, §54.
- Morbide et/ou engendrée par un préjugé moral. Mais cela ne revient-il pas au même pour Nietzsche ? « Descartes n’est pas à mon sens suffisamment radical. Son exigence : obtenir quelque chose qui soit tout à fait certain, et son désir : « je ne veux pas être trompé », font inévitablement poser la question : pourquoi pas ? Bref, les préjugés moraux ou raison d’utilité en faveur de la certitude et au détriment de l’apparence et de l’incertitude », FP XI 40 [10]. Je remercie Sébastien Barbaras pour toutes ces références.
- De la recherche de la vérité, livre second, II, ch.3
- « Il en est de même de ceux qui étudient, que de ceux qui voyagent, poursuit Malebranche. Quand un voyageur a pris par malheur un chemin pour un autre, plus il avance, plus il s’éloigne du lieu où il veut aller. Il s’égare d’autant plus, qu’il est plus diligent, et qu’il se hâte d’arriver au lieu qu’il souhaite. Ainsi ces désirs ardents, que les hommes ont pour la vérité, font qu’ils se jettent dans la lecture des livres où ils croient la trouver : ou bien ils se forment un système chimérique des choses qu’ils souhaitent de savoir, duquel ils s’entêtent, et qu’ils tâchent même par de vains efforts d’esprit de faire goûter aux autres, afin de recevoir l’honneur qu’on rend d’ordinaire aux inventeurs des systèmes ».
- Dans la préface à Nietzsche. Physiologie de la volonté de puissance de Wolfgang Müller-Lauter, Allia, 1998.
- A ce sujet, voir Jean Granier, Le Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Seuil, 1966. L’auteur montre que chez Nietzsche, la vérité renonce à ses prédicats transcendantaux « pour devenir l’enjeu de la vie dans le jeu de la Volonté de Puissance » (page 299).
- Louis Pinto, Le café du commerce des penseurs. A propos de la doxa intellectuelle, éditions du Croquant, 2009, page 72.