Comme l’indique le titre de l’ouvrage1 il me semble que l’expérience intellectuelle de l’évidence chez Descartes n’a pas été suffisamment interrogée dans le rôle essentiel qu’elle joue dans son cheminement tourné vers la recherche de la vérité. Mon dessein est de montrer en quoi elle consiste exactement, comment elle se distingue de la simple certitude, concepts qu’il faudra redéfinir dans le contexte de mon interprétation. Cette nouvelle perspective permettra d’échapper à des problèmes soulevés par de très nombreux commentateurs de Descartes, en particulier celui du « cercle vicieux ».
Ce livre se compose de deux parties distinctes, tant par l’objectif recherché que par l’écriture. La première partie est un commentaire des Méditations Métaphysiques. J’ai voulu y préserver une certaine fluidité permettant de suivre pas à pas la démarche « existentielle » de Descartes. J’ai ainsi renoncé à tout apparat critique, à toute note perturbant ou retardant l’assentiment à une pensée dont je voulais montrer la nécessité. Cependant c’est à l’occasion de ce commentaire que, parfois par une retraduction personnelle, et m’appuyant sur cette expérience de l’évidence, j’interprète des éléments essentiels de la pensée de Descartes, comme la portée du doute, le Cogito, « la règle générale » de vérité, les différentes « preuves » de l’existence de Dieu, d’une façon, me semble-t-il, différente, de tous les grands commentaires de Descartes dont j’avais connaissance. C’est ce qui m’a poussée à faire une seconde partie intitulée « Controverses », où je reprends de façon critique sur des points particuliers et avec une perspective beaucoup plus technique certains commentaires connus de Descartes. Cette entreprise se poursuit dans un autre livre consacré à Descartes, Descartes penseur pré-critique ou platonicien ? Il est clair que je ne revendique à ce sujet aucune exhaustivité et mon propos ne vise qu’à tenter de comprendre et accompagner cette pensée, qui a l’ambition de nous mener au vrai.
I : Les Méditations Métaphysiques
Certitude et évidence
C’est à l’occasion du commentaire de la Première Méditation, que m’est apparue l’importance de la distinction de ces deux concepts de certitude et d’évidence. Je prends la certitude comme cette impulsion subjective à croire quelque chose comme vrai, à l’opposé de l’évidence, qui s’impose objectivement à celui qui en fait l’expérience, dans la mesure où il lui est impossible de douter de la véracité de ce qu’il est en train de penser. Pour faire court cette première certitude est ce que l’on pourrait appeler la créance et l’évidence l’indubitable au sens strict. Je distingue cette certitude de celle qui accompagne l’évidence, lorsqu’elle a perdu son caractère éphémère en étant validée par le Dieu vérace, ce que Descartes appelle « la science certaine ».
Je repère la différence entre ces deux concepts, lorsque Descartes, après avoir douté de l’existence du monde extérieur et de son propre corps, considère la science mathématique. En effet il commence de cette façon : « Comme je juge quelquefois que les autres se trompent au sujet de choses qu’ils croient savoir avec le plus de perfection […] ». Le doute qu’il déploie ici par rapport aux vérités mathématiques n’est pas vécu à partir de sa propre expérience de pensée, car fondamentalement il lui serait alors impossible de douter de leur véracité, car comme il le découvrira dans la Deuxième Méditation elles relèvent de l’évidence, qui ne sera explicitement expérimentée qu’au moment du cogito. C’est pourquoi il recourt aux autres et à l’expérience qu’il a déjà faite que des autres peuvent se tromper, alors qu’ils croient savoir, pour affirmer que le doute est permis même concernant la science mathématique. Il s’agit donc d’un doute qui ne remet pas en question la capacité de l’esprit humain à atteindre des vérités indubitables ni le statut des vérités mathématiques comme idées innées. Fondamentalement il est impossible de douter de ce qui est évident, puisque justement il se manifeste comme ce qui résiste à tout doute, comme indubitable. Ceci permet de comprendre la méthode de Descartes, qui vise justement à pousser une forme de doute de façon paroxystique à un moment où l’évidence n’a pas encore été expérimentée, ce qui lui permet de découvrir comme résidu inattaquable l’indubitable, qui se manifestera alors comme évident.
A partir du moment où plus rien n’échappe apparemment au doute, grâce à ce subterfuge de la référence aux autres hommes, et à l’hypothèse d’un Dieu, qui ferait en sorte que je me trompe, une nouvelle étape apparaît dans cette Première Méditation, le recours au Malin Génie. Je montre qu’on aborde ici une étape nouvelle, qui ne relève plus de la chaîne argumentative des hypothèses convoquées précédemment dans cette entreprise du doute généralisé, une étape méditative, qui a pour but de parvenir psychologiquement à vivre ce doute, alors que tout incite à continuer à croire. Grâce à ce dernier artifice tout ce qui était considéré comme douteux sera considéré comme faux.
Le cogito et la compréhension de ce qu’est l’évidence
Le cogito revêt une importance toute particulière, puisqu’il est la première expérience d’une évidence qui s’impose à l’esprit et qui permet rétrospectivement de la distinguer plus clairement de la simple certitude. Pour comprendre exactement comment il donne lieu à une évidence et donc revêt de ce fait un caractère absolument indubitable, il faut suivre le texte de la Deuxième Méditation de façon très précise et reprendre de façon critique la traduction du Duc de Luynes. Toutes les références à « mon esprit » n’ont ainsi aucun sens avant la découverte du cogito. D’autre part tant qu’on fait référence à un Dieu qui pourrait me tromper, auquel cas il faudrait que j’existe, il ne peut s’agir d’une évidence, car il s’agit encore d’un raisonnement général et non pas d’une expérience subjective, telle que je prends conscience que, au moment même où je pense, je ne peux en aucune façon nier que j’existe.
Le problème méthodique qui apparaît ensuite est celui de savoir comment utiliser cette découverte d’une première vérité pour en faire une règle de la découverte d’autres vérités, la transformer en « règle générale de vérité ». L’expérience du cogito permet d’affirmer que ce qui la caractérise « c’est une claire et distincte perception de ce que j’affirme ». Est-il alors possible de faire de la clarté et de la distinction des critères de vérité au niveau du début de la Troisième Méditation ? La réponse est négative. En effet « clarté » et « distinction » dont je montrerai qu’elles sont des qualités différentes des idées, que l’on a tort d’associer systématiquement, ont cependant en commun de qualifier objectivement les idées de façon pérenne, alors que pour le moment la reconnaissance d’une idée comme vraie ne peut se faire que par l’impression subjective ressentie à son sujet, dans la mesure où il est absolument impossible d’en douter. D’autre part Descartes remarque que l’évidence ne se manifeste qu’au moment où l’esprit est tourné vers ce qui lui apparaît manifestement indubitable, mais que dès que cette expérience n’est plus qu’un souvenir pour l’esprit pris par d’autres pensées, elle perd pour lui son caractère nécessaire et qu’il peut à nouveau douter en fonction d’hypothèses anciennes, comme celle d’un Dieu capable de tromper.
Il faut donc découvrir en analysant le contenu de la première évidence, à savoir le « Je pense » et les idées qui sont en lui, une nouvelle évidence, qui puisse transformer cette vérité absolument indubitable, mais éphémère, en une vérité qui vaille en tout temps et en tout lieu. Ce sera l’évidence de l’existence d’un Dieu non trompeur, garant de la vérité.
Les premières « preuves » de l’existence de Dieu
Pour sortir de l’objection du « cercle vicieux » opposée à Descartes dès l’origine par ses premiers commentateurs, il faut comprendre que la découverte de l’existence nécessaire de Dieu n’est pas l’objet d’une « preuve » à proprement parler, mais correspond à une nouvelle expérience intellectuelle et spirituelle d’évidence. Au moment même où l’on considère l’idée de Dieu, elle s’impose à l’esprit, de telle sorte qu’on ne puisse nier qu’elle correspond à l’existence nécessaire de ce qui est pensé à son sujet. En effet on ne peut absolument pas penser Dieu autrement que comme être infini et parfait, dans la mesure où s’il était fini et imparfait, il ne serait pas Dieu. C’est ce qui différencie une idée innée d’une idée fictive, à propos de laquelle on peut à la limite penser ce que l’on veut, puisqu’il s’agit en l’occurrence de laisser libre cours à son inventivité. La première « preuve » de la Troisième Méditation consiste à se reconnaître comme un être fini ayant en lui cette idée d’un être infini, idée dont il ne peut être lui-même l’origine. En effet il s’agit d’un infini en acte à distinguer d’un infini qu’on forgerait en tentant de pousser des qualités au « toujours plus ». Ce « toujours plus » n’est lui-même pensable que sur le fond de cette idée du véritable infini, qui n’étant pas créée par nous, est nécessairement une idée innée, dont l’origine ne peut être que l’être infini lui-même, c’est-à-dire Dieu. Ainsi on ne peut jamais aller du fini à l’infini, mais c’est seulement à partir de ce dernier qu’on peut penser le fini comme manquant de quelque chose. Ainsi cette existence nécessaire de Dieu se donne de façon évidente et immédiate en approfondissant l’expérience du cogito par lequel on se découvre comme être pensant fini et imparfait, pensant cependant l’infini et le parfait.
La seconde « preuve » qui prolonge la première dans la Troisième Méditation repose sur le même levier fondamental : je me vis comme un être imparfait et j’ai l’idée du parfait en moi (infiniment parfait dans la première « preuve », unique parfait dans la seconde). Cette idée n’a pu venir ni de moi-même (car dans ce cas je l’aurais réalisée dans mon être même et je ne me sentirais pas imparfait), ni de mes parents, ni d’une ou plusieurs causes moins parfaites que Dieu. Cette idée n’a pu être mise en mon esprit que par Dieu lui-même. Donc il existe, il a créé mon être et il continue de le créer à chaque instant du temps.
La découverte de l’existence nécessaire de ce Dieu infini et parfait dans la Quatrième Méditation permet maintenant de considérer la clarté et la distinction des idées comme des critères de vérité valant au-delà de l’expérience immédiate de l’évidence et d’en faire une règle générale de vérité. « Toute conception claire et distincte est sans doute quelque chose, et par là même ne peut être tirée du néant, et doit nécessairement avoir Dieu comme auteur. »
L’argument ontologique
La découverte de la nécessité de l’existence de Dieu dans la Troisième Méditation permet de mieux comprendre le statut des idées innées et leur capacité à induire dans notre esprit le sentiment de l’évidence. En effet elles ont leur origine en Dieu et leur contenu ayant leur nécessité propre s’impose à lui, loin donc de pouvoir être constitué par lui. Descartes peut affirmer à propos des choses faisant l’objet d’idées innées : « il s’ensuit que tout ce que je reconnais clairement et distinctement appartenir à cette chose lui appartient en effet.».
Ceci permet de confirmer que la nouvelle « preuve » de l’existence de Dieu, appelée communément « argument ontologique » ne correspond pas à une déduction logique à partir d’un concept mais à la reconnaissance dans une évidence de l’appartenance d’une propriété à la nature de la réalité dont on a une idée innée. Ainsi de la même façon qu’à propos du triangle rectangle il est impossible de nier qu’appartienne à son essence le fait que ses trois angles valent deux droits, il est impossible de nier que l’existence appartienne à l’essence de ce qui s’impose à notre esprit comme idée innée de Dieu. En effet un être auquel manquerait l’existence nécessaire dans son essence ne serait pas parfait et ne serait donc pas Dieu. Là encore c’est la nécessité de la chose qui détermine la nécessité dans ma pensée, me privant de toute liberté de penser autrement.
La comparaison avec l’idée innée du triangle ne doit pas cependant faire oublier la prééminence de l’idée de Dieu sur toutes les autres idées innées. En effet c’est la seule « à l’essence de laquelle l’existence appartienne avec nécessité». Ainsi toutes les « preuves » de l’existence de Dieu, se suffisent à elles-mêmes et reposent sur la même expérience de l’évidence, dans laquelle la vérité, ici l’existence nécessaire de Dieu, s’impose à l’esprit de façon immédiate à la seule condition d’ accepter de l’envisager attentivement.
Dieu, comme fondement du vrai, et donc de son immuabilité, peut dorénavant permettre d’affirmer que ce que l’on pense vrai de façon claire et distincte le demeure de toute éternité, même si on détourne sa pensée de lui et n’en ressent donc plus dans l’évidence la nécessité présente. Ainsi l’évidence dans la mesure où se révèle en elle une vérité indubitable ne peut par définition être soumise au doute et donc se suffit à elle-même sans avoir besoin de Dieu pour en être le garant. Descartes échappe ainsi à l’objection du cercle vicieux, car il n’est pas nécessaire d’avoir prouvé que Dieu existe, pour pouvoir « prouver » que Dieu existe, puisque son existence nécessaire se donne indubitablement dans une évidence immédiate. Dieu permet simplement que cette vérité demeure même quand on ne la « vit » plus dans l’évidence, qui ne peut être que momentanée.
II : Les controverses
A propos du doute cartésien
Nous nous opposons à la thèse de Jean-Luc Marion qui exclut du doute l’existence du corps propre, thèse exposée dans son écrit Sur la pensée passive de Descartes, dans le § 3 L’indubitable et l’inaperçu. Descartes doutant des objets du monde extérieur aurait soustrait de ce doute le corps propre ou meum corpus. C’est la proximité avec soi-même qui empêcherait d’en douter, laissant penser que c’est la proximité avec soi-même qui permettrait également d’accéder au cogito, ce qui n’est vrai ni de l’un ni de l’autre. Au contraire comme le suggère l’argument du rêve et non le recours au malin génie, comme l’affirme Jean-Luc Marion, on peut mettre en doute l’existence de tous les corps, le sien compris. En effet dans le rêve on peut ressentir comme en notre propre corps des sensations, dont on s’aperçoit au réveil qu’elles ne correspondaient à aucune réalité. Même si le ressenti est vrai, il est tout à fait possible, qu’il ne corresponde à aucun corps réel, mais à une simple image dans l’esprit.
Nous n’acquiesçons pas non plus à sa thèse défendue dans ses dans ses Questions cartésiennes, dans le chapitre La Méthode en métaphysique, selon laquelle le doute hyperbolique de la Première Méditation ne porterait que sur les « natures simples » matérielles, et non pas sur les « natures simples » intellectuelles ou communes. Nous comprenons l’hésitation de Jean-Luc Marion à considérer qu’on peut douter de certaines de ces « natures simples », tellement elles semblent évidentes et tellement elles sont nécessaires, dès que l’on veut penser. Cependant on ne peut pour parler vulgairement « couper la poire en deux ». En effet dans cette Première Méditation il est nécessaire d’affirmer que Descartes remet absolument tout en doute, même les vérités mathématiques, puisque son but est d’aboutir à l’indubitable qui n’apparaîtra que dans la Seconde Méditation à l’occasion du cogito. Mais en même temps il faut comprendre qu’il le fait en prenant la précaution de ne jamais en douter en se confrontant subjectivement à ces vérités, car dans ce cas il ne pourrait plus en douter, dans la mesure où il ferait déjà l’expérience de leur évidence. C’est pourquoi il fait référence aux erreurs qu’il remarque non pas en lui-même mais chez les autres hommes. Ainsi par ce stratagème il doute de toutes les certitudes, mais d’aucune évidence. Par là-même on peut dire que Descartes doute de toutes « les natures simples », mais fondamentalement d’aucune. C’est cela qui lui permet d’échapper au cercle vicieux.
Enfin contrairement à la thèse de Ferdinand Alquié dans La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes nous essayons de montrer qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre le doute développé dans le Discours de la Méthode et celui exposé dans la Première Méditation ni dans la présentation du cogito dans ces deux textes.
A propos du rôle de l’hypothèse du « Dieu trompeur » dans la Troisième Méditation
Nous ne pensons pas comme Henri Gouhier dans ses Essais sur Descartes que l’hypothèse du « Dieu trompeur » puisse être interprétée comme la possibilité d’une « falsification originelle », de telle sorte que la vérité ne serait pas la même pour nous lorsque nous disons 2+3=5 et pour Dieu, interprétation très proche de celle de Jean-Luc Marion qui parle à ce propos de « sur-codage épistémologique ». Pour Descartes il est impossible de feindre que ce qui serait vrai pour nous serait faux pour Dieu et inversement. C’est pourquoi quand je fais cette addition, je suis dans une évidence, dont je ne peux pas douter qu’elle soit fausse. Ainsi cette hypothèse du « Dieu trompeur » a simplement pour rôle de faire prendre conscience que cette évidence est éphémère, puisque dès que j’en détourne mon esprit, cette hypothèse ressurgit. Ainsi la preuve de l’existence d’un Dieu non trompeur est nécessaire non pas pour garantir l’évidence présente, mais le simple souvenir d’une évidence non réactualisée dans le présent. C’est alors que l’évidence peut se transformer en « véritable science ».
Et garantir le souvenir ne peut être interprété comme le fait Ferdinand Alquié dans une note de son édition des Œuvres Complètes 2 comme une garantie de la bonne utilisation de la mémoire, car ce n’est pas la fidélité du souvenir à l’idée vraie découverte dans l’évidence qui fait problème, mais le fait que le souvenir ne soit justement pas une évidence présente, qui, comme telle, s’impose nécessairement à l’esprit.
Nous ne suivons pas non plus l’interprétation de Jean-Marie Beyssade dans ses Etudes sur Descartes qui considère que le doute qui se réinstalle au début de la Troisième Méditation s’explique par les effets antagoniques produits par le basculement d’une attitude à l’autre, la première qui tend à considérer le clair et le distinct comme règle générale du vrai et la seconde qui envisage le Dieu trompeur remettant tout cela en question. En effet le doute ne peut être vécu que dans la seconde attitude, alors que dans la première tant que l’évidence persiste aucun doute ne peut s’installer. De plus on ne peut pas affirmer qu’il y a à cette occasion une « rechute de l’ego ». En effet on ne peut considérer que le sort du cogito et celui de la règle générale sont solidaires. En effet le cogito s’est manifesté comme vrai, non pas parce qu’il était clair et distinct, mais parce qu’il était évident. Ce ne sont pas la clarté et la distinction qui font l’évidence, mais c’est l’évidence, qui, quand elle est expérimentée, révèle ces caractères de clarté et de distinction.
Toujours à propos de cette règle générale, nous insistons sur la différence entre ces deux concepts de « clarté » et de « distinction », qui ne peuvent être substitués simplement à celui d’évidence, comme le fait par exemple Jean-Luc Marion dans Questions cartésiennes II. La clarté caractérise une idée qui a le pouvoir d’être très manifeste pour l’esprit dans son « ouverture », quand il y est attentif au sein d’une lumière qui permet cette visibilité. Ainsi dire qu’une idée est claire, ce n’est pas autre chose que de dire qu’elle s’impose à l’esprit dans une évidence. Par contre la distinction est une caractéristique objective de ce qui est pensé, par laquelle elle se distingue de tout autre contenu de pensée. Nous nous opposons également à sa thèse, selon laquelle la règle générale pourrait se déduire de l’ego, interprété comme Je transcendantal. Descartes n’instaure pas non plus une différence entre l’évidence du cogito, qui résisterait à tout et d’autres évidences moins évidentes. L’évidence ne peut qu’être pleine et entière ou elle n’est pas.
A propos des idées innées
Nous ne souscrivons pas à la thèse de Jean Laporte dans son livre Le rationalisme de Descartes, selon laquelle nos perceptions des choses corporelles seraient innées, associée à l’idée que c’est la nature de notre esprit qui permet de forger toutes ces idées innées. En effet il est vrai que l’esprit est habité par nature par des idées « innées », qui correspondent à des natures ou essences immuables et vraies, découvertes par l’esprit en son propre fonds, qui induisent en lui le sentiment de l’évidence, idées que Descartes distingue justement des idées « adventices » idées qui semblent provenir du monde extérieur par le biais des organes des sens, et des idées « fictives », idées forgées volontairement par l’esprit. On peut également affirmer que les « idées adventices » dépendent de la nature de l’esprit humain. En effet ces dernières ne donnent pas à l’esprit la réalité extérieure telle qu’elle est en elle-même, car elles sont le résultat de l’action des « esprits animaux » sur la glande pinéale logée dans le cerveau, de telle sorte que naît dans l’esprit, en fonction de la nature de son rapport avec le corps l’idée de telle ou telle réalité extérieure. Cependant appartenir ou dépendre de la nature de l’esprit n’a pas du tout le même sens dans les deux raisonnements. Dans le second cas nature a un sens particulier défini dans la Sixième Méditation : « Par ma nature en particulier, je n’entends autre chose que la complexion ou l’assemblage de toutes les choses que Dieu m’a données ». 3. Ainsi dire que nos perceptions corporelles dépendent du rapport naturel de notre esprit avec le monde extérieur par le biais du corps, ne peut s’interpréter comme le fait qu’elles soient « innées ».
De plus il est vain de tenter, comme le fait Jean Laporte, de montrer en quoi les idées innées au sens strict sont forgées par l’esprit, quand il réfléchit sur sa propre nature. C’est particulièrement grave, lorsqu’il cherche à argumenter le fait que l’idée de Dieu lui-même serait forgée par l’esprit humain grâce à son « pouvoir d’amplification », alors que Descartes dans la Troisième Méditation explique que cette idée d’un infini en puissance ne peut jamais être à la mesure de l’infini en acte visé par l’idée de Dieu. De plus toute la « preuve » de l’existence de Dieu dans cette méditation repose sur l’impossibilité pour l’esprit humain de l’avoir forgée par lui-même. Nous montrons qu’il est également impossible de dériver l’idée d’étendue des caractéristiques de l’esprit humain.
Nous critiquons de la même façon la thèse très proche de Geneviève Rodis-Lewis dans son livre Le problème de l’Inconscient et le Cartésianisme, qui reprend en particulier l’idée de la formation de l’idée de Dieu par l’amplification des perfections crées qui restent relatives, générée elle-même par l’aspect infini de notre libre arbitre ou volonté. Le fait que les idées innées doivent être explicitées ne signifie pas non plus qu’elles sont forgées peu à peu par l’esprit, mais qu’elles nécessitent, pour que l’on puisse en découvrir la nature, une attention soutenue à leur contenu. Elles s’imposent alors à l’esprit avec leurs propriétés nécessaires.
Enfin nous remarquons l’embarras de Ferdinand Alquié dans La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes lorsqu’il tend à faire des idées innées de simples modes de la pensée, leur refusant le statut ontologique de réalités existant en tant qu’idées hors de notre esprit. Cela l’amène à faire une distinction entre deux types d’évidence, d’une part les évidences « essentielles » correspondant aux différentes idées innées et d’autre part les évidences « ontologiques » correspondant aux existences découvertes par le cogito et les preuves de l’existence de Dieu. Or il ne peut y avoir qu’une évidence, comme expérience psychique d’une vérité indubitable qui s’impose à l’esprit, même si l’évidence nous confronte à des réalités différentes, existence de Dieu, existence du Je, existence des « natures simples » et des essences éternelles. Nous montrons également qu’il est faux de dire qu’on peut cerner le contenu des idées innées, alors que ce serait impossible à propos des existences.
Questions annexes
Nous reprenons l’objection du cercle vicieux déjà soumise à Descartes par Arnaud dans les Quatrièmes Objections, qui repose sur la confusion déjà critiquée entre « évidence » et « idée claire et distincte ». Nous remarquons que dans l’Entretien avec Burman, l’autre objection faite par Burman tient compte du fait souligné par notre interprétation qu’il est impossible de douter de l’évidence quand nous y sommes attentifs, et que la « preuve » de l’existence de Dieu, en tant qu’évidence, se suffit à elle-même sans avoir besoin d’être garantie par ce Dieu dont nous prouvons l’existence. En effet il soutient que comme la démonstration de l’existence de Dieu a une certaine longueur, elle ne peut subsister toute entière dans le moment de l’évidence. Mais Descartes lui répond qu’il est tout à fait possible de penser plusieurs choses à la fois. L’« évidence actuelle » ou immédiate, ne signifie pas qu’elle se réalise dans un instant punctiforme coupé du passé et du futur.
Nous nous interrogeons ensuite sur la part d’implicite que comporterait l’évidence. Il est clair que pour Descartes un tel implicite existe. Des notions innées soutiennent la pensée, et la contraignent, même si elles ne sont pas explicitées, comme les notions de vérité, d’existence par exemple, sans lesquelles l’expérience même du cogito n’aurait pas de sens. Mais on ne peut pas affirmer, comme Jean-Marie Beyssade dans l’article des Etudes sur Descartes, Un entretien avec Burman RSP ou le monogramme de Descartes, que l’implicite qui est à l’œuvre dans le cogito, c’est la formule « pour penser, il faut être ». En effet le cogito ne peut en aucune façon reposer sur une telle proposition, bien qu’universelle, car le cogito est une expérience, qui se vit à la première personne, comme nous l’avons montré.
Nous refusons également la thèse de Ferdinand Alquié, toujours dans La découverte métaphysique de l’homme, selon laquelle il y aurait une hiérarchie des évidences, dans la mesure où elles résisteraient plus ou moins au doute. En effet toutes les évidences, par définition, sont indubitables. On peut seulement envisager que certaines se découvrent plus facilement que d’autres.
Nous terminons en montrant que ce que Jean-Luc Marion affirme dans le chapitre de Questions cartésiennes II, intitulé Pascal et la « règle générale » à propos de la pensée de Pascal pour la distinguer de celle de Descartes, aurait très bien pu s’appliquer à la pensée de ce dernier. On ne peut pas en effet considérer comme Jean-Luc Marion, que l’évidence cartésienne est « toujours déterminée pour et par un ego » et l’opposer ainsi à la vérité « nécessairement réglée sur la chose même ». Pour Descartes c’est justement la vérité de la chose même qui s’impose à l’ego dans l’évidence. C’est pourquoi il nous semblerait tout à fait légitime de dire à propos de Descartes ce que Jean-Luc Marion affirme à propos de Pascal : « l’évidence […] éblouit (ou déroute ) la « raison ». »
Ainsi il est temps de reconnaître, que contrairement au mythe d’un « rationalisme » cartésien, Descartes nous indique clairement un chemin où l’esprit se trouve, s’il y est attentif, interpellé par quelque chose, qui dépasse tous les efforts constructifs de la raison. Pour cela il faut accepter de se soumettre « à la lumière de l’évidence ».
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