Dans le prolongement de notre précédent livre, Descartes à la lumière de l’évidence mentionné ici1, nous continuons à interroger différents commentateurs de la pensée de Descartes, et plus particulièrement Jean-Luc Marion, au crible du rôle central qu’occupe selon nous dans sa pensée l’expérience intellectuelle de l’évidence, à distinguer radicalement de la certitude.
Nous prenons ainsi nos distances avec les interprétations, qui y voient une onto-théologie ou qui surévaluent le rôle de l’ego en le transformant en un Je transcendantal à la manière kantienne. Au contraire il nous semble que certains rapprochements avec la philosophie de Platon peuvent éclairer d’un nouveau jour la recherche cartésienne de la vérité.
I : Le cogito, l’ego, la substance pensante
Le cogito et la formule « pour penser, il faut être »
Notre thèse est que l’expérience du cogito n’est pas le fruit d’un quelconque raisonnement, mais une évidence qui correspond à l’impossibilité absolue d’affirmer que je n’existe pas au moment même où je suis conscient de penser.
Nous ne suivons donc pas Martial Gueroult, lorsque, dans son Descartes selon l’ordre des raisons, il affirme que le cogito est conditionné par le principe « pour penser, il faut être ». Ce principe selon lui permettrait au cogito de ne pas être une simple observation psychologique personnelle et lui permettrait ainsi d’accéder à l’universalité. Or c’est l’évidence qui par elle seule donne une nécessité absolue au cogito au moment même où il est vécu. On peut considérer au contraire ce principe « pour penser, il faut être » comme une « nature simple commune » sous-jacente à des raisonnements, mais qui n’intervient pas en tant que telle dans l’évidence du cogito. Loin que le cogito se déduise de cette assertion générale, c’est plutôt à partir de lui qu’elle s’explicite. De plus, contrairement à ce que soutient Martial Guéroult, elle n’a aucun statut particulier, qui lui permettrait d’échapper au doute par opposition aux autres « natures simples ». Toutes les « natures simples », de même que l’expérience du cogito, échappent au doute, quand l’esprit les considère attentivement, et redeviennent douteuses si l’esprit s’en détache. Seule la découverte du Dieu pourra garantir la pérennité de toutes ces vérités. Dans cette perspective nous nous opposons également à Ferdinand Alquié, qui distingue dans La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes le cogito « logique » du Discours de la Méthode du cogito « existentiel » des Méditations.
Peut-on parler d’inconscient psychique ?
Tout d’abord il faut s’interroger sur le type de conscience qui accompagne l’expérience du cogito. Celle-ci nécessite une conscience aiguë du caractère indubitable de ce qui est alors vécu. Cependant un savoir inné est sous-jacent à cette expérience, comme celui du sens du mot « exister », sans qu’il soit nécessairement explicite et donc conscient. D’autre part il ne saurait s’agir dans le cogito d’une conscience réflexive, saisissant objectivement le je comme un moi, puisque le cogito n’a de sens que s’il se révèle à lui-même comme sujet. Il faut remarquer à ce propos que Descartes donne un sens particulier au concept de « réflexion », qu’il utilise pour distinguer une mémoire consciente d’une mémoire inconsciente. Elle est à l’œuvre dans la première, comme conscience capable de « sentir » qu’elle pense, quand elle perçoit, et bien entendu quand elle pense quoi que ce soit, et elle est également capable de se situer dans le temps. C’est la « réflexion » en ce dernier sens qui accompagne le cogito.
Que faut-il maintenant penser à propos de la substance pensante, dont Descartes affirme qu’elle pense toujours. Est-ce à dire qu’il faille l’assimiler à la conscience, niant ainsi qu’il puisse exister un inconscient psychique pour Descartes ? Tout d’abord il faut remarquer que Descartes n’affirme jamais que le cogito puisse nous donner une connaissance entière de ce que nous sommes. D’autre part même si toutes nos pensées déterminées sont accompagnées de conscience, cela n’implique pas que toute notre pensée, en tant qu’activité de penser soit consciente. Descartes évoque à ce sujet toutes les pensées que nous avons eues avant notre naissance ou que nous avons en dormant et dont nous n’avons aucun souvenir. La res cogitans pense toujours, mais ceci n’implique pas que telle ou telle faculté soit à l’œuvre pour actualiser consciemment telle ou telle pensée. Ainsi on peut même dire que les idées innées sont des pensées non conscientes, tant qu’elles ne sont pas découvertes par l’esprit y étant attentif. Enfin l’esprit ne peut être conscient que d’une partie très limitée des pensées qui l’habitent, dans la mesure où l’attention, par l’étroitesse de son champ, ne peut se porter que sur peu de pensées à la fois.
L’ego principe ou fondement ?
L’interprétation de la philosophie cartésienne par Jean-Luc Marion est assez bien résumée dans cette citation de son livre Sur le prisme métaphysique de Descartes : « la primauté passe, ici, résolument de l’étant premier (à connaître) à la connaissance elle-même (éventuellement fixée en un étant) ; inversement, l’étant comme tel (et même comme premier) disparaît. » Selon nous, loin de partir de principes abstraits et transcendantaux qui permettraient de connaître et imposeraient leur ordre, Descartes commence par des réalités qu’on pourra connaître avant les autres, parce qu’effectivement il y a un ordre de la découverte. Et cet ordre est imposé par les choses mêmes qui se donnent dans l’intuition à l’esprit qui les découvre, ordre qui peut justement correspondre à l’articulation ontologique de ces existences mêmes devenues évidentes, comme dans le cas du rapport de l’ego à Dieu. C’est uniquement en ce sens qu’on peut dire que l’ego est premier.
On ne peut pas dire non plus que Descartes se détourne de la pensée de l’esse, puisque c’est la question concernant le degré d’être de cet ego, et son imperfection vécue dans l’expérience du cogito, qui va permettre d’ouvrir la question de l’esse dans sa perfection et permettre de découvrir ainsi l’Être par excellence qu’est Dieu. Contrairement aux « notions communes » qui par leur évidence et leur « généralité » peuvent servir de principes épistémiques et permettent de faire des raisonnements à propos de toutes espèces d’êtres que l’on connaît déjà, l’ego cogito est « un être » dont l’existence nous est plus connue qu’aucune autre, à partir de laquelle nous pouvons découvrir d’autres êtres ou existences.
Dire comme Jean-Luc Marion que Descartes « affirme explicitement » la primauté de l’ego sur Dieu n’est pas davantage recevable. En effet l’existence de Dieu ne se déduit pas de l’existence de l’ego, mais se révèle dans la nécessité de sa propre essence. Il ne faut pas confondre l’ordre de la découverte et la mise à jour du véritable fondement, c’est-à-dire Dieu lui-même, qui permet de légitimer rétrospectivement les différentes étapes qui ont permis d’accéder à lui.
L’ego et la substance
Jean-Luc Marion considère que l’ego fait figure chez Descartes, en tant que substance autarcique et auto-suffisante, de premier principe au lieu et place de Dieu. Or le concept de « substance » est absent de toute la découverte et de toute l’analyse du cogito dans la Seconde Méditation et n’apparaît en tant que tel que dans la Troisième Méditation. Descartes prend soin justement de distinguer la seule substance qui soit autarcique, c’est-à-dire Dieu, des autres substances, qui, bien que ne dépendant d’autres choses qu’elles, contrairement aux attributs et autres qualités, ont cependant besoin du concours de Dieu pour exister.
On ne peut pas non plus affirmer que la similitude à Dieu, qui fait que je peux être dit imago Dei, est forgée par l’ego à partir de la perception qu’il a de lui-même. C’est le contraire. Le référent ne peut-être que Dieu par rapport auquel l’ego dans son imperfection ne peut se saisir qu’en manque.
L’ego n’est pas non plus à l’origine de la notion de substance, comme le soutient Jean-Luc Marion. Celle-ci, loin d’être forgée par l’esprit, est une idée innée , « nature simple commune », pouvant s’appliquer soit aux choses corporelles, soit aux esprits. Comme cette notion est en lui, il est normal qu’il l’applique ensuite à ses cogitata, comme le montre l’exemple du morceau de cire, où il est dans la nécessité d’affirmer que la même cire demeure, bien que toutes les données des sens devraient le pousser à affirmer le contraire.
La déduction égologique de la temporalité et la liberté
Il en est de même pour la temporalité. Jean-Luc Marion toujours dans le même ouvrage, Sur le prisme métaphysique de Descartes, prétend que « l’ego engendre la temporalité à partir de sa propre durée »2 . Or lorsque Descartes dans la Troisième Méditation affirme qu’en tant que sujet pensant il « acquiert » la notion de durée, parce qu’il se souvient qu’il a déjà été dans le passé, là encore cela ne veut pas dire que la temporalité se déduit de l’ego, mais que c’est à l’occasion de l’expérience qu’il fait de lui-même, qu’il actualise cette « idée innée » de durée qui était en lui et qu’il l’applique à lui-même. Ceci est d’autant plus vrai que ce qui caractérise l’ego, c’est justement qu’il ne dure pas, mais s’expérimente toujours dans un instant, qui même s’il peut, par un effort d’attention, se dilater, n’en est pas moins séparé de tous les autres instants.
Nous ne comprenons pas non plus à propos de la temporalité de l’ego que Jean-Luc Marion associe passé, possibilité et liberté. La suspension du jugement, qui effectivement nous permet d’échapper à la nécessité de l’évidence présente, ne se fait pas dans le passé, mais dans le présent de l’esprit qui s’est détourné de l’évidence pour se persuader par une autre hypothèse de la possibilité d’en douter, comme l’hypothèse du « Dieu trompeur ». De plus cette actualisation du libre-arbitre est pour Descartes le plus bas degré de la liberté. Comment nier d’autre part que la liberté prend son sens non par le passé mais par sa projection dans l’avenir. Enfin nous ne pensons pas que « la liberté ne conquiert sa possibilité qu’en opposant à l’évidence présente de la cogitatio l’expérience irrécusable – et donc irreprésentable – du choix arbitraire. » 3 , puisque pour Descartes la liberté s’expérimente justement dans une évidence, de façon immédiate et sans raisonnement.
L’auto-affection du cogito
Comme Jean-Luc Marion dans son article des Questions Cartésiennes : « Le Cogito s’affecte-t-il ? » nous nous opposons à Husserl qui interprète le cogito selon une structure objectivante, de telle sorte que le je s’y vise comme moi objectivé. Cependant une telle structure interdit toute expérience du cogito, non pas à cause d’une distance qui se réintroduirait entre le je et le moi, mais parce que le cogito ne peut s’expérimenter que comme je.
On pourrait ainsi parler d’ « auto-affection » de l’âme dans cette expérience du cogito. Mais la justification d’une telle formule en référence au traité cartésien des Passions de l’âme semble peu recevable. En effet les passions pour Descartes sont toujours liées à des représentations et donc à une dissociation entre l’esprit et ses cogitata rompant ainsi avec l’immédiateté requise pour le cogito. Au contraire l’ « auto-affection » ne peut avoir qu’un sens, à savoir qu’on « sent » de façon immédiate qu’on pense, et cela n’est justement pas une passion. Enfin toute passion pour Descartes correspond à une action du corps sur l’âme par l’action des « esprits animaux », ce qui une fois de plus interdit tout rapport immédiat de l’âme avec elle-même.
Il est encore plus discutable d’affirmer que la générosité permet d’ « esquisser une formulation du cogito, ergo sum sans extase représentative, par auto-affection »4. En effet pour Descartes la générosité est bien une passion, qui, liée à une forme d’étonnement par rapport la volonté du bien dont on a été capable, et qui fait qu’on s’estime, implique bien une représentation objectivée de soi-même. L’ « exister » du cogito cartésien est totalement indéterminé, ce qui n’est pas le cas de l’ « exister » du généreux, qui se saisit dans une certaine excellence de son vouloir.
Enfin Jean-Luc Marion conclut ainsi son §16 du livre Sur la Pensée passive de Descartes : « Non seulement tout sentir implique un ego (cogito) sum, mais toute performance de ego (cogito) sum implique un sentir originel, donc le meum corpus comme figure ultime de l’ego. »5 . Là encore nous pensons que même si l’ego dans le cogito se « sent » penser, cela n’a rien à voir avec le sentir du meum corpus, qui implique l’existence du corps et des sensations qu’il génère en l’âme par le mouvement des « esprits animaux », existence totalement douteuse au moment du cogito dans la Deuxième Méditation.
Le solipsisme de l’ego
Dans son article L’ « ego » altère-t-il autrui ?6 Jean-Luc Marion porte un jugement axiologique à propos du solipsisme mis en évidence par Descartes dans les Méditations, lui reprochant d’instituer par là-même un ego refermé sur lui-même, assumant un rôle épistémologique par lequel il domine toute altérité par son intentionnalité objectivante et tombant ainsi dans un egocentrisme condamnable. Or l’expérience du solipsisme, née de l’hypothèse du rêve, selon laquelle toute extériorité n’est peut-être qu’image dans l’esprit, ne correspond ni à un choix théorique ni à un choix moral de la part de Descartes. Il est la simple description effectivement dramatique de l’impossibilité pour toute subjectivité d’un accès direct à toute autre subjectivité, par le fait même de la structure de toute conscience nécessairement objectivante, et de l’invisibilité sensible de tout esprit, quel qu’il soit. C’est pourquoi Descartes sera amené à supposer l’existence d’esprits autres que le sien par le biais du raisonnement par analogie.
La passion de l’amour telle qu’elle est décrite dans son traité sur Les passions de l’âme, dans l’Article 27 de la Première partie ne permet pas non plus, comme le remarque à juste titre Jean-Luc Marion, d’accéder à une véritable altérité. Et les dernières tentatives de Jean-Luc Marion de trouver chez Descartes des textes qui nous laisseraient espérer un moyen d’éviter l’objectivation d’autrui nous paraissent vaines. La rencontre effective de l’autre en tant qu’ego semble malheureusement inenvisageable pour Descartes.
Peut-on sortir de cette impasse en donnant, comme Jean-Luc Marion le propose dans son premier chapitre de Questions Cartésiennes II, intitulé L’altérité originaire de l’ego, une nouvelle interprétation totalement originale et inédite du cogito cartésien en tentant de montrer que l’ego dans la démarche du cogito de la Seconde Méditation est déjà totalement investi par l’altérité, ce qui contredirait tout solipsisme chez Descartes ? Nous avons montré précédemment comment il était impossible de penser que l’ego au nominatif puisse résulter du mihi au datif ou du me à l’accusatif.
II : Dieu
La causa sui
Selon Jean-Luc Marion, dans son ouvrage Sur le prisme métaphysique de Descartes, Dieu deviendrait dans la pensée de Descartes « un étant de droit commun » [(p.114)], dans la mesure où il serait soumis, comme tous les autres étants, à la catégorie de cause, qui lui serait imposée par un entendement réducteur. Nous montrons au contraire comment cette catégorie, en tant que « notion commune » a pour Descartes un rôle heuristique et non déterminant. Appliquée à Dieu elle permet de comprendre en quoi Dieu échappe justement à la notion de cause, comme étant le seul être qui n’est pas causé par autre chose que lui-même.
Si on se réfère à la première « preuve » de l’existence de Dieu, on peut constater que rompant avec la recherche d’une première cause de ce qui existe, toujours introuvable, elle joue beaucoup plus sur l’opposition infini /fini, parfait/imparfait que sur l’utilisation de la notion de cause, même si par là – même on découvre que seul Dieu existant peut être la cause de son idée dans mon esprit.
Enfin lorsque Descartes dans ses Réponses aux premières objections avance à propos de Dieu la notion de causa sui, il subvertit complètement le sens de la notion de cause, en la désolidarisant de toute succession temporelle entre la cause et l’effet. Affirmer que Dieu est causa sui, c’est une fois de plus insister sur le fait que, contrairement à tous les autres êtres, il n’est justement pas un causatum. C’est une autre façon de découvrir, ce qui l’apparente à l’ « argument ontologique », qu’appartient à son essence cette puissance qui lui permet d’exister sans aucun secours extérieur. Comme Dieu ne peut être pensé comme « effet » de soi-même, la causa sui ne peut être pensée que par analogie avec la cause efficiente et bien sûr qui dit analogie ne dit pas équivalence. L’analogie, à la façon de celle pratiquée par Platon, recourt à des exemples concrets et simples, ici celui de « cause efficiente », pour faire signe vers ce qui dépasse toute compréhension possible. Ainsi la causa est bien seconde par rapport à l’essence de Dieu et en aucun cas l’évidence de l’existence de Dieu ne peut reposer sur elle.
Les différents noms de Dieu
La thèse fondamentale que soutient Jean-Luc Marion dans le §4 consacré à Dieu de son ouvrage Sur le prisme métaphysique de Descartes repose sur une opposition supposée entre les deux définitions de Dieu dans les Troisième et Cinquième Méditations, la première insistant sur l’infinité de Dieu et la seconde sur sa perfection. La notion d’« immensité » rattachée à celle d’infinité, permettrait de penser un Dieu échappant à la méthode de la Mathesis universalis et par là-même à la métaphysique, contrairement aux autres déterminations de Dieu que sont la perfection et la causa sui qui soumettraient Dieu au dictat de la raison. Cependant la « preuve » de l’existence de Dieu dans la Troisième Méditation n’est pertinente que si l’infini n’est pas pensé comme infini sans borne, auquel on peut toujours ajouter quelque chose, dont Descartes insiste pour dire qu’il est imparfait, mais comme l’infini en acte, infini parfaitement actualisé, le seul correspondant à l’idée de Dieu. De la même façon on ne peut penser la perfection autrement que comme l’unité de l’infinité de toutes les perfections infiniment parfaites. Il faut remarquer que le texte de la Troisième Méditation concernant cette preuve, ainsi que celui du Discours de la Méthode, dont nous montrons la proximité avec le premier, associent constamment les deux concepts.
Nous soutenons que l’incompréhensibilité de Dieu, reconnue par Jean-Luc Marion à propos de son infinité, reste vraie quand on met l’accent sur sa perfection. L’idée de la perfection de Dieu est comme l’idée de son infinité une idée « innée », à opposer donc de façon stricte aux « idées fictives » forgées par l’esprit humain. Ainsi elles ne peuvent être soumises à l’entendement, mais c’est au contraire l’entendement qui doit se soumettre à elles, quand il les découvre dans la lumière de l’évidence. Le rapprochement avec l’idée du triangle dans la Cinquième Méditation permet de mettre l’accent sur l’innéité de cette idée, ce qui en fait une idée du même type que celle de l’idée de Dieu, mais cela ne permet pas d’affirmer comme Jean-Luc Marion que l’idée de Dieu est par là même soumise à la Mathesis universalis.
Ainsi nous pensons que ces différents noms de Dieu, causa sui, infinité, perfection, loin de pouvoir être opposés, sont indissociables, mettant chacun l’accent sur une définition nécessaire de l’essence de Dieu, faute de quoi il ne serait plus Dieu, et permettent à l’esprit qui y est attentif d’être dans l’évidence de son existence par là-même nécessaire.
Le paradoxe sous-jacent à toutes ces « preuves » de l’existence de Dieu formulées par Descartes est que nous avons des idées claires et distinctes de l’incompréhensibilité même de Dieu, du fait même que nous ne pouvons enfermer sa réalité dans aucun concept. Ne faut-il pas regretter alors que Jean-Luc Marion n’ait pas accordé à Descartes la même subtile compréhension que celle qu’il a manifestée pour Saint Anselme dans le § 7 des Questions cartésiennes ?
A propos de ce qui est appelé l’ « argument ontologique »
Nous reprenons de façon critique l’analyse d’Emanuela Scribano dans son livre L’existence de Dieu, Histoire de la preuve ontologique de Descartes à Kant. Elle reconnaît d’abord à juste titre que ce qui caractérise une idée « innée » c’est qu’elle renvoie à une essence qui correspond à un être réel, et que donc à son propos on ne passe pas indûment de la pensée à l’existence, puisque la déduction se fait au sein de la réalité de cet être. Cependant elle soutient ensuite que Descartes n’est pas parvenu à prouver que l’idée de Dieu est une idée « innée ». Or justement cela n’a pas de sens de démontrer qu’une idée est « innée », puisque c’est la façon dont elle s’impose à l’esprit « clairement » comme indubitable qui la fait reconnaître immédiatement comme « innée ». On ne peut pas non plus vouloir comparer « le cheval ailé » et la nécessité qu’il ait des ailes et l’idée de Dieu comme possédant toutes les perfections et la nécessité de son existence. En effet ce qui importe dans la « preuve » ce n’est pas la non-contradiction entre ce qui est posé et ce qui s’en déduit nécessairement, mais le fait que dans le premier cas il s’agit d’une idée « fictive » à propos de laquelle on peut poser comme hypothèse ce que l’on peut imaginer en toute liberté, alors que de Dieu il s’agit d’une idée qui s’impose nécessairement à l’esprit.
Nous pensons également que Kant dans la Critique de la Raison pure a méconnu le ressort exact de ce qu’il a nommé le premier « argument ontologique ». Il parle à propos de la définition de Dieu d’une « définition nominale » comme explicitation d’un simple nom, alors que Descartes montre qu’il s’agit d’une essence dont l’idée s’impose nécessairement à l’esprit. De même la nécessité de l’argument n’est pas une simple nécessité logique de cohérence interne, mais une nécessité de l’essence elle-même dans son indubitabilité. Autrement dit, contrairement à ce qu’avance Kant, la nécessité ne vient pas d’un jugement, mais de la chose même. Sa critique de la pétition de principe ne tient pas non plus, car Descartes ne part pas d’une supposition sur la perfection de Dieu pour en tirer l’idée de son existence nécessaire, mais tout l’argument se déploie non pas à partir d’une possibilité mais dans le cadre d’une nécessité. Kant part du principe que toute proposition d’existence est synthétique, dans la mesure où l’existence se constate dans l’expérience et n’ajoute rien au concept de la chose. Ainsi le concept de cent thalers est le même, qu’ils soient réels ou simplement possibles. Dans la mesure où on ne peut constater cette existence de Dieu dans l’expérience, on ne peut donc pas l’affirmer à son sujet. Or c’est justement uniquement à propos de Dieu, que l’existence n’a pas besoin d’être confirmée par l’expérience, qu’elle n’est pas simplement possible, car il est impossible qu’il n’existe pas en fonction même de son essence qu’on ne peut nier ou transformer, auquel cas Dieu ne serait plus Dieu.
III : Descartes penseur pré-critique ou platonicien ?
Descartes penseur pré-critique ?
La thèse de Jean-Luc Marion dans Questions Cartésiennes II , § VIII Constantes de la raison critique, Descartes et Kant, selon laquelle on trouverait déjà chez Descartes un préalable à la pensée critique de Kant, nous semble soulever plusieurs interrogations. Nous pensons au contraire que Descartes développe une véritable ontologie, qui se reconnaît d’après Kant lui-même, à la façon dont ses objets lui sont donnés et non pas construits selon les requisits de l’entendement et de la raison. C’est ce que nous avons voulu montrer en soulignant l’importance de l’évidence, qui est justement l’expérience intellectuelle de cette donation, dans laquelle l’esprit est affecté passivement. L’ordo cognoscendi chez Descartes n’est pas un ordre imposé par un entendement constitutif, mais l’ordre dans lequel les choses mêmes dans leurs liaisons les unes avec les autres se révèlent à l’esprit. On ne peut pas non plus affirmer que pour Descartes il y aurait comme pour Kant un inconnaissable en soi comme Ding an sich et que nous ne pourrions en connaître que les phénomènes.
Il faut distinguer pour Descartes deux types de connaissances, une connaissance par l’entendement seul des natures simples telles qu’elles révèlent leur vraie nature dans l’intuitus, connaissance dans laquelle on peut dire que l’esprit est seulement réceptif, voire passif, connaissance toujours vraie, et une connaissance des natures composées, en particulier celles de la physique, dans laquelle l’entendement devient actif élaborant, à partir d’expériences effectuées à propos de ces natures composées, des hypothèses sur la composition de natures simples permettant de rendre compte de ces expériences. Et même à propos des « natures composées », même si on n’est jamais certain que ces hypothèses soient vraies, on est loin de l’inaccessibilité absolue de la chose en soi chez Kant.
Ainsi même si beaucoup de choses échappent nécessairement à notre esprit fini, cela n’est pas incompatible avec le fait que ce que nous pensons clairement et distinctement est considéré par Descartes comme une vérité correspondant à cette réalité elle-même.
Enfin à propos de la notion de substance, même si elle peut apparaître, comme dans l’exemple du morceau de cire, une sorte de préfiguration des catégories a priori de l’entendement de Kant, elle a en tant que « nature simple » un tout autre statut : elle n’existe pas seulement dans l’entendement mais elle a une portée ontologique.
Descartes penseur platonicien ?
Descartes dès les Regulae ad directionem ingenii fait allusion à Platon et au rôle que ce dernier attribue aux mathématiques. Celui qui grâce à cette étude s’est habitué à se détourner des réalités sensibles pour appréhender les réalités intelligibles que sont les êtres mathématiques devient apte à saisir intellectuellement d’autres Idées indispensables pour connaître le vrai et agir bien, ce qui est le but visé par la philosophie. De la même façon pour Descartes arithmétique et géométrie « traitent d’un objet si pur et si simple qu’elles n’admettent absolument rien que l’expérience ait rendu incertain. » [(AT X, 365)]. Ainsi Descartes reconnaît aux essences mathématiques un type d’être analogue à celui des Idées de Platon. Ce sont des êtres vrais et réels, comme l’essence du cercle, à ne pas confondre avec leur existence imparfaite dans le monde sensible, comme le cercle tracé.
On peut également rapprocher du point de vue méthodique l’ἀπορία, l’aporie platonicienne du doute cartésien, qui permettent à l’esprit de ne pas se contenter des opinions créées à partir de la sensibilité et de découvrir par un retour de l’esprit sur lui-même les semences de vérité qui y sont déposées avant toute expérience. Il y a une antériorité, une innéité, de ce savoir, qui nous permet d’y consentir quand nous le redécouvrons, ce que Platon appelle la réminiscence. Dans son Epitre à Voetius de 1643 Descartes parlant de l’exemple de l’esclave dans le Ménon de Platon affirme : « c’est bien encore du même genre qu’est la connaissance de Dieu.»7.
Nous avons montré des similitudes entre l’argumentation de Platon dans le Phédon pour « prouver » l’existence de l’Egal en soi et la première « preuve » de l’existence de Dieu par Descartes. De même que le manque repéré dans les bouts de bois imparfaitement égaux par rapport au parfaitement égal de l’Egal en soi ne peut l’être que parce que nous avons une connaissance préalable de ce dernier, connaissance qu’aucune expérience n’a pu nous donner, de même la découverte de notre imperfection et de notre finitude n’est possible que parce que nous avons le sentiment de manquer de quelque chose, sentiment qui n’est possible que parce que nous avons de façon innée en nous cette idée de l’infiniment parfait, qui ne peut trouver son origine qu’en le parfait lui-même, c’est-à-dire Dieu.
Enfin nous établissons un parallèle entre le cogito cartésien et le « connais toi toi-même » socratique. En effet dans l’Alcibiade de Platon, il ne s’agit pas seulement de chercher de façon générale la différence entre l’âme et le corps ou de se connaître psychologiquement mais de découvrir ce que c’est que d’être un « soi-même ». Ainsi on peut traduire le γνῶθι σεαυτόν, comme : « reconnais en toi un αυτόν, un soi-même », « reconnais ce qui fait que tu es un je ». Tel l’œil qui se regarde dans un autre œil, pupille contre pupille, trou noir contre trou, dans l’évanouissement de toute qualité individualisante, l’âme se découvre pure vacuité, pure subjectivité non objectivable, pure activité de penser. Il s’agit dans les deux cas d’une intuition immédiate du je évitant justement le dédoublement entre le je qui pense et le moi pensé par ce même je. Cependant alors que le cogito cartésien s’expérimente de façon solipsiste, nous pensons que le « connais toi toi-même » socratique suppose un é-moi réciproque que seul le trouble lié à l’eros peut susciter, expérience unique capable d’établir une réelle intersubjectivité.