Frédéric Jacquet : L’Energie de l’Être. Métaphysique et phénoménologie dans l’œuvre de Mikel Dufrenne

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L’
Énergie de l’Être. Métaphysique et phénoménologie dans l’œuvre de Mikel Dufrenne, est le neuvième ouvrage de Frédéric Jacquet, publié aux Éditions des Compagnons d’Humanité l’année dernière, en 2023. Il s’agit également du troisième ouvrage entièrement consacré à la philosophie de Mikel Dufrenne, après Naître au monde. Essai sur la philosophie de Mikel Dufrenne, et Cosmo-esthétique : Nature et humanité dans la philosophie de Mikel Dufrenne. Cependant, loin de se réduire à une exégèse de l’œuvre des philosophes étudiés, le travail que Frédéric Jacquet effectue est en outre toujours original : effectuant un retour aux textes, il en dépasse aussi les impasses. C’est précisément ce dépassement qui est en jeu dès le début du texte présenté ici.

La lecture que L’Énergie de l’Être propose de l’œuvre dufrennienne se situe d’emblée dans une opération théorique générale, à savoir celle d’élaborer une philosophie de la naissance[1]. Tel est probablement la visée qui oriente secrètement – et parfois même explicitement – la lecture que Jacquet fait de l’histoire de la philosophie, et plus particulièrement de la phénoménologie du XXe siècle. Tel est donc le filigrane du texte, qui détermine aussi son originalité : une refondation natale, c’est-à-dire aussi cosmologique de la phénoménologie. Cependant, il ne faudrait pas penser que cette originalité remarquable nuit à l’exactitude scientifique et historico-philosophique de son travail. Au contraire, à la lecture de ses livres, il semble évident que c’est précisément grâce à une attention méthodique singulière dans la manière d’aborder, de contextualiser et d’analyser les œuvres des auteurs considérés qu’il lui est possible d’engager cette refondation philosophique.

A cet égard, si l’on considère maintenant la lettre du texte dont il est question ici, on peut voir comment dès l’Avant-Propos l’auteur en spécifie le projet : « il s’agira ici de comprendre que la phénoménologie s’accomplit en une métaphysique depuis laquelle s’élèvent une éthique et une politique. La voie privilégiée de cette phénoménologie n’est autre que l’esthétique élaborée au prisme du sentiment : la phénoménologie rend ainsi possible une cosmo-esthétique, et le présent essai montre qu’elle prend aussi la forme d’une cosmo-énergétique » (9). Le cadre de la réflexion est donc d’emblée tracé : au moyen d’une étude de la philosophie de Dufrenne, montrer rigoureusement les limites de la phénoménologie traditionnelle, en trouvant dans la notion de sentiment et dans celle d’énergie les coordonnées à partir desquelles effectuer une reconceptualisation de la métaphysique ancrée dans la notion de Nature. C’est-à-dire opérer un approfondissement cosmologique de la phénoménologie (identifiée dès lors à la métaphysique) selon la notion d’énergie afin d’ouvrir un espace de réflexion permettant aussi la constitution d’une éthique, d’une politique et, nous le verrons, d’une érotique.

L’argumentation du livre est exposée dans cinq denses chapitres thématiques – accompagnés d’une introduction et d’une conclusion – où l’interrogation sur l’œuvre de Dufrenne est suscitée par la comparaison de sa philosophie avec certains de ses repères fondamentaux, à savoir Merleau-Ponty, Schelling, Plotin, Minkowski et Bergson. Bien que le livre trace un chemin dans lequel les différentes sections forment un tout unifié, les chapitres qui s’égrènent – compte tenu de leur précision thématique et de leur profondeur argumentative – peuvent également être considérés indépendamment les uns des autres. L’intitulé des cinq chapitres et leur enchaînement laissent déjà entrevoir la structure du texte, que nous allons maintenant considérer dans ses principales articulations : L’Être comme énergie ; La Nature comme fond-puissance ; La Nature, la Chair et l’Un ; Expressivité, vie et monde ; Désir et énergie.

 

La problématique générale est fixée dès l’introduction, qui trace le cadre dans lequel les différents chapitres peuvent être lus et interprétés. En particulier, l’objectif déclaré du texte est de rendre compte d’une métaphysique de l’énergie, ou plutôt de la Nature comme énergie productrice, à partir d’une phénoménologie du sentiment, qui à son tour dépend de ce que Dufrenne appelle réduction esthétique. C’est précisément à partir de l’expérience esthétique, et selon le potentiel épistémique que Dufrenne y trouve, qu’il devient possible à la phénoménologie de comprendre et d’être comprise dans ses limites, c’est-à-dire selon son achèvement nécessaire dans une cosmologie, qui est donc le nouveau sens de la métaphysique. Le monde comme dimension expressive, atmosphérique et excédente du donné se révèle dans l’expérience esthétique, où la Nature comme matrice énergétique transparaît.

Il s’agit alors de penser de manière tensive l’être humain – et tout être vivant en général – « dans son essentielle appartenance et dans son irréductibilité au monde » (12), en procédant de l’expérience du monde fournie par le sentiment vers une interrogation portant sur le monde lui-même, c’est-à-dire sur la Nature dans sa dimension énergétique ; Dufrenne cheminant donc de la phénoménologie à une métaphysique. En reprenant à nouveau les mots de l’auteur : « il faut cheminer vers la Nature, la penser en elle-même, et donc concevoir cette excédence ontologique qui dépasse de toutes parts l’humaine finitude » (19). La phénoménologie du sentiment renvoie donc indirectement à une dimension primordiale d’excédence que l’expérience esthétique révèle et à laquelle elle participe. L’opération théorique menée dans le livre peut alors être lue comme la tentative d’habiter cette excédence et d’en tirer des conséquences pour édifier une anthropologie philosophique.

Loin de pouvoir restituer intégralement l’argumentation menée dans les divers chapitres, je me pencherai sur quelques notions qui me paraissent fondamentales dans l’économie du texte. En ce sens, j’effectuerai une plongée au sein de cette œuvre, ressaisie selon le singulier d’une lecture personnelle.

 

Dans le premier chapitre, la phénoménologie cosmologique est abordée selon la notion d’énergie. Pour ce faire, il est d’abord nécessaire d’adopter une perspective ontologique qui place la dimension corrélationnelle au centre de l’investigation : « penser la corrélation comme être loin de ressaisir l’émergence de la corrélation dans l’être » (33). Bien entendu, cela implique d’articuler l’enquête autour d’une conception relationnelle et dynamique de l’être, ce qui permet de comprendre la corrélation selon une matrice énergétique. La dimension ontologique de la réflexion philosophique pose donc ici un premier problème à la pensée. La phénoménologie est exposée à sa limite, c’est-à-dire à la finitude humaine mais, au sein de la corrélation elle-même, cette limite fait paraître ce qui la dépasse ; plus précisément, l’expérience esthétique mène à la nature comme telle : « le sens du sens esthétique est atmosphérique, c’est-à-dire qu’il est expressif. […] L’atmosphère dessine un monde qui se donne dans le sentiment » (36-37). L’objet de l’expérience esthétique dégage sa propre atmosphère, qui l’entoure, l’auréole, et sans laquelle il ne pourrait y avoir d’expérience et de connaissance de quoi que ce soit. Cependant, cette ‘atmosphéricité’ de l’expérience est conceptuellement inconcevable, elle est étroitement liée au singulier d’un objet esthétique, artistique ou naturel, révélant la nécessité de dépasser la phénoménologie en direction d’une cosmologie, c’est-à-dire vers l’étude du monde qui est rayonné par les objets dont chacun peut faire l’expérience.

En ce sens, la finitude humaine fournit la base et l’occasion d’interroger cette dimension d’excédence métaphysique, permettant de trouver les coordonnées ontologiques à travers lesquelles approfondir l’expérience de l’expressivité naturelle. Dans cette direction, c’est le texte dufrennien intitulé Le Poétique (1963) qui est pris par l’auteur comme point de référence essentielle pour un approfondissement cosmologique de la phénoménologie. La dimension poétique de l’expérience est en effet ce qui permet de saisir l’affinité entre l’être humain et la Nature, à partir d’une conception du monde entendu comme débordement, ce qui permet de penser l’être humain selon une dimension génétique. D’une part, il est irréductible à une simple efflorescence de la Nature et, d’autre part, il ne saurait avoir le statut d’un sujet absolu, tout-puissant, détaché de tout contexte et donc doué d’une vision de survol. L’idée de Dufrenne, exposée par Frédéric Jacquet, est de penser la Nature sans l’homme, c’est-à-dire de passer de la phénoménologie à la métaphysique pour tenter aussi, à titre de conséquence, de comprendre le sens de l’objectivité (qu’elle soit scientifique ou non). Il s’agit là d’un point fondamental, d’autant plus que c’est sur une métaphysique implicite, et donc non exprimée, que repose secrètement le fonctionnement scientifique et technologique de la modernité. Grâce à l’approfondissement métaphysique de la phénoménologie accompli par Dufrenne – qui est donc irréductible à la métaphysique traditionnelle –, il est possible de dénoncer la dogmatique sous-jacente sur laquelle repose la science, qui prétend déceler l’objectivité de la nature sans tenir compte de l’implication de l’homme dans sa constitution. En effet, d’une part, cette approche ne thématise pas l’appartenance de l’homme à la nature en son élan créateur, impliquant une méconnaissance de l’énergie de la nature elle-même, d’autre part et corrélativement la science considère la nature en tant qu’objectivité transparente pour une raison calculante. Voici désormais, au contraire, que la poésie et le sentiment poétique, ainsi que l’imagination et la virtualité, deviennent le centre névralgique de la réflexion, fertilisant sa dimension pré-objective et pré-subjective qui décèle la condition de possibilité de tout processus instituant, y compris celui de la science : « Et l’objectivité même du savoir s’y prépare : le poète va devenir physicien »[2]. En ce sens, la voie poétique se donne comme une façon privilégiée d’approcher l’originaire : « La voie poétique […] décèle l’énergie expressive de la nature, le fait qu’elle est la matrice des images et donc qu’elle dévoile un infini poétique » (41).

Ce que l’auteur propose à travers sa lecture de la philosophie dufrennienne est donc un saut métaphysique qui ne repose cependant pas sur une foi aveugle accordée à la transcendance. L’exploration de cette dimension métaphysique est plutôt assurée et garantie par la méthode et l’expérience phénoménologiques : « la pensée de la Nature ne se déploie qu’à l’aune de l’expérience » (42). En ce sens, la Nature, en tant qu’infini expressif, a pour seul mode de manifestation celui de transparaître dans l’immanence expérientielle, sans toutefois pouvoir être saisi directement par les sens, mais seulement pré-sentie. En effet, le pressentiment, compris comme une dimension de contact sentimental pré-objectif et pré-subjectif avec la Nature, a donc la fonction d’une intuition métaphysique, Dufrenne jetant les bases d’une épistémologie du sentiment sur laquelle la métaphysique repose. Le sensible et le sentir deviennent ainsi les éléments à partir desquels on peut s’interroger sur la possibilité de faire l’expérience de l’originaire : les sens sont donc compris comme puissances et la perception en tant que chargée d’imagination. Dans cette optique, les sens, bien que spécialisés dans des registres sensoriels différents, communiquent entre eux selon une figuration synesthésique de l’unité pré-esthétique du sensible. Chaque registre sensoriel (le toucher, la vue et l’ouïe) est chargé d’une dimension virtuelle qui révèle l’intimité primordiale qu’il partage avec les autres sens : « le virtuel, c’est l’imperçu accroché au perçu » (89).

En cela, l’imagination – dans sa relation étroite avec la perception – ne peut être pensée comme une simple activité subjective (privée), mais elle doit plutôt être comprise comme trans-subjective, c’est-à-dire comme le point de rencontre de la relation sujet-monde. Le retour vers l’originaire ne peut donc être envisagé que sur la base de la recherche de l’unité garantie par l’adhésion synesthésique à l’expérience, c’est-à-dire sur la base d’une participation perceptive au sensible habité par les images que la virtualité de l’expérience ne cesse d’évoquer. Ce n’est qu’en participant à son perpétuel éclatement qu’il devient alors possible de saisir l’originaire. Il n’est rien d’autre que ce mouvement de différenciation sensible continue, au point que, affirme l’auteur : « l’originaire se confond avec ses propres parages, il n’a pas d’être hors de cette manifestation pluralisée qu’est le sensible » (96).

Dans ce premier chapitre, Frédéric Jacquet explique les fondements philosophiques d’une reconsidération de l’ontologie et de la phénoménologie à partir de la notion d’énergie, en considérant la métaphysique de la Nature dufrennienne alors comprise comme une puissance infiniment expressive. Les chapitres suivants permettront ensuite d’approfondir cette philosophie afin d’étayer davantage cette thèse, notamment par le biais d’une comparaison étroite avec certaines des principales influences de Dufrenne.

 

Dans le deuxième chapitre, la philosophie de Schelling est analysée et comparée à celle de Dufrenne, en particulier en ce qui concerne les notions de Fond et de Puissance. A travers l’étude de ces termes, Frédéric Jacquet met en évidence l’opération philosophique de Dufrenne, qui se présente comme une laïcisation de la philosophie schellingienne. En bref, comme le souligne l’auteur, la lecture de Schelling par Dufrenne vise à édifier une métaphysique de la Nature qui puisse se substituer à la théologie schellingienne de la création et de la liberté divine. En ce sens, la Nature est définie à la fois comme Fond et comme Puissance, du fait que « le concept de Puissance – Potenz –, est inséparable du Grund [Fond] puisqu’il en est la face productive » (130). La Nature est ainsi caractérisée comme le fond obscur de toute opération poétique, permettant une immersion perceptive, mêlée de pesanteur et d’opacité : « Dufrenne insiste sur cette pesanteur ou sur l’opacité du fond, et il l’envisage parfois depuis le sentiment de l’apeiron. […] Le fond obscur n’est autre ici que la Nature en sa puissance ontogénétique » (152-153).

Par cette opération de laïcisation, Dufrenne veut donc parvenir à une philosophie de l’immanence qui ne manque pas de prendre en compte l’excédence constitutive de la Nature. Il développe alors une phénoménologie de la limite et du seuil, qui prend en compte, à travers le prisme du sentiment, l’appartenance constitutive de l’humain à la puissance du Fond. Pour Dufrenne c’est encore le sentiment de la Nature qui est le siège à partir duquel l’être humain peut participer à la Puissance du Fond, sous le signe d’une conception du génie selon laquelle – reprenant et approfondissant la philosophie de Kant – l’artiste doit se laisser pénétrer par la puissance de la Nature afin de la comprendre et de la mettre en œuvre. Cette dimension sentimentale de la phénoménologie devient la clé de voûte d’une métaphysique non théologique de la Nature, et donne le pressentiment de sa puissance. Ainsi, à partir d’une épistémologie du sentiment, une refonte de la raison devient elle-même nécessaire.

 

Dans cette optique, le troisième chapitre explore la réflexion de Dufrenne sur l’Un plotinien, lue à travers le prisme de la philosophie de Merleau-Ponty. Ainsi, l’hénologie est examinée à partir de la notion de chair, afin de montrer comment certains éléments de la conception plotinienne irriguent la philosophie des deux auteurs français. C’est en particulier la lecture que Dufrenne fait de l’Un comme explosion de l’originaire qui ouvre la voie à une lecture croisée des trois auteurs. En ce sens, l’Un est ‘sensibilisé’, c’est-à-dire associé à la dimension sensible de l’expérience, selon une opération que l’on pourrait qualifier de plotinisme inversé. La procession générée par l’Un est ainsi lue à partir de la philosophie de la chair élaborée par Merleau-Ponty, où l’Un se confond avec la force propulsive et sensible propre à la Nature elle-même. Ainsi, la matière devient le foyer de cette puissance expressive, ouvrant la voie à une refondation de la phénoménologie dans la perspective d’un matérialisme poétique. La notion de chair est donc interprétée dans un sens processuel, selon une conception du chiasme entendu comme déhiscence primordiale du sentant et du senti qui révèle la familiarité ontologique du sujet et de l’objet. L’être humain doit donc être considéré comme étant un fragment cosmique, participant, au même titre que les choses et le monde lui-même, à l’explosion continue de l’originaire : « le corps sentant est défini comme un éclat de l’originaire […] L’Un se trouve fortement revisité : il s’identifie à l’éclatement originaire, entendu comme pluralisation ou multiplication ontologique » (174-176).

Merleau-Ponty2.jpgL’étude de la philosophie plotinienne est également l’occasion d’explorer un point de démarcation important entre Dufrenne et Merleau-Ponty. Il s’agit principalement de la tentative dufrennienne de penser plus profondément que Merleau-Ponty le rapport entre monisme et dualisme porté par la chair dans sa structure chiasmatique. À cet égard, Dufrenne définit le sujet comme un désir de présence, c’est-à-dire comme désir d’un unisson cosmique conjurant la distance expérientielle, ce qui appelle d’abord une recomposition perceptive de l’unité perdue. Et à partir de cette archéologie du désir, il devient possible de concevoir l’idée d’une nostalgie ontologique comme fondement de la dynamique du sujet séparé du monde : une nostalgie qui ne doit pas être comprise empiriquement comme une nostalgie du passé, mais comme rapport à une présence ontologique originaire constituée par la profondeur du sensible. La réalisation du désir ne se fait donc pas selon une conversion abstraite et contemplative à l’Un suprasensible de la part du sujet, comme c’était le cas dans la philosophie de Plotin. L’Un coïncide plutôt avec la puissance obscure de la Nature dans sa multiplicité et sa processualité. Par conséquent, la purification déclenchée par la conversion plotinienne – comprise donc comme une pulsion due à la nostalgie ontologique de l’originaire – est interprétée comme le retour du sujet à l’immanence du sensible en deçà de toute forme de carcan idéologique qui pourrait en obscurcir le contact, permettant ainsi de concevoir le potentiel éthique implicite de l’expérience esthétique : « le soi ne se trouve qu’en se dépouillant de ce qui l’éloigne d’un vivre profond conquis à proportion de son immersion dans le monde » (215). En ce sens, comme l’auteur le souligne à plusieurs reprises, l’expérience esthétique conçue selon la philosophie de Dufrenne instille dans le sujet une « manière poétique d’habiter le monde » (218).

 

Avant d’aborder le chapitre consacré à l’approfondissement de la question du désir et donc avant de considérer le passage de la dimension proprement esthétique de l’expérience à la dimension éthico-politique, il reste à envisager brièvement le précieux chapitre consacré à l’influence de Minkowski sur la philosophie de Dufrenne. Ce chapitre est particulièrement pertinent pour les enjeux finaux du livre, car il approfondit et renforce la dimension expressive de la Nature, en particulier en ce qui concerne la relation entre les êtres humains et le monde. En effet, comme le souligne l’auteur : « la notion d’expression […] se situe en deçà de l’opposition de l’homme et du monde » (223), révélant une intime parenté énergético-métaphysique entre les deux. En ce sens, considérer la question de l’expression, c’est envisager la question « de l’humanité du monde, et le phénomène de l’expression tient lieu d’un révélateur ontologique : il est indéniablement un phénomène humain mais il dévoile le monde et donc il est aussi un phénomène cosmique » (225). Le phénomène expressif se situe donc au carrefour des dimensions psychique et cosmique de l’expérience, discréditant leur dualisme dogmatique et permettant la découverte de l’expressivité originaire sous-jacente à leur distinction empirique. La phénoménologie découvre dès lors la dimension cosmique de l’être humain qui ne peut être saisie – et à laquelle on ne peut participer – qu’à partir de ce que Minkowski définit comme intelligence sentimentale, soit, par exemple, « un sentiment d’être d’intelligence avec l’expressivité d’une œuvre […] livrée dans l’immédiat d’une épreuve sensible » (230).

Cette prise en compte de l’expressivité implique à son tour de repenser le sens de la métaphore, qui n’a plus seulement une fonction littéraire de transposition du sens figuré au sens propre d’un certain objet signifiant. Frédéric Jacquet écrit : « tempête et passion renvoient à un sens originaire qui les unifie et dont ces images sont des variantes, désignant une certaine façon de naître, de se déclencher et de tout emporter sur son passage ; bref, une impulsion et un rythme singulier » (227). On redécouvre ainsi un sens primitif serpentant entre les choses, qu’expriment certaines images en dévoilant ainsi une dimension du monde. Ce sens primitif et sauvage exige alors que – contre les risques idéalistes de la philosophie de Husserl – la réduction phénoménologique soit doublée d’une réduction cosmologique, qui suspende ce qui nous empêche d’accéder pleinement au monde. Le phénoménologue puise alors dans l’humaine participation poétique à l’expressivité de la Nature, c’est-à-dire qu’il « découvre une épistème poétique qui conduit à une cosmologie en découvrant la dimension élémentaire du sens qui est dynamique et qui précède la distinction du propre et du figuré » (236). Comme le souligne Jacquet, c’est l’idéologie qui aliène et détache l’être humain du monde en sa puissance expressive et originaire, et ce n’est donc qu’en accédant à des expériences chargées d’une énergie non liée – pour lesquelles la Nature palpite au cœur des moments sauvages – que le moi individué peut céder la place à un soi cosmique, naturant.

 

En conséquence, dans le cinquième et dernier chapitre, Jacquet approfondit la théorie esthétique et cosmo-phénoménologique dufrennienne en direction d’une pensée de l’éthique et du politique. Cette démarche est rendue possible d’une part en vertu d’une réflexion sur la nature de l’aliénation – phénomène qui, comme nous l’avons brièvement évoqué, est conçu comme aveuglement idéologique : « l’homme n’est dès lors plus capable de créer au singulier » (257) – et d’autre part selon une considération de la puissance naturelle de ce qu’il appelle le soi cosmique – « le devenir soi est une manifestation de la puissance naturante » (258). Comme nous l’avons déjà montré, c’est à partir de l’expérience esthétique, c’est-à-dire de l’expérience sensible dans sa dimension cosmique, que le devenir soi – entendu comme abandon à la force métaphysique de la Nature – devient possible. En effet, affirme encore l’auteur, c’est dans le sensible que le désir de présence corrélé à la nostalgie ontologique, peut trouver son accomplissement, tant sous la forme de l’expérience esthétique que sous celle de l’expérience érotique : « le désir cosmologique définissant l’homme […] s’exauce en tout cas au sein de la croisée de l’esthétique et de l’érotique, et c’est l’énergie du désir qui s’exalte alors de sa propre réalisation » (264). C’est par conséquent à partir de ce carrefour théorique qu’il devient possible de comprendre le pouvoir radicalement transformateur et subversif de la fête, du jeu, de la rencontre amoureuse, sexuelle et sensuelle, ainsi que de l’expérience esthétique.

La fête, comme le jeu, la pratique artistique et les rencontres amoureuses, jouent donc un rôle fondamental dans la recherche d’un contact profond avec la puissance naturelle et énergétique de l’existence : « la fonction subversive de la fête tient à une destitution qui est une institution où s’invente une dynamique brisant la standardisation de l’existence que le système provoque », et encore : « la fête signe l’éveil d’une vie sauvage, elle est un retour à la source qui est un ressourcement puisqu’il en ressort une énergie libérée à mesure que les masques tombent » (270). Toute forme de création – ou plutôt d’adhésion profonde au mouvement de la puissance naturelle – porte une charge subversive qui vise à la libération du désir et donc à une prise de contact renouvelée avec la perception sauvage, ce qui permet de « faire en quelque endroit craquer la croûte opprimante des institutions »[3]. Cela signifie essentiellement qu’à partir de certaines expériences privilégiées, chargées d’une puissance venue de la Nature (où le désir de présence parvient à trouver son acmé, pouvant ainsi se régénérer), l’être humain dans sa dimension à la fois individuelle et collective peut commencer à désirer autrement, notamment selon ce que Dufrenne appelle des pratiques utopiques.

Par conséquent, le désir de justice est également interprété comme un prolongement du désir cosmologique, et c’est pourquoi selon Frédéric Jacquet la politique et la cosmologie ne peuvent être séparées qu’abstraitement, c’est-à-dire de façon inévitablement fautive. En effet, c’est dans la dimension utopique et désirante, c’est-à-dire dans les profondeurs de notre contact imaginatif et surréel avec la puissance de la Nature, que le désir de justice s’élève. La subversion que la pratique utopique met en œuvre se nourrit ainsi d’une archéologie du désir, ne négligeant en outre nullement de considérer la dimension imaginaire qui se manifeste dans la réalité de l’apparence sensible : « C’est à cette source vive des idées désirantes que puise dès lors la pratique utopique qui est une pratique créatrice en quête de la réalisation d’un autre monde depuis le filigrane du monde tel qu’il se donne » (286). Dès lors, le caractère sensible de l’existence permet de comprendre le rapport de l’homme au monde et les relations interhumaines elles-mêmes dans leur dynamique subversive et créatrice.

 

Enfin, pour dresser un bilan final du livre, notons que l’auteur, dans la conclusion, montre qu’il faut pour une part rompre avec la philosophie dufrennienne, en raison des abstractions dont elle se révèle tributaire – dont nous ne pouvons ici expliciter le détail –, et il se trouve alors conduit à édifier une philosophie de la naissance. Toutefois, cette voie nouvelle, tissée en filigrane dès le début du livre, ne conduit pas à renoncer purement et simplement à l’œuvre dufrennienne : il en décèle le cœur théorique, les sources historiques, et en dégage l’impensé. Ce livre nous enseigne d’une part qu’il faut lire la philosophie de Dufrenne depuis les implications de l’expérience esthétique, et donc en fonction de la forme particulière de réduction qui est la sienne, à savoir une réduction esthétique, qui se prolonge, on l’a vu, en une réduction cosmologique où l’être est pensé comme énergie. Corrélativement, la dimension désirante et sentimentale de l’humaine existence se trouve mise en évidence, et c’est en elle que s’enracine les exigences éthiques et politiques. D’autre part, on découvre les linéaments d’une philosophie de la naissance, qui dépasse les apories de cette œuvre : chaque moment de la vie est une participation à la Naissance continue de la Nature dans sa différenciation et sa multiplication permanente. De même, l’être humain, dans chacune de ses expériences sensibles singulières, ne cesse de naître et de se régénérer.

C’est pourquoi, en définitive, ce texte, en plus d’être un livre de philosophie remarquable et précieux, est une invitation : une invitation à s’immerger, à travers l’expérience sensible, dans la Naissance continue de la Nature, redécouvrant ainsi le sens de l’humain qui, autrement, resterait enfoui sous la déclaration tragique et prématurée de la mort de l’homme.

 

***

[1] Je voudrais particulièrement mentionner ici la recension que Charles Bobant a consacrée au livre Naissances de Frédéric Jacquet. Dans celle-ci ainsi que dans l’entretien entre Charles Bobant et Frédéric Jacquet à l’occasion de la parution de l’avant-dernier livre de l’auteur, Vie et monde : Une philosophie de la naissance, on peut trouver des éléments utiles pour contextualiser, à travers et entre les œuvres de Jacquet, son opération philosophique concernant la constitution d’une philosophie de la naissance.

[2] Mikel Dufrenne, Le Poétique, PUF : Paris, p. 187.

[3] Mikel Dufrenne, L’inventaire des a priori. Recherche de l’originaire, Christian Bourgois Editeur : Paris, p. 304.

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