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PRÉSENTATION
Le « théologico-politique », c’est l’idée selon laquelle au « fond » des choses politiques, il y a toujours quelque chose de religieux : quelque chose ayant à voir avec notre rapport au sacré. Même à l’heure où la politique moderne s’est « sécularisée » (séparée des pouvoirs religieux) et où les références religieuses, parfois présentes en elle, ont infiniment moins de poids que par le passé, la pensée théologico-politique est formelle : le fond de l’affaire serait encore et toujours « religieux ».
Depuis une trentaine d’années, le théologico-politique est en plein triomphe dans la philosophie contemporaine. Très au-delà de la mode « Carl Schmitt », c’est une vague qui passe par Giorgio Agamben, Charles Taylor, le dernier Jürgen Habermas, le dernier Richard Rorty… et qui fait revivre, aussi, certaines œuvres du passé : celles de Jacob Taubes et d’Eric Voegelin, ou certains écrits de Karl Jaspers. Toute une myriade d’auteurs contemporains la nourrit (Gianni Vattimo, Marcel Gauchet, Luc Ferry…), non sans échos à un air du temps général (dont témoigne, par exemple, le succès des thèses de René Girard).
Alors que l’histoire politique moderne avait fini par accomplir le désir de Spinoza d’une rupture avec le théologique – désir formulé dans son Traité théologico-politique de 1670 –, voilà que le théologique est à nouveau présenté comme le secret caché du politique. Et c’est d’autant plus troublant que les années 1960 et 1970 avaient énergiquement combattu la tentation d’affirmer, dans les choses politiques, une détermination « en dernier ressort », de quelque nature que ce soit.
Le théologico-politique, aussi « renouvelé » soit-il aujourd’hui, est une imposture. Une démesure de la pensée, qui force les réalités politiques pour imposer sa « thèse ». Et ce triomphe parle non des choses politiques, mais de la philosophie. De ses désirs à elle, rarement tout à fait éteints, d’atteindre une toute-puissance théorique, c’est-à-dire un savoir total sur l’histoire : sur sa direction, sur sa véritable « ressource », sur son prétendu « fond ».
Voilà ce que montre ce livre. Mais il propose aussi une enquête : pourquoi cette quête de toute-puissance théorique a-t-elle resurgi, à ce moment-là de notre histoire philosophique et de notre histoire tout court ?
BIOGRAPHIES CONTRIBUTEURS
Géraldine Muhlmann
Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégée de philosophie et de science politique, Géraldine Muhlmann est professeure à l’Université Paris-Panthéon-Assas. Elle est l’auteure de Du journalisme en démocratie (Klincksieck, 2017) et d’Une histoire politique du journalisme XIXe-XXe siècle (Seuil, coll. « Points », 2007). L’imposture du théologico-politique est le fruit d’une nouvelle recherche qu’elle conduit depuis une dizaine d’années.
TABLE DES MATIÈRES
Ouverture
1. Un drôle d’air du temps
D’étranges causalités sociologiques
Solennisation par le « sacré ». Et valorisation politique de la foi
Le goût de l’ancrage
2. Une rupture philosophique
Tous les versants de la religion sont sollicités philosophiquement – curiosité vaste qui, elle, n’est pas neuve
Un contrepied radical au spinozisme politique
Le rejet d’un certain esprit « machiavélo-spinozien » qui prévalait dans la période philosophique antérieure – même si se travaillait aussi un « problème Spinoza »
La disparition d’une « digue » intellectuelle encore bien présente dans les années 1980
3. Les sirènes du « substantialisme historique » : une nouvelle vague du « théorème de la sécularisation » (Hans Blumenberg)
Ce que Blumenberg avait très bien vu
Et pourtant, une singulière « séduction Carl Schmitt » est apparue vers la fin des années 1980, et s’est montrée durable
Dans la vague actuelle, une version bien plus totale que chez Schmitt du « théorème de la sécularisation »
L’ultime ressource pour la modernité politique, sinon le désespoir
Dans la vague actuelle, les visages multiples de la substance religieuse (tous étrangers à Schmitt)
4. La ligne hyper-romantique, la ligne apocalyptico-messianique et la ligne vieil-hégélienne
La ligne hyper-romantique (Rorty). L’ombre du dernier Bergson
La ligne apocalyptico-messianique (Agamben). Le dernier Heidegger en figure tutélaire
La ligne vieil-hégélienne (Taylor, Habermas). La remise en selle du dernier Hegel
5. Passeurs et transfuges
De troublants « passeurs » : Jaspers, Taubes, Voegelin
Des « transfuges » complexes : Vattimo, Gauchet
6. L’histoire-solution
Non pas « Dieu », mais « la religion »
Les philosophies de l’histoire évoquent toujours une attitude religieuse, mais elles inventent autre chose par rapport à la pensée religieuse
L’enjeu de l’histoire-solution, si bien repéré par Leo Strauss
Pourquoi « la religion » ?
7. L’adieu aux garde-fous de la période « Marx-Freud-Nietzsche » et des sciences sociales
Un historico-généalogisme « innocent »
Les pestiférés
Simplisme causal et continuisme dogmatique :
Max Weber disparu
8. Le contournement des problèmes les plus aigus posés par le totalitarisme. Et… le pire : la « reconstruction » d’Auschwitz par Agamben
L’enjeu du totalitarisme, omniprésent dans la vague théologico-politique actuelle
Le totalitarisme comme « religion de substitution » ?
Un débat là-dessus a déjà eu lieu, quoiqu’il paraisse « oublié »
Le problème du lissage théologico-politique de toutes les sortes de régimes politiques, dans l’histoire occidentale
Le totalitarisme du point de vue théologico-politique : enfin la liquidation de la politique ?
Le forçage du réel pour valider la logique théologico-politique : Agamben et Auschwitz
9. Épuisement philosophique et désir d’absorber le mal
L’attrait du sacré, mais l’interdit de la pensée religieuse
Le pas de côté vers l’« histoire du rapport au sacré », et l’opportune rencontre avec le désir de l’histoire-solution
Après la « philosophie religieuse », la « philosophie de la religion » – ou la tentation « oubliée »
La puissance par la dépossession
Conclusion – Pour la critique