Dans le domaine de la physique quantique, le nom d’Henry Stapp est peut-être un peu moins connu que celui de Heisenberg, Schrödinger, Bohr ou encore Pauli. Pourtant, Henry Stapp, né en 1928, demeure un des derniers à avoir directement côtoyé les titans qui accouchèrent de la physique quantique, travaillant de près avec Heisenberg et Pauli, et défendant inlassablement la lecture dite « orthodoxe » de John von Neumann (1903-1957) sur laquelle nous reviendrons.
Il n’existait pourtant en français aucun ouvrage traduit de cette voix singulière, de ce témoin capital, malgré quelques article épars répandus dans des revues plus ou moins introuvables ; nous ne pouvons donc que saluer et accueillir avec grand plaisir la traduction d’un texte résumant tout entière sa lecture de la physique quantique publié par les éditions Dervy, discutant aussi bien la question de la conscience que celle de la réalité, le problème de la liberté que celui du déterminisme, d’une manière originale quoique nettement inspirée des interprétations de Neumann. Dans Le monde quantique et la réalité1, Henry Stapp développe des thèses audacieuses, parfois même plus proches de la spéculation que du domaine scientifiquement objectivable, et rejoint ainsi, dans une collection prestigieuse, des auteurs comme Benjamin Libet dont Dervy avait traduit L’esprit au-delà des neurones2.
A : Neumann et « l’interprétation orthodoxe » de la physique quantique
L’ensemble de la lecture de la physique quantique que propose Stapp s’inspire explicitement de John von Neumann à l’égard duquel notre auteur ne cesse de reconnaître sa dette. Neumann fait partie de ces esprits hors du commun, sachant lire à deux ans, converser couramment en grec ancien à six ans, diviser au même âge et de tête des nombres à huit chiffres, ou encore retenir des pages entières d’un livre à l’issue d’une seule lecture. Esprit universel, il laissera des contributions essentielles aussi bien en physique et en mathématique qu’en économie et en sciences sociales, montrant ainsi l’étendue de sa compréhension du monde, et l’étendue variée de ses intérêts.
L’idée centrale de Neumann en physique quantique, de manière simplifiée, peut être conçue comme un refus de la frontière entre monde microscopique, qui serait régi par les principes quantiques, et le monde macroscopique qui obéirait à une physique plus classique. La véritable frontière est déplacée entre le cerveau et l’esprit, la totalité du monde physique, cerveau y compris, obéissant ainsi aux principes de la physique quantique, tandis que la conscience en tant qu’esprit donnerait au monde une apparence qui n’aurait de sens que pour lui. On résume souvent cette révolution dans l’interprétation par le déplacement de l’alternative classique / quantique vers l’alternative quantique / esprit. Cela est juste mais jusqu’à un certain point seulement.
Il serait plus exact de dire que, dans cette interprétation, c’est notre esprit qui créerait l’apparence de réalité telle que nous pouvons la percevoir et non la réalité qui produirait l’esprit. Cela revient à reprendre le vieux problème cartésien de la scission entre, d’une part, la matière cérébrale relevant du corps matériel et, d’autre part, l’esprit, soustrait à toute forme de matérialité, celui-ci imposant sa vision à celui-là ; mais, si le problème est le même, il n’en découle pas que la réponse, comme nous le verrons ultérieurement, soit exactement similaire ; dire en effet que la réalité ou, plus précisément, la configuration de la réalité est l’œuvre de l’esprit, celui-ci n’étant donc pas réductible à la constitution matérielle cérébrale, ce n’est pas pour autant nécessairement poser d’un côté un esprit immatériel conscient et, de l’autre, une nature matérielle inerte ; les choses sont plus subtiles que cela, et rien ne serait plus faux que de reconduire l’opposition représentationnelle de la res extensa et de la res cogitans pour restituer l’intelligibilité du propos de Neumann et Stapp.
Outre l’enjeu de la nature de l’esprit se superpose celui de la liberté : si l’esprit n’est pas réductible à la constitution matérielle du cerveau tout en en étant issu, alors la liberté redevient possible ; l’esprit peut choisir ce qu’il expérimente, ce qu’il décide de mesurer ; mieux encore, par ses choix, l’esprit détermine le type de réalité qu’il pourra matériellement observer, les mesures modelant le type de réalité accessible à l’observation, donc à la perception.
Enfin, à partir de 1926, Neumann s’attaque au problème de la formalisation de la physique quantique ainsi qu’à son axiomatisation ; grâce à son excellent niveau de mathématique, il théorise l’idée suivante, voulant que tout système quantique puisse être conçu comme un point dans l’espace de Hilbert (espace vectoriel muni d’un produit scalaire euclidien ou hermitien) analogue de dimension 6N, ce qui présente l’immense mérite de remplacer les concepts physiques traditionnels par des opérateurs linéaires valides dans ce type d’espace.
Il faut alors comprendre les enjeux d’une telle approche, initiée par Neumann, et sans cesse défendue par Stapp. L’aspect le plus évident consiste à prendre acte de l’impossibilité de considérer le système quantique comme un élément autonome, affranchi de l’observateur, et dont les principes détermineraient, indépendamment des décisions humaines le comportement des éléments. A rebours de la physique classique, la physique quantique impose de prendre en compte la manière dont les choix conscients d’un esprit – et non d’un cerveau – orienteraient nos conduites et, partant, influenceraient un système observé, ce qui revient à dire que le domaine de la physique quantique n’est pas celui de systèmes clos mais est bien plutôt celui de potentialités ouvertes, choisies selon le degré de connaissance dont dispose l’observateur. Au fond, lorsque Niels Bohr évoquait la liberté de l’observateur de préparer les mesures instrumentales, Neumann acquiesçait à cette idée, préférant toutefois le terme d’ « intervention » pour qualifier la non-clôture des systèmes quantiques.
Cela permet de mieux comprendre le sens de la liberté : être libre, ce n’est pas agir à partir de soi, ce n’est pas l’auto-nomie telle que l’âge classique put la concevoir et la défendre. Dit autrement, elle n’est pas le domaine de la contingence, n’est pas celui de la brisure dans la chaîne causale, où un commencement absolu existerait à chaque fois que serait entreprise une action dite libre. Il y a au contraire liberté ou, plus exactement, exercice de la liberté, à chaque fois que l’esprit, porté par des valeurs ou des idées, véhicule des choix parfaitement compréhensibles en fonction de ces mêmes idées et valeurs ; et l’exercice de cette liberté mentale n’est pas sans effets sur le monde physique.
Cette manière d’envisager la physique quantique est appelée par Henry Stapp « lecture orthodoxe », et constitue l’objet central qui se trouve défendu dans l’ouvrage.
« La vertu principale de la physique quantique orthodoxe de Neumann est la suivante : lorsque interprétée de façon réaliste, elle fournit non seulement une formulation mathématique et logique précise des règles pragmatiques de la physique quantique, mais également une conception cohérente d’une réalité psycho-physique dans laquelle nous, êtres humains, sommes intégrés en tant qu’agents psychophysiques ayant le pouvoir d’être les instigateurs d’actions causalement effectives via notre propre libre choix mental. Elle explique comment la réalité peut avoir des aspects tout à la fois physiques et mentaux – le mental n’étant pas déterminé par le physique mais pouvant toutefois influer sur celui-ci. »3
B : Le « processus un »
Cette interprétation orthodoxe s’enracine sur ce que Neumann appelle le « processus 1 », c’est-à-dire « le libre choix de l’observateur » qui constitue, si l’on peut dire, la matrice de tout le reste. C’est à partir de ce « processus 1 » que Stapp interprète l’entièreté de la physique quantique et la relie au problème de la connaissance.
Pour la physique quantique, en effet, chaque nouvel apport de connaissance est initié par « un libre choix de la part de l’expérimentateur », le « processus 1 » de Neumann. Ces libres choix, sans être des commencements absolus, introduisent de la discontinuité dans la dynamique quantique. Chaque choix opéré dans le processus 1 sélectionne une question spécifique adressée au système observé ; ce choix permet de sélectionner une investigation physique particulière vouée à étudier une propriété physique spécifique. A cette question, on doit pouvoir répondre par oui ou non. Et, in fine, le monde physique effectue un saut quantique pour prendre une forme compatible avec la réponse de la nature. De là l’interprétation de Stapp :
« Ainsi la conception quantique du monde physique n’est-elle pas une structure matérielle ou mécanique. Ce serait plutôt une représentation, en termes physiques, d’une séquence de connaissances incrémentales relatives à sa propre forme, qui n’a de cesse d’opérer des sauts quantiques pour adopter un nouvel état concordant avec la réponse que donne la nature à certaines questions. Le monde physique est, selon ce scénario, une représentation de la matérialisation des réponses que donne la nature à notre séquence de questions à son sujet. »4
On comprend ici que, bien que distinguant l’esprit du cerveau, Neumann et Stapp ne reprennent pas du tout les thèses d’un Descartes, ni même d’un Bergson ; on est bien plus proche d’une espèce de Naturphilosophie qui attribue à la nature matérielle une sorte d’initiative dans la réponse, qui spiritualise en quelque sorte la matière, et qui crée un va-et-vient permanent entre les questions libres qu’adresse l’esprit à la nature, et les réponses spécifiques que celle-ci est en mesure de fournir. C’est pour cette raison que l’on ne peut pas songer à la res extensa de Descartes pour comprendre le système décrit par Stapp : la nature selon ce dernier n’est pas tout à fait non-consciente, elle est comme parcourue d’une espèce de force d’ordre spirituel, et c’est à ce titre qu’elle peut répondre à l’esprit.
Tout l’enjeu de l’ouvrage est donc de montrer que l’interprétation jugée correcte de la physique quantique impose scientifiquement de comprendre que la nature n’est pas un ensemble de relations aveugles et non-conscientes qui agiraient mécaniquement ; seule l’attribution d’une force spirituelle à cette nature peut rendre compte des incongruités dont témoigne la construction du monde quantique. Et ce n’est pas là, affirment Neumann et Stapp, une spéculation, c’est au contraire une déduction nécessaire d’ordre scientifique à partir de ce que la physique quantique donne à penser :
« Cette idée que la réalité sous-jacente puisse être spirituelle a déjà été avancée précédemment sous couvert de toutes sortes de raisons. Mais on considère souvent qu’arriver à cette conclusion implique d’avoir été chercher au-delà de la science, voire d’avoir procédé contre la science. Cette conclusion ne découlera, ici, toutefois, que de considérations strictement scientifiques. »5
C : Connaissance et représentation
Ce qu’il y a de compliqué chez Neumann et Stapp, c’est le nombre d’éléments qui, à première vue, semble se démultiplier. Non seulement le cerveau n’est pas l’esprit, mais en plus la nature n’est pas le monde quantique tel que la science peut le décrire. Le monde quantique n’est pas un monde en-soi mais un monde relatif aux connaissances qu’un esprit peut avoir de la nature. Autrement dit, la connaissance n’est rien d’autre qu’un état quantique défini ; seulement, en vertu de ce qui précède, nous comprenons ceci, à savoir que la connaissance ne peut être pensée comme le rapport d’un sujet à un objet, ce dernier ayant ses principes autonomes, et indépendants du sujet. Inversement, la physique quantique rappelle, si l’on peut dire, que loin de donner accès à la nature comme telle, la science ne peut étudier que le procès par lequel les hommes forment leurs propres connaissances, élaborent des représentations qui permettront de donner du sens à l’univers et à l’homme lui-même. La connaissance ne traduit donc pas tant l’état du rapport entre le sujet et l’objet que l’état des représentations d’un esprit et du sens véhiculées par ces dernières.
De là les attaques tous azimuts lancées contre toutes les traces de physique classique encore présentes dans la physique quantique ; même l’interprétation de Copenhague conserve l’idée d’objets qui seraient indépendants de l’observateurs et qui obéiraient à la physique classique déterministe : tel est le cas de l’instrument de mesure qui, par sa dimension macroscopique, est censé relever des lois de la physique classique ; or, objecte Stapp, comment un objet régi par la physique classique pourrait-il mesurer adéquatement des phénomènes qui ne s’y laissent pas ramener, à savoir les phénomènes quantiques ? pour que la mesure ait un sens, il faut donc refuser de voir les choses de manière magique : le caractère macroscopique de l’instrument de mesure n’implique aucunement qu’il obéisse à la physique classique car il n’existe pas de moment magique où un conglomérats de particules quantiques deviendrait miraculeusement classique pour de simples raisons de taille ou d’assemblage.
Il faut donc unifier les descriptions selon les principes de la physique quantique, et juger les choses ainsi : il est vrai que nous percevons les choses conformément à ce que décrit la physique classique, mais cela n’implique aucunement la pertinence de la description classique ; cela signifie seulement que, relativement à notre représentation, le monde nous apparaît d’une manière déterministe. Or, puisque la manière dont le monde nous apparaît ou se laisse observer ne peut être pensée sans l’ « intervention » de l’esprit, c’est donc que la description classique est une caractéristique non pas du monde physique – qui est régi par des principes quantiques – mais bien plutôt de notre perception propre du monde. En d’autres termes, Stapp défend la triple thèse suivante :
1) Il n’y a qu’une manière correcte de décrire la nature, c’est la manière quantique.
2) Il est vrai que le monde apparaît toujours de manière déterminée, mais cela ne dit rien du monde mais tout de notre représentation perceptive ; c’est là une propriété de la représentation, pas du monde.
3) L’esprit est à l’origine de la manière dont nous apparaît le monde, et il semble donc que l’aspect déterministe et classique du monde n’est jamais que la manière dont une nature quantique répond à un esprit qui l’interroge.
Concluons avec Stapp lui-même : « Dans cette formulation, toute chose décrite physiquement est exclusivement décrite d’après les termes de la physique quantique : la double description ambiguë est éliminée. La description classique devient une caractéristique de nos perceptions du monde physique, et non une seconde description de la réalité physique elle-même. »6
Il en découle qu’aux yeux de ses concepteurs, la version orthodoxe possède trois vertus par rapport à celle de Copenhague :
– elle propose une description objective rationnellement cohérente d’une réalité. Nous avons accès à une conception putative de nous-mêmes de sorte que les règles de calcul représentent une expression naturelle de la relation existant entre nos expériences conscientes et les aspects de la réalité décrits physiquement.
– les aspects de la théorie sont entièrement quantiques, et non hybrides. Toute double description se trouve éliminée.
– Elle montre les influences mentales sur nos actions physiques. « La réalité putative possède une caractéristique essentielle, qui est celle d’injecter directement dans la dynamique – dans le cadre de chaque observation – un processus de sélection initié par le choix opéré par l’observateur. »7 Ces choix ne proviennent pas de la nature physique.
D : L’errance épistémologique des neurosciences
Si l’on comprend le refus initial de poser une sorte d’épistémologie dualiste, pour ne pas dire une ontologie dualiste, alors il en découle que tout doit être pensé de manière quantique ; et dans ce tout figure le cerveau. Or, il est vrai que les neurosciences interprètent systématiquement les expérimentations neuronales de manière classique, à l’aide des outils de la physique classique. Tout se passe donc comme si le cerveau était un objet doté des ses propriétés propres, obéissant à ses propres mécanismes de manière autonome, et fonctionnant indépendamment de l’observateur ; mais, si l’on accepte au contraire l’interprétation orthodoxe de la physique classique, alors il devient insensé de continuer à interroger le cerveau à l’aide de questions qui ne sont ni adaptées ni pertinentes puisque tributaires d’une science – la physique classique – jugée dépassée.
La neurobiologie apparaît alors comme le lieu d’une erreur principielle cruciale. « Le véritable problème réside dans le fait que la plupart des scientifiques et philosophes s’intéressant au débat portant sur la relation entre l’esprit et le cerveau partent du principe que les grands objets « observables » de la nature peuvent être correctement décrits d’après les concepts de la physique classique, et que seules les choses de taille atomique doivent être décrites en fonction des concepts et règles de la physique quantique. »8
Il est vrai que l’argument est extrêmement puissant : puisque le cerveau est le siège de molécules et d’atomes, on ne voit absolument pas pourquoi l’approche quantique ne serait pas déterminante dans l’approche des neurosciences. De surcroît, nous savons que la libération des neurotransmetteurs au niveau synaptique est déterminée par des « ions calcium » dont la taille n’excède guère celle du nanomètre ; il semble donc tout à fait étrange, au regard de ces données pourtant basiques, de continuer à percevoir le cerveau comme une totalité macroscopique, uniquement connaissable comme tel. Et l’on pourrait multiplier la convocation d’éléments cérébraux précis, comme les canaux par lesquels transitent les ions, et qui sont à peu de choses près dotés des mêmes dimensions.
Il y a donc derrière toute la réflexion générale de Stapp une sévère critique lancée à l’endroit des neurosciences qui ne peut laisser de marbre et qui ne laisse pas de séduire. Mais, au-delà de la critique, c’est peut-être là que se joue le nœud fondamental de cette approche. Si l’observateur est en effet doté d’un cerveau obéissant au processus quantique, alors il n’y a plus aucune raison de l’exclure de l’observation ; ainsi, le fameux « processus un » qui n’est rien d’autre que la question posée par un observateur à un système doit être intégré au système lui-même ; d’abord parce qu’il est lui aussi issu d’une réalité quantique, et qu’il n’y a aucune raison de la séparer du système quantique observé, ensuite parce qu’il témoigne d’une certaine liberté mentale qui ne peut pas être sans effets.
L’autre aspect intrinsèquement lié à cette réflexion est l’effet quantique de Zénon. Il exprime l’idée que le fait d’augmenter le taux de répétition de l’action d’investigation tend à maintenir plus longtemps en place l’état physique correspondant à la réponse « oui ». En d’autres termes, une observation quantique continue fige l’état de la particule observée ; il en découle, si les prémisses sont justes, que le comportement physique du système est influencé par la rapidité des libres choix – mentaux – opérés par l’observateur. C’est ce que Neumann appelle l’ « ego abstrait » qui peut contrôler les questions du processus un, donc les états physiques. Cela revient à dire que l’esprit peut contrôler l’information physique, donc l’information cérébrale.
On pourrait ainsi considérer, ce que fait Stapp, que le caractère non-linéaire des processus cérébraux associés à l’action consciente renforce les effets quantiques présents au niveau synaptique.
E : Limites et objections
Très puissante dans sa critique des limites fondamentales de l’interprétation de Copenhague, l’interprétation orthodoxe n’en rencontre pas moins elle-même de sévères limitations, auxquelles Stapp répond d’ailleurs dans le dernier chapitre de manière peu convaincante.
Nous laissons de côté le problème de la spiritualisation de la nature qui nous paraît obscure, et dont nous ne comprenons pas bien si elle désigne une émergence spirituelle à même la matière naturelle en général ou, bien plutôt, une sorte d’approche transcendantale voulant que le sens de la nature ne puisse être que celui que lui attribue l’esprit, ce qui reviendrait à dire que, loin d’être dotée d’un sens par elle-même, la nature n’aurait de signification que par et pour l’esprit émergeant du cerveau. Il nous semble que Stapp opte pour la première possibilité mais n’étant pas sûr de notre lecture, nous ne creusons pas ce thème, par essence obscurissime.
Commençons d’abord par ceci : il y a une ambiguïté assez forte sur la nature de l’esprit ou de la conscience ; celle-ci ne semble pas au sens propre immatérielle ; mais elle ne semble pas non plus matérielle. Il s’agit plutôt d’une espèce de réalité émergente à partir d’une réalité quantique. Autrement dit, on a l’impression que le cerveau comme réalité quantique fait émerger un esprit qui, pour des raisons non expliquées, s’affranchit des règles quantiques elles-mêmes, des règles de la matière et devient une espèce de fonction capable de choix libres. Le passage que suppose l’émergence n’est pas très clair, et le statut même de l’esprit échappe à toute objectivation précise, ce qui est problématique. Certes, Stapp compense cela en disant que l’esprit correspond à quelque chose dont nous aurions l’intuition quotidienne mais il n’est pas certain que cela suffise à convaincre de l’existence de ce dont nous aurions une sorte d’intuition.
En d’autres termes, l’identité de cela qui est libre n’est pas très claire ; l’identité de celui qui prend la décision libre n’est pas claire non plus. D’ailleurs, il n’est pas certain que demeure une identité personnelle car on ne voit pas où se situe l’identité dans l’approche de Stapp : or peut-on maintenir le mot de liberté dès lors qu’il n’y a plus de sujet porteur de cette liberté ? L’esprit apparaît en effet simplement comme l’ensemble des actes conscients, ceux-ci étant autant d’exercices de la liberté. Mais de la liberté de qui et / ou de quoi ? Il y a là quelque chose de trouble qui ne nous semble pas suffisamment défini.
En outre, nous savons que les milieux biologiques chauds et humides provoquent la décohérence rapide des particules quantiques ; de ce fait, il n’est peut-être pas besoin de renoncer à l’interprétation traditionnelle pour rendre compte de la différence entre les prédictions quantiques et l’observation macroscopique toujours déterminée. Enfin, l’imagerie cérébrale semble opérante, et rien ne semble indiquer que le choix de traiter le cerveau comme un objet macroscopique soit expérimentalement déficient ou inopérant et ce sans compter que l’on ne voit pas bien comment il serait possible de tester l’hypothèse quantique concernant les neurones ; le protocole et la technologie font ici défaut – ce qui ne signifie pas, il est vrai, que l’hypothèse soit fausse.
Conclusion
Ce petit ouvrage, très dense, et très stimulant intellectuellement, constitue l’occasion de soulever les questions fondamentales que charrie la philosophie : la liberté humaine, la nature de la réalité, la nature de l’esprit sont ici en jeu et font l’objet d’analyses extrêmement séduisantes, à défaut d’être toujours convaincantes. L’idée que les neurosciences devraient s’inscrire dans un paradigme quantique est également défendable, et force est de constater que les objections que l’on peut adresser à cette proposition relèvent essentiellement d’une impossibilité technologique quant aux tests qu’il serait possible d’initier davantage que d’une réfutation authentiquement rationnelle.
Par ailleurs, même si la nature d’un esprit émergent demeure toujours floue, l’idée selon laquelle le domaine mental n’est pas un témoin passif des événements matériels mais leur initiateur est loin d’être absurde ; la scission entre le sujet et l’objet génère en effet une croyance en l’autonomie des systèmes étudiés, alors même que l’on pourrait faire de l’esprit non pas ce qui se sépare de la nature par la représentation mais ce qui, au contraire, est « l’initiateur d’une action intentionnelle qui influence certaines propriétés physiques. De fait, le flux causal de cette partie du processus de création de réalité est-il un flux allant du mental au physique. »9
Cette thèse de l’esprit quantique, bien que non démontrée, et encore non expérimentable, n’en est pas moins extrêmement intéressante, et n’en repose pas moins sur de solides arguments, qui lui confèrent le statut d’une possibilité non négligeable. Sachons gré aux éditions Dervy d’avoir mis à disposition du public français ce petit livre d’une infinie richesse spéculative et scientifique.
- Henry Stapp, Le monde quantique et la réalité. Sommes-nous des robots ou des acteurs de notre propre vie ?, Traduction Alessia Weil, Paris, Dervy, 2016
- Benjamin Libet, L’esprit au-delà des neurones, Paris, Dervy, 2012
- Le monde quantique et la réalité, op. cit., p. 27
- Ibid., p. 33
- Ibid., p. 36
- Ibid., p. 42
- Ibid., p. 55
- Ibid., p. 57-58
- Ibid., p. 95